AVEC LE PARADIS AU BOUT

Comme devant une grande fresque contemporaine, de la chute du Mur de Berlin à aujourd’hui, les souvenirs reviennent, les émotions aussi. Ou étais-je quand j’ai appris que le rideau de fer se levait, qu’ai-je ressenti quand j’ai vu à la télé les allemands arracher le mur de la honte et chanter “Wir sind das Volk” ? Les espoirs de paix n’ont alors jamais été aussi grands.

Depuis, c’est comme si la terre n’en finissait plus de convulser, de regretter d’avoir ainsi pu espérer naïvement mettre un terme final à ces années de froid, et elle tremblera plus fort encore, vomissant ses débris à la face de ceux qui avaient tant espéré.

Tableaux de ces 3 dernières décennies où tout est allé plus vite, plus sale, plus anxiogène et plus vertigineux. Un monde, le nôtre, qui nous est raconté par ses enfants devenus adultes, et qui en rapportent les craquements avec leur joie, leur désespoir et leurs envies.

Dans tout cela il y a de la belle étoffe pour le théâtre, de la matière à rêver, à chanter, à rire et à pleurer, que Florian Pâque et ses complices ont magnifié en symphonie scénique… avec le paradis au bout ?

”Toutes les bonnes choses ont une fin, les mauvaises n’en ont jamais” … mais il y a des exceptions!

Trois bonnes raisons (non, quatre plutôt) d’aller voir AVEC LE PARADIS AU BOUT:

1. C’est un miroir de couleurs, de rythme et d’émotions, qui nous plonge dans nos 30 dernières années avec le regard de ceux qui sont nés dedans

2. Une mise en scène qui ne s’oublie pas, une écriture politique drôle et poétique, une interprétation collective réjouissante et pétillante de vie par des comédiens passionnés qui jouent tout comme si c’était la dernière fois

3. élue MEILLEURE CREATION 2017 par le Cours Florent … mais ce n’est que le début, c’est sûr !

4. du théâtre qui donne envie d’aller au théâtre et d’en faire, encore et encore

5. Vite! Vite! Vite! Ce spectacle est une pépite qui scintille de purs moments de grâce

… ah, c’était 5 en fait, et vous allez sûrement y rajouter les vôtres !

 

Du 5 au 28 Juillet 2019 au Théâtre le Grand Pavois à 20h00

Metteur en scène: Florian Pâque
Interprètes : Tiphaine CANAL, David Guez, Florian PÂQUE, Lisa TOROMANIAN

COMPAGNIE DU THÉÂTRE DE L’ECLAT

 

2h14 – voyage en adolescence

On l’a tous connue, traversée, heurtée, certains s’y sont mêmes fracassés. Et pourtant on l’a tous oubliée, écartée, zappée. Consciemment ou inconsciemment. On la regarde avec agacement, consternation, avec peu d’indulgence parfois, souvent sans être capable de lui parler vraiment. L’ADOLESCENCE.

Le texte de David Paquet est efficace, précis, rythmé. Il jaillit comme un cran d’arrêt. Il nous parle d’histoires d’aujourd’hui, racontées par des jeunes d’aujourd’hui; rien n’est caricatural, tout est proche, concernant … et vrai.  Marie-Line Vergnaux est une metteure en scène qui doit sacrément aimer ses acteurs, à voir la façon dont elle les rend beaux et lumineux sur le plateau du théâtre. Elle leur offre une mise en scène moderne, vivante, vivifiante et rythmée, nourrie par ce qui l’a façonnée elle, “pour se souvenir de ses fantômes, et ne surtout pas oublier ses vivants”. Généreuse et bienveillante, elle anime une troupe résolument collective, dont on sent la solidarité et le plaisir de jouer ensemble.

2h14, David Paquet, Marie-Line Vergnaux, Théâtre du Roi René, Festival off d'Avignon 2017, coup de coeur Pianopanier@Bastien Spiteri 

On est captivé de bout en bout par ces histoires croisées d’adolescents qui jouent, rient, souffrent, se détestent, détestent les autres pour tenter d’un peu moins se détester eux-mêmes, hurlent en silence, se cherchent … nous cherchent. Ces histoires, toutes différentes, se ressemblent et finissent pas s’assembler comme un puzzle. Sans jugement, sans facilité, sans viser de quelconques coupables surtout, on arrive à l’évidence : dans notre monde d’ultra communication, la parole pourtant essentielle est toujours difficile à libérer et « la violence commence là où la parole s’arrête”, pour reprendre les mots de Marek Halter.

2H14 est une pièce qui montre et qui interroge ; elle fait du bien, elle sert à quelque chose. Intelligente, drôle, grave et sérieuse, elle sert le théâtre, ce théâtre réel qui ne doit jamais cesser d’aller à la rencontre de ceux dont il parle.

L’adolescent se cherche, et c’est bien normal ; ne devrait-on d’ailleurs jamais cesser de le faire? 2H14 va trouver son public, et ses acteurs brillants n’ont pas fini de faire parler d’eux !  C’était une pépite du OFF 2017 et ce sera assurément un bijou du OFF 2019.

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=n_ZVJJsz9UQ]

 2h14
À l’affiche de LA FACTORY du 5 au 28 juillet 2019 – 10h14
Auteur : David Paquet
Mise en scène : Marie-Line Vergnaux
Avec : Claire Olier, Pauline Buttner, Marc Patin, Alexandre Schreiber, Arthur Viadieu, Ludovic Thievon, Ninon Defalvard, Barbara Chaulet, Bob Levasseur, Grégoire Isvarine, Camille Plocki

Swann s’inclina poliment : vie et mort d’un amour

La soirée de Madame Verdurin n’attendait que nous pour battre son plein. Les convives habituels sont déjà là, le peintre Elstir, artiste et drôle, si drôle ! à qui Madame Verdurin requiert à intervalles réguliers une des ses plaisanteries si amusantes ! ; Odette de Crécy, pas tout à fait une cocotte, celle à qui Madame Vedurin rappellera plus tard qu’elle vient d’un bordel de Nice, mais pas non plus une femme du monde, et pourtant une beauté qu’on a plaisir à montrer à sa table ; les deux musiciens aussi sont là, un piano, un thérémine, des guitares attendent leur tour. Des chants d’oiseaux guillerets s’entrelacent à des notes électroniques sourdes, déjà inquiétantes. Des orchidées et les oiseaux empaillés mêlent à cet univers sonore leur joliesse et leur étrangeté pour renforcer le trouble naissant.
Et nous, le public en bloc, nous sommes Charles Swann, richissime fils d’industriel, CSP ++++++, chasseur de plaisir, beau parleur, dont on recherche la présence dans les salons en vue.
 

Nicolas Kerszenbaum, adaptateur et metteur en scène, auteur qui aime se coltiner au réel, propose ici une variation pour notre temps autour d’Un amour de Swann de Marcel Proust, autant merveilleuse peinture de la jalousie et du sentiment amoureux que description précise d’ascensions sociales, qui ne sont le fruit que de volontés et d’instincts individuels.
Dans un langage dramaturgique bien d’aujourd’hui, alternent scènes jouées, chansons, voix off, narration au micro. Le récit et le jeu s’entrelacent ; de même les temps se tressent subtilement, du temps du texte au temps du spectacle, intimement mêlés pour inventer un espace qui contient aussi bien le siècle (et les mots) de Proust que le nôtre (et les nôtres). Le décor est chic, moderne : une stylisation tout autant d’une manière de penser la représentation théâtrale que d’une certaine esthétique des élites. Des fourrures, des cols emplumés, apporteront avec eux une ombre d’animalité dans cet univers quasi technologique. Les conversations futiles crépiteront au son des notes de Satie, des moments gracieux naîtront du silence quand les bavardages s’éteindront et les visages se refermeront sur leurs vérités.

Tu entends cette musique, Swann, tu nous regardes et tu nous trouves un peu bêtes,
mais tu entends cette musique et tu renoues avec le désir.

Le portrait d’une société se dévoile, sur le mode de la farce cruelle. Des fioritures parfois parasitent la lecture d’une scène, un couplet de trop fait paraître une chanson moins percutante que les autres, menus écueils qui n’enlèvent rien à l’acuité du regard ! Pourtant, si les rapports de classe, les ambitions, les transfuges sont observés et dépeints avec une pertinente vivacité, c’est dans les affaires du cœur que Swann s’inclina poliment touche au plus juste. Le besoin d’amour taraude tous les protagonistes, vital comme la faim – avidité de se sentir exister aux yeux des autres, besoin de reconnaissance, d’admiration ou d’affection, besoin d’un amour à éprouver aussi, pour sentir la vibration, la pulsation de la vie battre plus fort. Et le revers de la médaille de ces désirs : les hypocrisies des charmeurs, la jalousie des possessifs, la dureté de qui est aimé sans être ému…

 
Les trois acteurs jouent et chantent avec une belle énergie qui n’étouffe pas pour autant leur sensibilité ; avec générosité et justesse, ils s’amusent de leurs personnages mais savent s’abandonner, mettre à nu leurs failles. Sabrina Baldassarra, fantasque et vorace Madame Verdurin, visage mobile, présence lumineuse ; Thomas Laroppe (en alternance avec Gautier Boxebeld), volubile Elstir en guise d’ironique narrateur, puis Swann éperdu ; Marik Renner – étonnante Odette – en particulier laissera en souvenirs tenaces une scène où sa présence fragile et vénéneuse s’impose, masquée/dévoilée par sa silhouette dénudée perchée sur des escarpins, une autre scène, plus tard, où d’un éclat de rire sec elle brisera net un amour.
 
Ainsi va la vie, ainsi va le monde, à la Belle Epoque comme aujourd’hui, on rêve toujours d’autre chose, « c’est comme dans votre jeu : on cherche à survivre, alors on survit, alors on cherche à vivre, alors on vit, alors on cherche la richesse, on cherche la reconnaissance, alors on cherche une petite maison à Malbec ou sur l’île de Ré, pour posséder une simplicité qu’on peut enfin goûter. » ; ainsi va la vie, ainsi va le monde, à la Belle Epoque comme aujourd’hui, les cœurs se lient dans des soupirs émus et se déchirent dans d’âpres et mesquines jalousies… Swann s’inclina poliment, requiem en mode mineur pour des illusions perdues…
 

SWANN S’INCLINA POLIMENT
À l’affiche du 11 • Gilgamesh Belleville à Avignon du 5 au 26 juillet à 22h25
D’après Marcel Proust
Adaptation et mise en scène Nicolas Kerszenbaum
Avec Sabrina Baldassarra, Marik Renner et (en alternance) Gautier Boxebeld ou Thomas Laroppe
Conception musicale Guillaume Léglise
Musiciens sur scène Guillaume Léglise et Jérôme Castel

 

Mots de détenues : lecture de « Une fille sans personne »

Que ces échos arrivent jusqu’à vous, détenues.

Une pièce qui traite des ateliers d’écriture en prison, on se dit « Grand Dieu, le sujet ne m’intéresse que de très loin ». Et pourtant Iris, la détenue, et Camille, l’animatrice d’atelier d’écriture, nous font vibrer pendant tout le spectacle. A travers des échanges épistolaires, des consignes d’écriture très personnelles, des consignes qui ouvrent un champs de liberté ou circonscrivent la vie d’Iris et à travers la production scripturale qui s’en suit, on découvre la vie dépenaillée et pleine de fougue, le destin malheureux, la famille en capilotade qui pourtant continue de structurer, même en prison, et l’histoire tragique d’Iris, une jeune délinquante qui s’est vite retrouvée entre quatre murs, avec des codétenues tout aussi désespérées, dont elle dressera, par écrit, des portraits tout en joie et en finesse.

Au gré des échanges, on apprend également beaucoup du broyant milieu carcéral et en particulier de celui des femmes qui « perdent leur règles, ici », des boulots qu’on peut faire en prison, des suicides qui plombent le moral pour longtemps, des fouilles qu’on ne supporte plus et du mitard qui rend dingue. On a beaucoup d’empathie pour la pétulante Iris. Elle s’interroge également sur l’écriture, l’acte d’écrire, l’impasse de la mémoire, la vanité de l’imagination et le confort des poètes.
Mais pourtant, cet atelier d’écriture, c’est la soupape pour rester vivante, c’est le rendez-vous attendu qu’on ne manquerait pour rien au monde, c’est l’horizon du ciel dans sa cellule. Alors, quand Camille vient à s’absenter, à ne pas honorer un rendez-vous, c’est tout un monde qui s’écroule. Et à la fureur de s’exprimer et de nous renvoyer à la sauvagerie de la prison « qui abîme ».
Camille semble le pilier sur lequel s’appuyer pour ne pas sombrer (ainsi que Jack Kerouac), malgré ses absences répétées et la violence parfois, elle répond aux lettres d’Iris, y prend plaisir, une vraie relation semble exister et elle ne la laisse pas tomber. Pourtant, on découvre finalement que Camille est peut-être la plus faible des deux. Camille malade, Camille isolée, Camille qui se meurt.
 
Une fille sans personne - Carine Lacroix

On notera l’intensité des deux comédiennes et en particulier la présence vocale d’Ann Parkins (Camille) qui nous porte des coups au cœur et à l’estomac. Et on n’oubliera pas les compositions et l’accompagnement à la guitare de Jak Belghit qui colle parfaitement à ce qui nous est dit.
Et à Camille encore de nous laisser dans la circonspection à la fin de la pièce. Camille a-t-elle réellement des problèmes personnels, psychologiques, médicaux ou est-ce la confrontation au milieu carcéral et plus particulièrement à sa rencontre avec Iris qui l’absorbe et l’étouffe ? Peut-on faire ce genre de travail sans se protéger, ce à quoi semble être réduite Camille ? Des questions qui s’ouvrent à la fin de la pièce. Faire écrire les autres n’est pas sans danger.
On se demande comment Corinne Menant mettra en scène cette pièce aux allures statiques de par le choix d’une narration par lettres et on a hâte de savoir.

On souhaite un beau parcours à ce spectacle qui débute sa vie d’artiste.

– Isabelle Buisson –

Une fille sans personne - Carine Lacroix

Lecture de UNE FILLE SANS PERSONNE, éditions L’Avant-Scène
De Carine Lacroix
Avec Corinne Menant et Ann Parkins
Mise en scène Corinne Menant
 
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=DVC7D6HBODk&w=560&h=315]

L’Autre Fille : Comme une gifle sous hypnose qui divulgue l’absence

Dans L’Autre Fille, Annie Ernaux s’interroge sur l’absence de sa sœur Ginette, morte à l’âge de 6 ans, avant sa naissance et sur la présence et l’ampleur qu’a prise cette absente dans sa vie jusqu’à devenir présence et jusqu’à recréer des liens antérieurs qui la feraient revivre.

Annie Ernaux creuse l’écriture, somme indirectement ses parents qui ne lui ont rien dit, inspecte les objets qu’elle a toujours crus siens et qui ont eu une première vie avec Ginette, regarde les photos, comme à son habitude, rares photos de Ginette qui l’empoisonneraient presque jusqu’à une jalousie grandissante. Elle tourne autour de la place de l’absente indétrônable en quelque sorte. « Lutter contre la longue vie des morts ». Car il est vrai qu’il n’y a pas plus présent qu’un mort, dont on ne se débarrassera plus puisqu’il ne pourra plus mourir. Son souvenir, son absence, à tout jamais nous hanteront. Et cela, Annie Ernaux nous le donne à voir avec rectitude, avec des mots choisis et ses interrogations, et Laurence Mongeaud s’en empare pour nous le faire entendre sans équivoque.

Ça commence par cette phrase terrible qui n’est pas destinée à Annie et pourtant qu’elle entend pareille à une révélation de ce qu’on lui avait caché pendant tout ce temps. « Elle était plus gentille que celle-là », bribes de conversation d’épicerie qui tomberont dans l’oreille d’Annie, elle sait qu’on parle d’elle, elle comprend soudain qu’elle n’est pas considérée comme gentille par sa mère et qu’une autre avant elle a été plus gentille qu’elle. Phrase terrible comme une gifle sous hypnose qui divulgue l’absence d’une antériorité qu’Annie ignorait et d’un jugement et d’une comparaison qui lui sont défavorables.

De creusement en glissement, Annie Ernaux nous invite à disséquer le langage et on découvre les phrases de l’enfance qui nous marquent « Tu nous coûtes les yeux de la tête ». On se demande, comme Annie Ernaux, pourquoi elle n’a jamais interrogé ses parents sur Ginette. « Aujourd’hui seulement, je me pose la question pourtant si simple, qui ne m’est jamais venue, pourquoi ne les ai-je jamais interrogés sur toi, à aucun moment, pas même adulte ni mère à mon tour ». Ni même le jour de l’enterrement du père au caveau couché à côté du plus petit de Ginette. Les terribles secrets de famille…

Annie Ernaux s’enfonce de plus en plus à vouloir comprendre cette présence-absente, à vouloir soulever les caveaux et à disséquer les corps et les âmes. « … il me semble avancer dans une contrée tourbeuse où il n’y a personne, comme dans les rêves, devoir franchir, entre chaque mot, un espace rempli d’une matière indécise. J’ai l’impression de ne pas avoir de langue pour toi, pour te dire, de ne savoir parler de toi que sur le mode de la négation, du non-être continuel. Tu es hors du langage des sentiments et des émotions. Tu es l’anti-langage ». Comment parler d’une voix qu’on n’a jamais entendue qui ne nous hante que par l’image. Peut-être que si Annie Ernaux avait disposé d’un enregistrement sonore de sa sœur les questions et les obsessions auraient été différentes ?

Ce récit, cette adresse étrange à une morte, à soi-même et à tous les autres d’Annie Ernaux vient nous toucher et nous émouvoir par son universalité et ses petites touches très justes comme revoir un territoire de l’enfance et le trouver, a posteriori, petit. « Tout correspondait, en plus petit, à mon souvenir », dira-t-elle de la maison d’enfance.

Pas évident de mettre en scène un texte si littéraire où Laurence Mongeaud et Nadia Rémita prennent le parti de la femme cynique et révoltée et à Laurence Mongeaud de s’envoyer cette autoroute de texte sans anicroches et de nous le restituer dans la hargne parfois et la puissance aussi.

Les quelques éléments de décor participent à la sobriété du texte comme cette petite tombe de livres et de fleurs sur laquelle se termine la pièce presque comme un mandala ou, il faut bien y penser, à une tombe d’enfant avec ses fleurs éternelles. Des chansons déjantées nous montrent la face destroy et peu moins retenue que dans ses écrits, de l’Annie qui n’est pas une sainte contrairement à Ginette.

L’émotion nous emplit au fil du monologue jusqu’à nous faire monter les larmes aux yeux.

Un spectacle singulier en seul en scène innovant.

– Isabelle Buisson –

L’AUTRE FILLE
D’Annie Ernaux
Mise en scène : Nadia Rémita
Avec Laurence Mongeaud
Studio Hébertot jusqu’au 19 juin 2019 (mardi et mercredi 21h)

“Cueillis” par un garçon d’Italie

Quelques rares spectacles vous font comprendre, dès les premières secondes, que vous ne regretterez rien, que la banalité ne sera pas de mise. Qu’il n’y aura de place que pour la beauté, même la plus simple. Un garçon d’Italie est de ceux-là.

Tout commence par le discours d’un mort, calme et apaisé. Ce jeune garçon, retrouvé noyé, c’est Lucas. Son décès, si soudain, va bouleverser le destin de ses deux proches les plus intimes : sa compagne Anna et son amant Léo, un jeune prostitué. Accident ? Suicide ? Meurtre ? À ces questions sans réponse se joignent l’incompréhension, la détresse, et la plus terrible de ces interrogations : comment faire face.

Ce texte de Philippe Besson, d’une telle simplicité qu’il est nécessaire d’en souligner l’originalité et la beauté profonde, transporte. L’adaptation de Mathieu Touzé est juste et fidèle. Quant à la mise en scène, sa sobriété, l’absence d’artifice superflu, subliment ce texte qui marque et émeut. Nul besoin d’encombrer, d’interférer par quelque outil ce qui parvient à frapper au plus profond le spectateur. Si simples, si beaux, si universels, sont ce récit et l’interprétation sans faille de ces trois monolithes. Cela suffit. À eux seuls, les trois comédiens polyvalents qui chantent et jouent si juste, émeuvent et marquent.

Mathieu Touzé, l’artisan polymorphe et talentueux de cette pépite, campe un personnage touchant, empli de candeur et de poésie. Il laisse tour à tour paraître regrets et résignation. Estelle N’Sende est la figure de l’amoureuse endeuillée digne et forte. Son jeu délicat laisse deviner la blessure saillante qu’elle tente de cacher. Enfin, Yuming Hey livre une performance digne des plus grands – forte, lyrique, subtile ; il est tour à tour infaillible puis terriblement vulnérable, il chante, il semble danser, flotter, il nous cueille…

Nathan Aznar

UN GARÇON D’ITALIE
D’après Philippe Besson
Mise en scène : Mathieu Touzé
Avec : Estelle N’Tsendé, Yuming Hey, Mathieu Touzé
Théâtre de Belleville jusqu’au 28 mai 2019

crédits photos : Christophe Raynaud de Lage

Le Pas de Bême, un petit pas de côté en direction de la liberté

Bême est un adolescent studieux et agréable qui, bien que tout à fait intégré et adapté à son environnement, rend des feuilles blanches à la fin de chaque devoir sur table. Bême prend alors la figure de celui qui refuse d’obéir, sans agressivité, avec même une certaine douceur, à l’instar du Bartleby d’Herman Melville qui “préférait ne pas”. Née d’un travail sur la figure de l’objecteur, telle qu’elle est donnée à voir dans toute l’œuvre de Michel Vinaver, l’histoire racontée est celle de l’exploration des conséquences de l’objection, chez Bême lui-même, et dans son entourage.
Le Pas de Bême photo
© Martin Colombet

En quadrifrontal, on croit encercler la scène.
On croit, seulement – espace en miroir, troublé, et troublant.

Les comédiens sont installés parmi les spectateurs du premier rang, deux hommes, une femme. Parfois, un qui n’est pas en jeu redeviendra un spectateur comme les autres. Parfois, les spectateurs au regard distrait poseront les yeux sur un autre spectateur ou sur un acteur de la même manière, avec la même curiosité… Les rôles glisseront de l’un à l’autre avec une fluidité et une précision rares; professeurs, parents, camarades, Bême, son amoureuse, sans artifice, chaque comédien – hommes ou femme, le blond émacié au sourire lumineux, le brun au corps charnu à la voix tendre, la femme menue à l’œil cerné mais vif, tous d’une grande justesse – sera les uns ou les autres sans qu’il y ait jamais confusion. Un soupçon d’autorité en plus dans la voix, un rien de douceur ou de féminité, une ombre de provocation, tout de suite le personnage surgit.

Le cas de Bême, ou la question du refus.

La désaffection de Bême fait tout bouger autour de lui. Ce creux qu’il crée change ce qui sinon aurait continué, tout bêtement, sans cette interrogation aiguë, cette possibilité du “pas”, du pas de côté que Bême fait naître comme malgré lui. Les auteurs ont-il eu une jolie expérience de l’école ? ils offrent ici à son rétif Bême le regard très bienveillant et intelligent du corps professoral. Les parents cherchent ce que leur ado essaye de leur dire par ce silence de l’écrit, ses copains lui inventent des ruses pour tromper les profs ou tenter de tromper sa propre incapacité, les profs inventent de nouvelles règles pour ne pas punir ce bon élève… “peut-être que le problème n’est pas la réponse, mais la question ?” Il faut trouver la bonne question, aller le chercher, trouver le bon sujet : “faire son devoir, est-ce un choix ?” “qui en moi parle ?”… Fantaisie et absurde aèrent le propos et amènent le sourire au milieu des interrogations.

Bême, ce qu’il fait, c’est de la poésie. Il nous apprend à voir plus loin que le bout de notre feuille.

L’objection de conscience, le refus, l’abandon de Bême éveille, réveille, contraint chacun à s’interroger. Avec délicatesse et intelligence, “Le Pas de Bême” ouvre une porte vers une liberté discrète, une poésie muette, nous apprend que “comme la terre tourne, même si on ne bouge pas, on bouge”.

Le Pas de Bême affiche

Le Pas de Bême
A l’affiche du Théâtre de la Tempête du 7 au 26 mai
Une création de la Compagnie Théâtre Déplié
Mise en scène et écriture : Adrien Béal, avec la collaboration de Fanny Descazeaux
Jeu et écriture : Olivier Constant, Charlotte Corman, Étienne Parc
Écriture à la création : Pierric Plathier

Tiens, prends ça dans la gueule

On sait pourquoi Harold Pinter a obtenu le prix Nobel de Littérature en 2005. Célébration est une pièce très particulière, elle donne à penser, même si l’on ne le veut pas, vient nous titiller les profondeurs et nous place dans un no man’s land et un hors temps qui pourrait être ici et maintenant et nous renvoie à quelque chose qui est « Entre les actes » pour citer Virginia Woolf, à un aspect fragmentaire, discontinu, chaotique, brisé.
Le texte de Célébration nous montre l’incommunicabilité d’une jeunesse immémoriale, de sa violence et de ses frustrations.

L’histoire est simple et pourrait se dérouler en Angleterre comme ailleurs, là où translate, d’un soir à l’autre, la jeunesse dorée à travers l’Europe. Dans un restaurant des plus hype se retrouvent, d’un côté deux couples pour fêter l’anniversaire de mariage de l’un d’entre eux et de l’autre, un couple d’amoureux qui fête une promotion. À travers le fil discontinu du texte, on se rend vite compte que les amis sont de vraies hyènes. Le couple qui fête son anniversaire est composé d’une femme frustrée que son mari n’aime pas et qui lui impose sa violence physique. Les attitudes corporelles de la comédienne (Orane Pelletier) nous montrent toute la violence rentrée de cette femme, la manière dont son corps s’est peu à peu fermé à toute communication, la manière dont elle fait barrière –toutes les postures, chez tous les comédiens, sont calculées au millimètre, jusqu’à former des archétypes. Quant au mari, c’est un butor, conseil en stratégie, comme son frère présent, qui ne rêve que de baise, que de prendre, mais surtout pas avec sa femme qu’on imagine trompée allègrement, il est quelque part entre la violence du désir et le mal incarné. C’est un animal qui cherche d’autres animaux femelles pour assouvir ses pulsions. A l’autre table, un couple se retrouve pour fêter une promotion avec des conversations là aussi tout aussi décalées. On découvre vite que l’homme a des pulsions étranges et incontrôlables, tandis que la femme, vit, elle aussi, avec la partie la plus archaïque de son cerveau et s’aime en animal irrésistible mais victime de la violence et du pouvoir des hommes.

La mise en scène est formidable, rien n’est laissé au hasard, tout est tableau, image, cadre recomposé, à-plats puis déchirures, temps suspendu et tension extrême, le tout avec des morceaux de musique destroy ou des chansons populaires italiennes qui voudraient nous faire croire à la dolce vita. Un tableau est particulièrement impressionnant et bien que situé presque à la fin de la pièce, il fait définitivement adhérer, dans son entièreté, à cette comédie grinçante, si on avait eu des doutes : les personnages figés immobiles sur et autour d’un canapé. Les deux animaux sexuels côte-à-côte, se sont rassemblés au cours de la soirée, lui s’échoue sur elle avec ses dernières forces et elle, le maintient près de son ventre ou de son sexe, posture maternelle ou délirium sexuel, on ne sait plus trop, ils dorment ou somnolent, tête et corps abandonnés, presque disloqués. Les autres assistent à ce rapprochement, cette aimantation, sans agir, comme des statues ou des témoins à tout jamais silencieux ; des confettis projetés et embarqués dans une soufflerie s’échouent eux aussi sur le couple comme une neige ou plutôt une cendre mortuaire, celle du grand-père du serveur du restaurant qui va, depuis le début de l’histoire, de table en table, pour raconter l’élucubration d’une généalogie inventée à son grand-père qui aurait connu tout le gratin littéraire, hollywoodien et politique des années 20 aux années 40. Ce tableau est renforcé par une musique électrique de fin du monde hypnotisante et des lumières dans les rouges qui ajoutent au caractère de fin de parcours et de décadence de ces individus et de leur soirée.

On notera le soin apporté aux costumes qui donnent envie d’être élégants et aux masques de poudre comme des visages rongés –mais n’en dévoilons pas davantage, pour réserver la surprise- ainsi qu’au jeu millimétré et impeccable des comédiens.
On ne sort pas indemne d’une pièce d’Harold Pinter. Il faut savoir là où l’on en est du bien et du mal en nous. On pourrait penser à La Noce chez les petits bourgeois de Bertold Brecht en assistant à cette représentation, mais les monstrations de perdition nous emmènent au-delà d’une considération sur la bourgeoisie et affirment une modernité dans la forme, tant du texte que de la mise en scène, qui nous surprend et nous emporte.
A voir, si l’on aime avoir de bonnes surprises au théâtre et se sentir réveillé.

  Isabelle Buisson

Célébration
A l’affiche du Théâtre de Belleville du 5 au 28 avril
Texte : Harold Pinter
Mise en scène : Jules Audry
Avec : Quentin Dassy, Francesca Diprima, Léa Fratta, Faustine Koziel, Orane Pelletier, Garion Raygade, Ulysse Reynaud, Marco Santos et Florence Vidal

Anaïs Nin : le mythe de l’écrivain n’a pas pris une ride

C’est une rencontre au sommet que nous propose Wendy Beckett, celle d’Anaïs Nin, Célia Catalifo, d’Henry Miller, Laurent Maurel et de June Miller, Mathilde Libbrecht, la femme dévergondée et insatiable d’Henry Miller.
Ce sont des rencontres de têtes autant que de corps, où la littérature et la psychanalyse dominent les relations, où la sexualité n’est qu’un faire-valoir pour mieux s’emparer puis se libérer de l’autre. L’autre sera pour Anaïs Nin, d’abord June Miller qui sera sa maîtresse puis Henry Miller qui sera son amant. Comment sortir désormais de cette triangulation ?
 

 
Anaïs Nin est une bourgeoise qui a les moyens de son indépendance. Elle écrit, publie elle-même, avec presse et encre – encre qui lui tâche les mains et fait d’elle une travailleuse -, ses textes, pour ne pas être réduite à la classification de littérature érotique dans laquelle ses éditeurs veulent la maintenir pour faire du chiffre. Elle consulte Otto Rank, Laurent d’Olce, son psychanalyste avec qui elle évoque sa solitude, son père, également Laurent d’Olce – très inquiétant dans ce rôle – qui fut son Dieu puis qui l’a abandonnée, abandon dont elle ne s’est jamais remise. Mais quand son père surgit dans sa vie de femme, elle le repousse, elle n’est plus prête à s’ouvrir à lui, à demeurer sa « fifille ». Aujourd’hui, elle est une femme indépendante qui construit sa vie de femme et se dédit des hommes dont, dit-elle, elle n’a pas besoin. Pourtant, on ne sait pas si son père est réellement venu la voir ou si elle a fantasmé sa visite. C’est une sorte de combat qu’elle mène avec une part d’elle-même pour ne plus subir l’emprise mortifère de son père.

On est un peu loin du mythe qu’on imagine de la relation puissante d’Anaïs Nin et d’Henry Miller. Miller parait dominé par Anaïs, pas tout à fait à la hauteur de ce que sera « Sexus » ou le « Tropique du Cancer ». Anaïs Nin, même si elle a marqué l’histoire des femmes, du féminisme et de la littérature en reste à beaucoup d’intellectualisme et de familialisme et incarne cependant son œuvre et nous surprend comme elle surprendra Henry Miller. Anaïs Nin voulait dire, dans la langue la plus poétique possible, son intériorité et son intimité, sans fard, aux yeux de tous, se moquant de la morale dans laquelle elle évolue pourtant, trouvant son compte dans un monde comme dans un autre, libre de toute appartenance « Je n’appartiens qu’à moi-même ». Or, dans cette pièce, Henry Miller semble être le jouet des femmes, qu’il s’agisse de June ou d’Anaïs.
Anaïs Nin met en avant son travail d’écriture avant tout et elle ne lâche rien sur ce terrain, c’est ce qui fait sa multiplicité, son indépendance, son combat. Elle veut écrire et elle écrit. C’est bien le message qu’elle nous lègue, en particulier, à nous, les femmes.
 

 
On notera tout le soin apporté au décor, avec un vrai phonographe sur scène et peut-être une vraie machine à écrire Underwood, objet symbolique de prêt entre Henry et Anaïs, à la lumière, à la musique et aux costumes velours magnifiques d’Anaïs et de fox trot de June. Tout est élégance, jusqu’aux projections sur un œilleton géant de papier, une sorte de camée géant, de lucarne de l’écrivain, sur laquelle des photos, du texte, des ombres chinoises et d’étranges montages photographiques symbolisant les peurs d’Anaïs apparaissent au gré de l’histoire qui se déroule.
Quant au jeu des comédiens, lorsque l’on voit arriver Célia Catalifo sur scène, on se dit que cette petite bonne femme n’aura pas la carrure d’endosser le mythe d’Anaïs Nin et l’on change vite d’avis, car de ce corps frêle aux épaules étroites émerge l’intransigeance du caractère d’Anaïs Nin et bientôt Célia Catalifo est plus que crédible et nous perce de son regard noir. Le charisme de Mathilde Libbrecht n’aura échappé à personne. L’accent délicieusement américain de Laurent Maurel pourra rappeler des interviews de Miller, seule sa stature serait un hic pour incarner parfaitement le corps si grand d’Henry Miller. Mais pas facile d’endosser la stature de géants tels que ceux-là. Et le mérite leur revient de nous faire croire qu’Henry, Anaïs et June sont bien présents devant nous, avec l’époque qu’ils portent, leur liberté et leur intransigeance.

  Isabelle Buisson

 

« Anaïs Nin – Une de ses vies »
De et mis en scène par Wendy Beckett
Avec Cécilia Catalifo, Laurent Maurel, Mathilde Libbrecht et Laurent d’Olce.
Au Théâtre de l’Athénée, du 13 au 30 mars à 20h.

Photos Emilie Brouchon
 
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Je suis venu te dire que je m’en vais

1661 – Molière a bientôt 40 ans. Après avoir fondé l’Illustre Théâtre, en compagnie de Madeleine Béjart, et sillonné les routes de France, le voici à Paris à la tête de la troupe de Monsieur, frère du Roi. Il vient de donner, avec quelque succès, « l’Ecole des Maris ». Il s’apprête à écrire « les Fâcheux », une commande de Fouquet, qu’il jouera à Vaux-le-Vicomte. Bientôt viendra « l’Ecole des Femmes ». Madeleine, « la Béjart », partage la vie de Jean-Baptiste. Tour à tour muse, amante, sœur, confidente, conseillère artistique, elle est le pilier essentiel de Molière. Il y repose ses angoisses, ses doutes d’artiste. Elle l’accompagne dans ses succès, ses enthousiasmes, ses excès. Cependant, l’harmonie, peu à peu, se fissure. Car Molière en aime une autre. Et pas n’importe laquelle. Armande, la propre fille de Madeleine.

C’est un épisode essentiel de la vie de Molière que nous donne à voir Gérard Savoisien. Un épisode qui a fait couler beaucoup d’encre, du propre vivant de Molière, comme depuis plus de quatre siècles. Cette liaison, scandaleuse pour l’époque, montre l’auteur de « Tartuffe » sous un jour peu amène, capable de quitter son soutien indéfectible pour une jeune comédienne de vingt ans sa cadette. Au scandale s’ajoute la controverse, car on n’a jamais su exactement si Armande était la sœur de Madeleine, ou sa propre fille. Voire, même, la fille qu’elle aurait eue avec Molière…

Mademoiselle Moliere Gerard Savoisien Lucernaire

Madeleine : « Ma vérité, c’est d’avoir cru en toi du plus profond de mon être, et voilà ma récompense ? Tu m’as dévorée, Jean-Baptiste, jusqu’à l’os. Pire qu’un loup, tu es un ogre ! »

Jean-Baptiste : « Madeleine, l’amour ne se commande pas, il nous commande. »

Pourtant, ce n’est pas à cette controverse que s’attache Gérard Savoisien. Il l’évacue très vite : Armande est la fille de Madeleine, née d’un premier mariage. L’auteur, qui aime disséquer l’intimité d’une relation amoureuse, s’attache surtout à imaginer ce qui s’est joué, précisément, à ce moment-là, quand Jean-Baptiste a décidé de rompre avec Madeleine.

Il s’agit donc, surtout, de l’anatomie d’une rupture, dans le contexte artistique de l’ascension du génie de notre théâtre. Il ne s’agit jamais d’un exercice didactique ou documentaire. Savoisien n’est pas un historien, il est avant tout un brillant dramaturge. Il créé ainsi de vraies situations de théâtre, un affrontement à fleuret moucheté, où, l’on sent à chaque instant autant la passion qui a dévoré ces personnages que l’inévitable flot qui va les mener à rompre.

Savoisien avait déjà brillamment accompli la chronique d’une relation amoureuse dans le monde des arts. « Prosper et George », énorme succès, maintes fois joué, nous contait les amours contrariés de George Sand et de Prosper Mérimée – déjà interprété par Christophe de Mareuil qui campe aujourd’hui Molière.

Le pari est, une nouvelle fois, parfaitement tenu.

Mademoiselle Moliere Gerard Savoisien Lucernaire © Lot

Madeleine : « Moi, je sais ce que j’aurais été sans toi. Celle que tu as connue. Une comédienne libre comme le vent, mais obscure. Je n’aurais pas joué devant le roi, je n’aurais pas fait tourner la tête des marquis… Et puis – oh ! Mon Dieu ! – je n’aurais pas aimé… Non… Pas comme je t’ai aimé…»

La mise en scène d’Arnaud Denis offre aux deux comédiens le terrain de jeu idéal d’un dialogue où la complicité, l’amour, la communion, laissent peu à peu la place à la tension, la souffrance, l’inexorable chemin qui mène à la rupture. Par un simple et habile procédé scénographique, il intègre aussi de délicieux petits moments de « théâtre dans le théâtre ». Les élégantes et chaudes lumières de Cécile Trelluyer offrent également un écrin idéal au texte de Savoisien.

Il faut, enfin, parler des deux interprètes.

Ce rôle de Molière pouvait être difficile à tenir : Molière quitte Madeleine pour Armande, il est d’une totale ingratitude, et Savoisien a placé Madeleine, l’amante délaissée, au cœur de sa pièce. C’est elle qui prend logiquement toute la lumière.

Christophe de Mareuil, pourtant, s’empare avec beaucoup de gourmandise de ce rôle compliqué : son Molière est un être de chair et de sang, truculent dans ses élans, furieux dans ses convictions, touchant dans les doutes d’un artiste qui n’a pas encore écrit ses plus grandes pièces et totalement démuni face à la vague de la passion qui l’emporte irrésistiblement loin de Madeleine.

Face à lui, Anne Bouvier est extraordinaire en Madeleine Béjart. Le rôle écrit par Gérard Savoisien est en or massif, mais il fallait une comédienne orfèvre pour s’en emparer. Et Anne Bouvier dévoile toute la délicate palette de son jeu pour nous émouvoir jusqu’au noir final. Tour à tour piquante, mutine, amoureuse, complice, bienveillante, blessée, digne dans la souffrance, la comédienne, qui avait remporté en 2016 un… Molière pour son rôle dans « Le Roi Lear », brûle les planches.

Il ne faut pas hésiter à découvrir cette « Mademoiselle Molière », en espérant qu’un autre théâtre parisien prolonge ce beau moment, et qu’une tournée puisse porter en régions les amours et les peines de Madeleine et de Jean-Baptiste.

-Stéphane Aznar –

À l’affiche du Théâtre Rive Gauche depuis le 25 janvier, mardi au samedi 19h, dimanche 17h30
Texte : Gérard Savoisien
Mise en scène : Arnaud Denis
Avec Anne Bouvier et Christophe de Mareuil