Mon premier festival d’opéra au Comique : Gretel et Hansel offre au jeune public ses premiers émois lyriques

Depuis sa réouverture au printemps 2017, l’Opéra-Comique peut se vanter d’avoir su trouver sa place au sein du paysage lyrique parisien. Tant dans sa programmation que dans sa communication, cette illustre institution, qui a souvent œuvré à l’ombre de Garnier notamment, ose, propose et innove dans un genre qui paraissait figé, dépassé et en décalage avec le foisonnement et la créativité de la scène parisienne. Véritable électron libre, cet opéra de poche accueille son public, comme à la maison, dans son écrin doré, avec une simplicité appréciable, sans pour autant renier le faste du lieu et l’exigence artistique liée à son histoire.

Avec Mon Premier festival d’opéra, l’Opéra-Comique s’adresse au jeune public, souvent considéré, mais sans raison véritable, comme peu concerné par l’art lyrique. Tout le mois de février, les enfants sont conviés à occuper les fauteuils rouges de la vénérable institution et à assister à une série de propositions artistiques qui leur sont dédiées. L’objectif est à la fois pédagogique puisqu’il vise à faire connaître l’univers opératique dans toutes ses dimensions, la musique, le chant, le jeu, la danse, mais également à communiquer sur de formidables initiatives, notamment la merveilleuse Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique. Ce sont d’ailleurs ces jeunes chanteurs, de 10 à 25 ans, qui sont mis dans la lumière à l’occasion de cette manifestation.

Gretel et Hansel est une adaptation de l’œuvre célèbre d’Engelbert Humperdinck, Hänsel und Gretel. Le fameux conte allemand est entièrement interprété par les jeunes chanteurs aguerris à la scène, donnant un air de kermesse de fin d’année haut-de-gamme à la superbe salle. Quel plaisir de voir les petites têtes blondes courir dans le foyer, où un atelier de respiration et d’exercices vocaux est proposé, se pencher aux balcons pour admirer la foule au parterre, et d’entendre les cris et les rires des familles réunies pour une sortie exceptionnelle.
Sarah Koné, créatrice et directrice de la Maîtrise Populaire, assure la direction musicale et la mise en scène de cet ambitieux projet. À la tête d’un orchestre réduit, elle dirige du bout de sa baguette de jeunes enfants et adolescents encore en apprentissage.

L’opéra jeune public ne rime pas avec économie de moyen, au contraire ! Ici, une large distribution évolue sur les planches dans une très belle scénographie, monumentale et poétique, à l’image de ces légères feuilles d’automne doucement déversées sur les jeunes danseurs pleins d’entrain. Les costumes traditionnels et féeriques reprennent les codes de l’imaginaire enfantin des contes d’Europe de l’Est. La partition est audacieuse et permet de découvrir de belles voix en devenir.

La joie d’être sur scène, ensemble, le travail acharné, l’investissement et l’énergie de ces jeunes artistes nous font oublier les quelques faiblesses vocales et maladresses scéniques. Nous ne sommes pas ici pour juger mais pour se réjouir de voir éclore, en communion, une nouvelle génération de chanteurs et de spectateurs.
Un tonnerre d’applaudissement vient finalement conclure cette soirée remarquable. À n’en pas douter, ce spectacle ravive la foi dans le théâtre, vecteur d’expériences fortes et fondatrices dès le plus jeune âge. Vivat !

Alban Wal de Tarlé

GRETEL ET HANSEL
Opéra-Comique du 9 au 11 février 2019
D’après l’opéra d’Engelbert Humperdinck
Adaptation française d’Henri-Alexis Baatsch et Sergio Menozzi 

Photos : © Stefan Brion

J’ai pris mon père sur mes épaules : une épopée d’aujourd’hui

Fabrice Melquiot (de lui, on en avait aimé M’man, mis en scène par Charles Templon ou récemment Maelström, mis en scène par Pascale Daniel-Lacombe), avec J’ai pris mon père sur mes épaules, répond à une commande d’Arnaud Meunier, nouvelle étape dans leur collaboration déjà riche. Avec L’Enéide en affluent, il “ré-invente une odyssée”, une fable-fleuve qui charrie le monde d’aujourd’hui et les coeurs fragiles et puissants des humains.

Une haute façade, immense, grise, aveugle, opaque. En fond de scène, on voit les murs nus du théâtre, structures de métal, béton cru et réaliste. Anissa – Rachida Brakni, silhouette fine, jeu sans fioritures -, s’adresse aux spectateurs. Le théâtre s’affirme, dans les mots, dans les murs, dans ce sol noir, brillant, miroitant, irréel, dans l’artifice manifeste. La scène est convoquée, comme on convoque un mystère, pour dévoiler la vie.

 

Anissa :
La scène représente mon cœur
Et les processus sombres
Et les processus magnifiques
Qui le font battre

 


 

Un séisme fait trembler les murs de la cité, les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 viennent de faire trembler une société, l’annonce du cancer du père fait trembler la vie du fils.

Dans ce monde qui semble s’effriter de toutes parts, Enée le fils va se faire “le cœur et les épaules” en portant la fin de son père. Car “c’est dans l’ordre. C’est écrit, tu es un fils, les fils voient mourir les pères. Et puis c’est pas triste, on a profité de tout, du beau et du cradingue. Je suis vivant et rien de ce qui est vivant ne peut être sauvé.

Fabrice Melquiot aime et sait donner la parole aux gens simples, à ceux aux destins sans emphase. Il met dans leurs bouches une langue vivante, magnifiquement vivante, mâtinée d’argots, parcourue de lyrismes.

Philippe Torreton – le père, Roch, malade tendre et bravache, Vincent Garanger – Grinch, l’ami de longue date, au cœur d’artichaut tatoué d’une fée Clochette, Maurin Ollès – Enée, le fils, un charme et un naturel à la Reda Kateb, sont remarquablement fins et sensibles dans leur interprétation; ils sont entourés d’une distribution pertinente et juste (Rachida Brakni – Anissa, celle qui aime le père et le fils; Frederico Semedo, Bénédicte Mbemba, Riad Gahmi – Bakou, Céleste, Mourad, la génération d’Enée, les amis qui rêvent d’ailleurs où la vue serait plus jolie et la vie plus solaire; Nathalie Matter – Betty, rencontre de hasard, main tendue). Dans leur jeu, direct, la poésie se niche avec évidence, sans afféterie. La mise en scène d’Arnaud Meunier, mobile et douce, fait circuler les êtres et les sentiments avec fluidité.

La façade close et majestueuse pivote sur elle-même pour découvrir les appartements en découpe. Simples, plus ou moins coquets, coquilles pleines de leurs habitants, leurs goûts, leurs rêves et leurs souvenirs. Au rez-de-chaussée, un kebab où l’on se retrouve en terrain neutre pour refaire le monde ou mater un match. Farce et tragique se mêlent, comme dans la vie… la crise de désespoir de Grinch, révolté de se voir arraché son ami par la maladie, crise incongrue et bouffonne, se termine dans un étrange et beau moment d’intimité, de don absolu.

 

Roch :
J’vais pas rien laisser,
j’ai pas grand-chose,
mais j’ai pas rien.

 

“Qui trop embrasse mal étreint” disaient nos grands-mères. Fabrice Melquiot dans sa générosité brasse large, et à vouloir tout englober de ces vies – le quotidien et les rêves, l’incompréhension d’un homme pour le ‘non’ une femme, la mobilité/l’immobilité sociale, la culpabilité, la puissance des amitiés, la perte, l’abandon et le deuil, le langage… – sans doute se disperse, la pièce y perd parfois en intensité.

Pourtant cette générosité humaniste infuse profondément l’âme de cette pièce, lui donne un élan vital. Beaucoup d’amour circule entre tous ces êtres, un amour qui prend des formes parfois étranges, monstrueuses, à force de ne pas savoir être dit, beaucoup d’amour qui fait d’un voisinage une communauté, une fratrie. Le monde est sans pitié pour des âmes trop friables ou des corps trop usés, mais l’affection, la solidarité, gonflent les cœurs, grandissent les êtres, et l’amour portera ses fruits.

Marie-Hélène Guérin

 

J’AI PRIS MON PERE SUR MES EPAULES
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 9 mars
Texte : Fabrice Melquiot
Mise en scène : Arnaud Meunier
Avec (par ordre d’apparition) : Rachida Brakni, Philippe Torreton, Maurin Ollès, Vincent Garanger, Frederico Semedo, Bénédicte Mbemba, Riad Gahmi, Nathalie Matter

Photos : Sonia Barcet
 

Trompette… énormément !

Il y a des ronds qui deviennent des fleurs, des silhouettes qui deviennent des âmes, des paroles simples jamais simplettes, des évidences, des sensations, des rythmes, des sons. Ce n’est pas seulement du théâtre d’ombres, ce n’est pas seulement un spectacle avec de la musique, ce n’est pas un spectacle de marionnettes. C’est tout à la fois, sans que cela soit un exercice de virtuosité, et on passe d’un mode à l’autre sans à coups, avec sérénité.

Beaucoup de travail et de technique certainement pour arriver à cette fluidité. Aucune technologie. Un rapport immédiat et vrai entre la comédienne, le musicien et le public. Ce spectacle aurait pu être fait il y a cent ans sans doute. Il a en lui cette éternité du présent. Ça fait du bien.

Trompette ? Aucun désir de tromper. On n’est pas dans l’illusion qui ment. On est dans la complicité totale avec le public, avec lui. Une complicité qui est peut-être celle du conteur, toujours là quand il raconte son histoire, ne se faisant jamais tout à fait oublier. Guidant, désignant, accompagnant. Avec douceur.

Et, avec douceur, avec la tranquillité du pas d’un petit éléphant, les images se suivent, s’imposent, émerveillent sans jamais chercher à éblouir. Pas une seconde d’ennui, pas d’effervences inutiles, ni d’excès. L’herbe est sensuelle, les fleurs susceptibles, les arbres colorés, les insectes souterrains joueurs, les serpents châtouilleux. De la poésie dans le bon sens du terme : non pas volute endormissante ou démagogique, mais chose simple et profonde qui a l’évidence du vrai et du beau. Ce spectacle est pour les 2 – 6 ans. Il paraît. Je ne m’en suis pas rendu compte.

Agnès T.

TROMPETTE LE PETIT ELEPHANT
au Théâtre Lepic jusqu’au 17 février
écrit par Chloé Houbart et Laurent Grais
collaboration artistique Nadine Berland

Seuls : Et si Harwan c’était Wajdi si Wajdi n’avait pas fait de théâtre

Une chambre d’étudiant toute simple, presque impersonnelle. L’acteur entre, la salle est encore éclairée; quelques rires étouffés, certains trouvent-ils son corps d’adulte en caleçon noir cocasse, ou peut-être est-ce de le voir arriver sous une lumière si vive, sous la même lumière que les spectateurs ? Le noir se fait progressivement, et l’attention s’installe, définitivement.

« Mesdames et messieurs, je tiens tout d’abord à vous remercier de me donner la parole »

Il n’est pas rare, cette saison, que des spectacles s’ouvrent sur une adresse directe, comédiens statiques, face à la salle, métamorphosant l’auditoire réel en un public de fiction (ou vice versa). Membres du Conseil convoqués par le roi Louis (« Ça ira, fin de Louis », Pommerat ; intellectuels réunis pour une conférence sur Benno von Arcimboldi : « 2666 », Julien Gosselin)… ici, nous assistons à la soutenance de la thèse d’Harwan, étudiant montréalais en sociologie de l’imaginaire, sur « le cadre comme espace identitaire dans les solos de Robert Lepage ».
Ça commence bien, tout est en ordre « Mesdames et messieurs… », politesses d’usage, etc, allez savoir pourquoi – on saura pourquoi, plus tard –, tout part en vrille, la théorie sur laquelle repose cette «hostie d’thèse est en train de totalement crisser le camp, tabarnac », les formules convenues et le français bien léché se barrent en courant, l’étudiant laisse tomber son discours, laisse tomber peut-être d’autres choses, va s’allonger sur son petit lit d’étudiant… Une image de lui se détache doucement de son corps, se redresse lentement, ouvre les stores, s’échappe… moment de magie où la vidéo s’immisce avec délicatesse, comme discrète, dans le jeu, pour y glisser une part de rêve.

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Flashback.
Harwan est sur le point de s’envoler vers Saint-Pétersbourg à la rencontre du metteur en scène Robert Lepage, sujet de sa thèse, quand il apprend que son père est plongé dans le coma. Une succession d’événements le mène à se confronter à lui-même à travers le chef-d’œuvre de Rembrandt, Le Retour du fils prodigue.
Il court d’aéroport en rendez-vous manqués après Robert Lepage, qui est finalement le nom de ses interrogations esthétiques et morales, un Robert Lepage sans cesse ailleurs ; la conclusion de sa thèse lui échappe ; le temps lui manque, et sa sœur le houspille pour qu’il arrange enfin son studio, qu’il repeigne au moins les murs !
Harwan dans la réalisation de ses projets est sans cesse contraint, par petits et grands empêchements – on avance sa date de soutenance, son père tombe dans le coma, à l’aéroport il se trompe de valise… il croit acheter du papier peint, ce sont des nappes… son téléphone ne sonne jamais, ou bien, débranché un jour d’agacement, il se met à sonner – mais évidemment personne au bout de la ligne, ce serait trop simple.

Mouawad acteur – sans doute parfois imparfait, ici ou là peut-être à un cheveu de la bonne distance entre lui et son personnage -, est toujours d’une sensible incontestable, d’une drôlerie pleine de tendresse. Malgré ou avec sa fragilité, son jeu, sincère, généreusement présent, est d’une justesse émouvante.

Polyphonie

Charlotte Farcey , dramaturge du spectacle, au début du travail de création, a trouvé les mots pour donner son élan au processus « L’écriture ici n’est pas seulement « les mots » écrits par Wajdi ; elle est aussi les projections vidéo qu’il a tourné, les sons qu’il a capté… Tout cela est l’écriture du spectacle. L’écriture relève ici de la polyphonie et nous nous entêtons à travailler encore sur un rapport mot/acteur en nous imaginant que le reste relève de la scénographie. Nous nous trompons car le reste aussi est de l’écriture. »

Alors dans cette polyphonie, on entend beaucoup de musiques, une belle création originale, mais aussi de la pop, des airs orientaux sortant de baffles d’ordinateur, d’un casque audio, d’un petit poste ; ou même, moment de grande tendresse : Wajdi Mouawad/Harwan, qui ne chante pas avec la voix d’un chanteur, mais avec la voix d’un fils qui se remémore un air aimé de son père. Et c’est très beau.
Des images aussi, diaporama naïf de moments heureux, ombres chinoises pleines de douceur; des mots : on lit aussi ici, défilant sur le mur au fur et à mesure que Harwan déroule les infos sur son portable, des fragments de recherches internet, mais aussi, in extenso, le synopsis d’un hypothétique nouveau solo de Lepage « La Révolution prodigue »…
D’autres voix, sa sœur Layla, le directeur de l’université, un médecin, le père, l’assistante de Lepage… Mouawad ne fait pas « son Caubère », il laisse les voix des autres leur appartenir, diffusées en off. Mouawad se contente d’être Marwan, et il a fort à faire. Deux heures durant, il nous trimballe de soliloques en monologues, dialogues dont il nous manque l’autre moitié, songes éveillés, silences, écoutes, souvenirs, images fixes ou mouvantes; l’humour rythme aussi les péripéties et les relations, le prosaïque se mêle au tragique – car c’est ainsi dans la vie, et c’est ainsi dans le théâtre de Mouawad…

Sous mille formes, Harwan ressasse les obsessions de Mouawad, la langue, la maladie, la mort, l’hôpital, l’exil, l’identité, la guerre, le nœud gordien de la famille…

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«Comment dit-on mémoire en arabe ?»

Un auteur écrirait toujours le même livre… et ce n’est pas réducteur, car l’auteur n’est pas, lui, toujours «même», et ce motif répété sans cesse peut-être une source intarissable. Et cet unique sillon peut être creusé plus profond, faire remonter l’humus de plus loin.
Pour la première fois, le nom du pays de ses origines est dit. Liban.

Alors – « Papa, c’est Harwan, ton fils », puisque les médecins « nous ont demandé de te parler comme avant. Mais on ne se parlait pas tellement, avant » – s’entame un long dialogue dont l’un est muet, l’autre intarissable. C’est l’heure du règlement des comptes, on pèse les rancoeurs, les frustrations « tu as passé ta vie à nous dire que tu avais tout sacrifié pour le bonheur de mes enfants », les malentendus « mais tu vois, il n’y avait pas de sacrifice à faire, le bonheur était là», mais aussi l’heure des remords, des confidences, des aveux, des souvenirs, de la douceur « Moi, même si je ne t’ai connu qu’ici, quand je pense à toi, je te vois au Liban. Je vois le bord de mer, les cafés, un ciel d’un bleu déchirant, je te vois toi, élégant… Je ne vois jamais la guerre. Disons que pour moi, le Liban, ça se résume au petit jardin derrière notre maison à la montagne».
C’est aussi l’heure pour Harwan comme pour Mouawad de renouer avec sa langue maternelle, sa langue paternelle, alors, à tâtons, comme un pas hésitant vers la réconciliation, Harwan va faire renaître l’arabe sur ses lèvres pour raconter leur autrefois à son père dans le coma.
« Harwan c’est ta sœur. » On comprendra là pourquoi ces innombrables empêchements, et on assistera à la lutte poignante pour s’en défaire. Harwan au débit incessant se tait.
Après la simplicité réaliste des premiers mouvements, presque quotidienne, juste effleurée d’onirisme, on bascule dans ce théâtre lyrique cher aussi à Mouawad, théâtre baroque au sens premier, celui dont on désignait les perles irrégulières, boursouflées, bosselées… théâtre de corps et de matières, physique, animal, excessif.

Puisque Harwan se tait enfin, on entend la voix de sa sœur Layla, les bruits du monde, aboiements, pépiements, souffle du vent, les sons de l’hôpital, le fouillis des objets bousculés. Le corps peint sauvagement, muet, il traverse le plateau en une esquisse de butô douloureuse. Se scotche une feuille de papier blanche autour de la tête, s’aveugle. Lui qui enfant peignait des ciels étoilés pour pouvoir y « compter les étoiles » se jette contre les murs pour y imprimer des « anthropométries » sanglantes, combat rageur. Harwan s’agite, se lave, glisse, peint, reprend sa déambulation furieuse, jette au sol des couleurs criardes en un dripping enragé. Il déploie autour de lui des panneaux translucides qu’il couvre à grands gestes, petit à petit ils se referment autour de lui, le font disparaître derrière les traînées de peinture désordonnées. Puis ils vont, respiration, se rouvrir sur une scène dévastée : respiration mais chaos. Au milieu duquel Harwan apaisé s’allonge pour enfin pouvoir compter les étoiles. Moments poignants. Le fils prodigue a erré longtemps, s’est battu et perdu, a fait le chemin du retour et a fini par trouver sa place, celle d’où il peut réaliser ses rêves d’enfant. Seul sur le plateau qu’il aura habité avec intensité pendant deux heures, Mouawad laisse le spectateur avec la sensation d’avoir assisté à une naissance, et c’est hautement vivifiant.

Marie-Hélène Guérin

 

SEULS
À l’affiche du Théâtre Firmin Gémier / La Piscine du 16 au 20 janvier 2019
Ecrit, mis en scène et interprété par Wajdi Mouawad

Photos : © Thibaud Baron

Seuls de Wajdi Mouawad est publié aux éditions Actes Sud Théâtre, hors collection.

La Vie trépidante de Laura Wilson : very good trip

Tout commence comme un rêve improbable. 4 micros nous font face.

À gauche, un coin très rock : Hervé Rigaud et sa guitare électrique, un arsenal de pédales à effets sonores à ses pieds. Au centre et à droite, Philippe Lardaud et Régis Laroche encadrent Isabelle Ronayette. Laura Wilson, c’est elle.

Au son des riffs inspirés d’Hervé Rigaud, les trois comédiens nous proposent tout de go plusieurs versions de « Laura trucidant son patron », en mode cinémascope.

Godzilla, Kill Bill, et d’autres blockbusters y passent et sont autant de sources d’inspiration pour réinterpréter ce rêve éveillé que Laura nous balance en pleine figure dès le début de la pièce.
Le ton est tout de suite donné : nous allons partir pour un bien curieux voyage. Car Laura va très mal. Les ennuis volant toujours en escadrille, en quelques jours, sa vie bascule. Elle perd son travail, la garde de son enfant, son appartement. Parviendra-t-elle à remettre sa vie en marche ? À rencontrer l’amour ? À retrouver l’espoir ?

La vie trépidante de Laura Wilson, Jean-Marie Piemme, Jean Boillot, Festival Avignon, Théâtre 11 Gilgamesh-Belleville, coup de coeur Pianopanier

Le sujet du chômage, du déclassement, de la garde partagée d’un enfant, de la “reconstruction sociale”, pourtant ancrés dans une actualité quotidienne, ne sont pas si souvent proposés comme thèmes de théâtre. Peu d’auteurs, d’ailleurs, s’y frottent sans nous noyer, au mieux, dans un océan d’ennui, au pire dans une mare mielleuse de pathos.
Rien de tout cela ici : le dramaturge belge Jean-Marie Piemme a écrit un texte étonnamment tonique, furieusement moderne et malicieusement original.

Nous suivons Laura dans sa quête d’un nouvel amour, dans les questions existentielles liées à sa nouvelle inactivité, dans sa lente descente d’un ascenseur social décidément bien grippé.
Ce n’est jamais sombre, mais toujours, paradoxalement, empli de vie, d’énergie, et d’un furieux espoir.

La vie trépidante de Laura Wilson, Jean-Marie Piemme, Jean Boillot, Festival Avignon, Théâtre 11 Gilgamesh-Belleville, coup de coeur Pianopanier

« We Can Be Heroes »

La mise en scène de Jean Boillot, alliée à la scénographie innovante de Laurence Villerot y est pour beaucoup et participe grandement au plaisir qui nous prend à suivre cette vie si trépidante.
On n’énumérera pas toutes les très belles trouvailles de ce duo, pour ne pas déflorer le plaisir du lecteur de ces lignes.
On notera seulement combien l’emploi d’un simple smartphone peut faire passer l’émotion du point de vue d’un enfant, jouer les confesseurs psychologues, ou, étonnamment, déployer les grandes qualités d’une comédienne en cadrant son œil très serré.

Les trois comédiens qui entourent l’énergique Hervé Rigaud, auteur des compositions musicales inspirées qui ponctuent la pièce, sont absolument parfaits : Philippe Lardaud et Hervé Laroche passent sans coup férir de l’ami gay au play-boy aventurier de pacotille, en passant par l’ex-collègue transi et le patron goujat. Ce n’est jamais forcé, toujours juste et délicat.

Isabelle Ronayette est tout simplement exceptionnelle en Laura Wilson qui prend des coups mais qui se bat, qui se bat, qui se bat… comme une vraie héroïne de la vie quotidienne.

Cette rafraîchissante création est une magnifique surprise, et cette vie trépidante est à embrasser sans hésiter quand elle frappera à votre porte, au cours de la longue tournée qui l’attend – et qu’elle mérite amplement.

Stéphane Aznar

La vie trépidante de Laura Wilson, Jean-Marie Piemme, Jean Boillot, Festival Avignon, Théâtre 11 Gilgamesh-Belleville, coup de coeur Pianopanier

LA VIE TREPIDANTE DE LAURA WILSON
À l’affiche du CDN La Commune à Aubervilliers du 10 au 18 janvier 2019
Un texte de Jean-Marie Piemme
Mise en scène de Jean Boillot
Avec Philippe Lardaud, Régis Laroche, Hervé Rigaud et Isabelle Ronayette

À retrouver en tournée jusque fin avril 2019 :
22 janvier – Le Préau, CDN de Vire – Normandie / 26 janvier – Espace Culturel André Malraux, Kremlin-Bicêtre / 29 janvier – Transversales, Verdun / 1 et 2 février – Equilibre / Nuithonie, Fribourg (Suisse) / 6, 7 et 8 février – Comédie de l’Est, CDN de Colmar-Alsace / 13 au16 février – Théâtre National de Liège (Belgique) / 28 février et 1er mars – Opéra Théâtre de Metz / 7, 8, 9 mars – Théâtre National de Nice – CDN de Nice / 14 mars – Théâtre de la Madeleine, Troyes / 16 mars – Bords II Scènes, Vitry-le-François / 28 mars – ATP Vosges, Epinal / 4 avril – Le Nouveau Relax, Scène conventionnée de Chaumont / 9 avril – Théâtre d’Aurillac / 24 avril – Le Manège, Scène nationale de Maubeuge

Clitoris, speculum et Distilbène

« Speculum », comme un gros gâteau, un spéculos dans le vagin ou plutôt comme un instrument rappelant les tortures d’autres époques, spéculons donc sur ce « Speculum », à l’angle négatif d’une histoire de la gynécologie, spéculons sur son impact sur son auditoire, spéculons sur sa capacité à nous transmettre les images crues de ses pratiques, spéculons sur les tabous que cette pièce lève. Et spéculons surtout, sur la manière dont le corps médical s’est emparé du corps des femmes aujourd’hui et les en a dépossédées, ce qui est fort bien montré en filigrane de toute la pièce.

C’est à partir d’un travail d’enquêtes et d’une écriture à quatre mains qu’est née cette pièce. Les autrices auraient pu nous parler de tout ce qui a changé en bien dans la vie des femmes avec l’émergence de cette science. Elles préfèrent évoquer tout ce qui n’a pas été et tout ce qui ne va toujours pas et nous en dresser un catalogue mortifère. Le sujet est original, inattendu, périlleux. Et pourtant, tout passe par le langage, les actes que l’on peut voir sont soit symboliques soit burlesques, aucune violence visuelle ne nous est imposée, or la violence des mots frappe à notre oreille à travers le récit de cette histoire de la gynécologie, initiée par des hommes, dirigée et gérée par des hommes, pour toujours mieux contrôler le corps des femmes.
 

Dès l’ouverture, une série de petites phrases assassines que toute femme fréquentant les médecins ou même que tout individu fréquentant les médecins et leur monde pressé, a dû entendre un jour. Phrase qui réduit la patiente à un contenant, phrase culpabilisatrice, phrase odieuse feignant l’empathie, phrase dogmatique et méprisante, phrase pressée, parce qu’en effet, la gynécologie comme toutes les autres disciplines médicales n’a plus le temps de rien, si ce n’est d’abattre du chiffre.

Ensuite, s’enchaînent des scènes de la vie des cabinets de gynécologie, des scènes de la vie intime entre femmes des femmes, un colloque qui se finit en viol, des interviews de gynécologues pour la plupart d’une phallocratie insupportable, des drames cachés de la vie des femmes : l’enfant mort dans le ventre de la mère, les avortements clandestins, les césariennes à la file et leur violence au corps des femmes, parce qu’on n’a plus le temps d’attendre qu’un bébé pointe sa fontanelle par voie basse, la table d’opération faite pour mieux ausculter la femme gestante, mais en aucun cas pour aider celle-ci à accoucher. Comment voulez-vous donner toute votre énergie à pousser quand vos fesses et vos reins sont coincés et que votre dos est rompu ? Le mec qui a inventé la table d’accouchement encore usuelle aujourd’hui n’a sans doute jamais consulté les femmes. Toutes ces scènes si bien rendues dans leur crudité et leur vérité sont mêlées à une galerie de portraits tant féminins que masculins et à l’histoire officielle de la gynécologie qui naquit aux Etats-Unis en temps de ségrégation, où les pontes de l’époque opéraient les Noires à vif, jusqu’à 30 fois par cobaye, avant de mettre au point leurs techniques et d’ouvrir des cliniques, ce coup-ci avec anesthésie, pour les Blanches.
 

De scène en scène, on aboutit à l’affaire horriblement horrible du Distilbène qui rendit tant de femmes stériles et en fit mourir beaucoup, alors que les laboratoires pharmaceutiques savaient, que le médicament avait été arrêté aux Etats-Unis eu égard aux séquelles et qu’il fut cependant, contre toute raison et contre toute humanité, introduit en Europe pour augmenter son lot de victimes jusqu’à trois générations suite à la prise de ce médicament.
Et cerise sur le gâteau, Benoîte Groult, qui ouvre et ferme ce spectacle, explique sur un plateau de télévision, à heure de grande écoute, ses quatre avortements, comme si cela était du dernier naturel, nous révélant que la France entière, dans les années d’avant la pilule, avortait à tour de bras et à coup d’aiguille à tricoter ou de fil de pêche hameçonné. Benoîte Groult, féministe avant la lettre, nous laisse pourtant pantelants avec une drôle de sensation cruelle au fond du ventre.

L’obscurantisme ne semble pas terminé. Si, en France, des problèmes demeurent, la science gynécologique a sans doute permis à de nombreuses femmes de vivre libérées du fardeau de l’engendrement forcené et a également permis de ne presque plus mourir en couche mais le corps des femmes devra leur être rendu. Et ailleurs, dans des pays plus pauvres, tout semble encore à faire.
On appréciera les interprétations cocasses et pétulantes de Caroline Sahuquet. Une virago comme on les aime.

  Isabelle Buisson

 

SPECULUM
De et avec Delphine Biard, Flore Grimaud, Caroline Sahuquet
Manufacture des Abbesses, jusqu’au 16 février 2019, du mercredi au samedi, à 19h

Solaris, où science sans fiction n’est que ruine de l’âme

Les références sont posées: Tarkovski, 1972, grand prix du festival de Cannes. Stanislas Lem, 1961. Bam. Du lourd. Mais peu importe, le pari est lancé: on ne voit pas tous les jours de la science-fiction sur un plateau de théâtre, et c’est l’occasion ou jamais d’en faire l’expérience, que vous soyez fan de SF ou novice en la matière, c’est le moment de vous faire surprendre, vous allez vite comprendre pourquoi…

Imaginez une planète où vos souvenirs deviennent réalités – jusque là, ça peut être plutôt pas mal – mais où votre passé vient vous rendre visite sous la forme de créatures intelligentes jusqu’à vous faire perdre le contrôle de vos sentiments et de votre raison – là, ça commence à être un peu chaud… – et bien, bienvenue sur Solaris.

C’est ce à quoi est confronté le psychologue Kris Kelvin, envoyé en mission sur la station d’observation autour de Solaris suite à la présence de phénomènes étranges détectés sur la station et provoqués par un océan intelligent. Comme ses confrères, il est victime des surgissements de son inconscient sous forme d’apparitions. Sa femme décédée y a 10 ans par exemple… Il y a de quoi devenir fou.

Si « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » – merci Rabelais – ici ce serait bien la confrontation de l’homme face à son inconscient et à ses propres limites qui pourrait le faire courir à sa perte (comme c’est le cas du docteur Gibarian). Cet océan intelligent met en effet l’homme face à l’épreuve de la séparation et du détachement – les apparitions ne concernant que des personnes déjà disparues de la vie des personnages.

«Nous ne recherchons que l’homme.
Nous n’avons pas besoin d’autres mondes.
Nous avons besoin de miroirs.» Stanislas Lem, Solaris.

Paradoxe donc de la science-fiction qui a recours à un autre monde pour mieux sonder les abîmes de l’homme, son énigme, son mystère. Paradoxe du théâtre qui a recours à la projection d’une réalité imaginaire pour mieux saisir l’âme humaine.

Paradoxe réussi dans cette mise en scène de Solaris. On aime la fumée, les lumières – effets SF garantis – , la base spatiale, on y est et on y croit. Mission Solaris, décollage immédiat ! on prend vite sa place, les départs en station Solaris se font jusqu’au 30 septembre.

 

Solaris - Théâtre de Belleville - Photo Avril Dunoyer © Avril Dunoyer 

 

Au Théâtre de Belleville jusqu’au 29 janvier 2019 (lundi et mardi 21h15, dimanche 20h30)
Texte Stanislas Lem
Adaptation pour la scène Rémi Prin, Thibault Truffert
Avec Thibault Truffert, Louise Emma Morel, Quentin Voinot et Gabriel Laborde
Voix Mathilde Chadeau, Fabrice Delorme et Pierre Ophèle-Bonicel

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La Cartomancie du territoire : lire l’avenir dans les plaies du passé

Dans le cadre du focus “Récits de vie” qui a nourri la programmation des Métallos cet automne, le Québécois Philippe Ducros pose ses bagages quelques soirs parmi nous. Occidental désorienté, Philippe Ducros colle aux basques du réel, et arpente le monde pour mieux l’interroger. Au retour d’errances lointaines, un jour il n’a plus trouvé le réconfort et la quiétude d’un chez-soi; en regardant “le grandiose de nos horizons”, il n’y a vu plus que la menace. Alors, comme il l’avait fait pour ses projets en Palestine, en Israël, en République démocratique du Congo, en Ethiopie et ailleurs, il a sillonné le Québec, à la rencontre de ses populations originelles, pour y chercher l’envers du décor, “ce qui se passe derrière les paysages”.
 


 

“La route 138
avec le silence comme miroir”

 
Le plateau des Métallos est large et nu, une modeste chaise, un petit poste radio vieillot attendent d’être utiles.
Une lente et douce ballade en langue innu résonne. C’est Kathia Rock, a capella. La voix haute et claire.
Des photos de plain pied, défilent, immenses sur l’écran occupant toute la largeur de la scène pour mieux nous immerger. Des maisons toutes simples, façades de bois peint devant lesquelles on s’attarde, puis plus tard le “grandiose des horizons”, les vastes paysages enneigés où le vent souffle et balaie les routes, les forêts infinies, les lacs gelés, les terres lacérées par l’exploitation minière, les autoroutes où les jeunes femmes autochtones rêvant d’ailleurs se font enlevées entre Nastasquan et Montréal.

Philippe Ducros a ramené de son périple des carnets de voyage, et fait de ses carnets du théâtre. Tenaillé par la nécessité de “tenter de sortir lui-même du legs générationnel”, il se tient là pour “conter les réserves, osselets rongés laissés par les colonisateurs”. Il y a là du théâtre documentaire, documentaire, oui, documenté, nourri de données, de connaissances et d’expériences; mais théâtre, tout de même. Force des interprétations, puissance de l’espace laissé ou non entre les êtres sur scène, netteté des déplacements, pertinence et beauté de la scénographie, magie d’une pénombre. Tout semble simple, et tout fait sens.
 

 

“L’écho de leurs mots”

 

Philippe Ducros est un conteur au corps et au regard posés mais au débit rapide comme un fleuve charriant trop d’eaux sales. Chiffres secs et durs taux de chômage, taux de suicide, taux d’incarcération.
Alternance des solo, duo, trio. Trame de la quête de l’auteur, chaîne des témoignages.
Deux fauteuils, confortables sans doute mais un peu usés, un homme est assis, une femme est debout. Marco Collin, Kathia Rock. Grands, corps solides, peaux mates. Natifs des Premières Nations, ils portent la voix de ceux qui ont témoigné, se sont confié, ont confié leurs histoires à l’écoute bienveillante de Philippe Ducros. Récits enchevêtrés des enfances blessées, disloquées, rendues muettes. Sait-on le déracinement, l’acculturation, oui, mais imagine-t-on la brutalité, la cruauté, peut-on seulement entendre, admettre ? On serre les dents, là-bas ou ailleurs, la colonisation c’est la domination, la domination, c’est le pouvoir de. Et quand on a le pouvoir de, on.

Les temps ont changé, mais le mal est fait, et les adultes d’aujourd’hui ont été des enfants arrachés à leur famille, jeter dans “l’horreur des pensionnats”, les viols routiniers, les coups “Quand on parlait mal le français. Quand on parlait notre langue. Quand on ne comprenait pas. Alors on se taisait”.
Et les vieux d’aujourd’hui ont été des adultes humiliés, qui ont appris la haine de soi, séparés de leur mode de vie, de leurs croyances et leurs mystères, sédentarisés, traités en mineurs, en sous-citoyens. Ils se souviennent qu’on opérait des stérilisations forcées sur les femmes, savent qu’ils n’ont eu le droit de voter aux élections fédérales sans perdre leur statut d’Indien qu’en 1960. Et même si on joue le jeu, si on se fait un semblant de place dans la société dominante, on reste le sauvage, on reste le confiné dans son lieu, dans son état. On gagne peu pour le beaucoup qu’on perd.

Pourtant, ce sont des “survivants”, pourtant les Premières Nations se relèvent; Philippe Ducros veut apprendre d’eux, les exsangues, comment “tenter de sortir du legs générationnel de ces aliénations”.
 

 

“Que les chamanes se lèvent,
que reviennent les caribous”

 

Ce spectacle, ce pourrait être la peau après la plaie. La blessure est toujours là, on peut y lire dans son épaisseur qui a frappé, y déchiffrer dans sa forme avec quels instruments elle a été infligée. Pourtant par endroit, les béances se referment, la chair se reforme. Ce n’est plus la peau d’avant, la peau sacrifiée, l’âme humiliée, c’est quelque chose de fragile encore, mais de régénéré, quelque chose qui témoigne de la blessure, et de la cicatrisation, de l’anéantissement, et de la reconstruction. Quelque chose qui témoigne du passé et du possible. Car devant nous, Philippe Ducros, Marco Collin, Kathia Rock, le fils des colonisateurs, les enfants des colonisés, se tiennent ensemble; et c’est cet “ensemble”, et leur courage et leur douceur qui hanteront la scène désertée et les esprits des spectateurs.

Marie-Hélène Guérin

 

LA CARTOMANCIE DU TERRITOIRE
à voir à la Maison des Métallos jusqu’au 16
texte et mise en scène Philippe Ducros
texte publié aux éditions Atelier 10
Avec Marco Collin, Philippe Ducros et Kathia Rock
traduction vers l’innu-aimun Bertha Basilish, Evelyne St-Onge
Images Éli Laliberté

photos de scène : Maxime Côté

Bande annonce – La cartomancie du territoire from Espace Libre on Vimeo.

A fond : vous avez dit banal ?

VOUS AVEZ DIT BANAL ?

L’histoire semble banale, justement. D’un côté, deux gars de province, Alex et Rémy qui passent leur temps à rouler des joints et regarder passer des trains assis sur des pneus en bord de chemins de fer. De l’autre, Luc quitte ses deux amis pour monter à la capitale. Dans le wagon-bar, il rencontre Marion, une parisienne. Un échange se noue, banal lui aussi.

Et pourtant…

On ne tombe pas dans un cliché entre Paris et la province, ni dans les images, ni dans un type de langage car l’écriture y est subtile. Lucas Hennaf n’emploie aucune fioritures, c’est là la force de son écriture, elle est précise et impactante. Elle nous fait vivre pleinement au présent la situation des personnages. Elle nous embarque. Elle rend le banal beau. Ce banal qui nous rejoint tant finalement. C’est peut être là que l’on touche quelque chose de vrai. Comme le dit ce cher Paul Valéry, « l’expression du sentiment est toujours banale. Plus on est vrai, plus on est banal. »

Ces simples tranches de vie deviennent touchantes, la mise en scène est simple est précise, belle, et les acteurs… incroyablement justes.

Si vous voulez terminer l’année en beauté, allez voir A fond.

  Anne-Céline Trambouze 

A FOND
Texte et mise en scène : Lucas Henaff
Avec Sylvain Begert, Nicolas Guillemot, Paul Delbreil, Marjorie Ciccone
Scénographie : Bérangère Sabatier

Les 20 et 21 décembre au Centre Paris Anim les Halles – Le Marais à 20h

Réservation : 01 40 28 18 48 – ou Actisce.org

 

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Sombre rivière : flamboyant cabaret post-attentats

 

“Je ne suis pas en train de jouer au poète maudit,
je te dis que je suis un poète visionnaire.”

Une comptine sinistre, filmée en direct dans les coulisses, nous embarque directement dans un théâtre bien d’aujourd’hui, où la caméra fait partie des outils de mise en scène, et où le gros plan plaque les spectateurs aux acteurs.
Il y a quelque chose de lugubre et de grotesque dans cette introduction qui refuse le lisse et le sérieux pour se collecter d’une manière très physique au réel. Et c’est un Lazare de fiction, clownesque, baroque et bricolo qui déboule – enfin, un tiers de Lazare, bientôt suivi par deux autres tiers de Lazare.
 

“Dire tout à la fois,
la violence trop actuelle du monde et la force des songes.”

 

C’est l’histoire de la création d’un spectacle né tant bien que mal après les attentats de 2015.
C’est l’histoire d’un pays dont le passé colonial reste en travers de la gorge des colonisateurs comme des colonisés.
C’est l’histoire d’un homme de langage rendu muet par les cris de la barbarie.
 

Et nous ne faisons rien pour les arrêter et nous n’inventons pas les contre-valeurs, chacun depuis notre lieu. La séparation qui est déjà là, ils veulent la creuser, creuser le fossé de cet « être ensemble » séparé, être ensemble par le sang, par le meurtre. Ils s’attaquent à des lieux de représentation, où ils ne sont pas représentés. Artistes, vraiment, allumez vos lampes d’inventeurs. Mettez les yeux en face des cœurs. Entrouvrez réellement votre porte de lumière.” Lazare, 16 nov. 2015

 

Lazare, lors d’un bel entretien avec Télérama au lendemain des attentats de novembre 2015, clamait “Artistes, allumez vos lampes d’inventeurs”.

Et c’est celui qui dit qui y est, Lazare s’y colle.
La genèse du spectacle, ça devait être les centaines de poèmes que Lazare l’auteur a rédigé dans l’effroi et le silence où l’ont plongé les attentats de 2015. Mais cette castratrice de collaboratrice, rôle assumée dans la vie et sur scène par Anne Baudoux, cofondatrice de la Compagnie Vita Nova, cette castratrice de collaboratrice, allez savoir pourquoi, les a tous censurés un par un. Alors, la genèse du spectacle : deux conversations téléphoniques , l’une avec Ouria, la mère de l’auteur “allô maman”, l’autre avec Claude Régy, ami dramaturge, “allô Claude”. Et la volonté de “dire tout à la fois, la violence trop actuelle du monde et la force des songes.”
 

“Qu’on soit très clair
il y a la prière bon cœur que fait ma mère et la prière des monstres”

 

Lazare, qui à vingt ans rencontre le métier d’acteur au Théâtre du Fil (théâtre de la protection judiciaire de l’enfance et de la jeunesse), Lazare né d’une mère et d’un père algériens; Lazare dont la mère se souvient du massacre de Guelma, dont la mère se souvient du 8 mai 45 et ce n’est pas la capitulation de l’Allemagne, c’est le jour où elle a vu mourir son père en Algérie, le jour des massacres de Guelma, de Sétif, de Kherrata; Lazare qui aime la vie, le vin et la langue française; Lazare est tiraillé entre deux mondes et jette son corps, son cœur, son théâtre au-dessus du gouffre pour tenter de faire pont. Il se fait personnage, bientôt diffracté en trois acteurs.

Il entraîne avec lui une bande de sales gosses, brillants et joueurs, compagnons de longue date pour la plupart : Anne Baudoux, Mourad Musset, Olivier Leite – tous deux rencontrés au Théâtre du Fil en même temps que Florent Vintrignier, avec qui ils forment le trio La Rue Ketanou, Laurie Bellanca, Ludmilla Dabo, Marion Faure, Julie Héga, Louis Jeffroy, Veronika Soboljevski, Julien Villa. Tous fiévreux et doués, aux talents multiples, chanteurs, acteurs, musiciens, ils ont le même engagement et la même justesse dans la farce comme dans la poésie.
 

“Par-dessus la fosse
on entrechoque les verres de vin aux mille fleurs”

 

La “sombre rivière”, c’est, dans un vieux blues, celle où les esclaves en fuite tentaient de cacher les traces de leurs pas. Celle qui délivrait ou noyait.
Sur le plateau, c’est une sorte de folle comédie musicale post-apocalyptique protéiforme; de belles chansons chaleureuses la traversent, du jazz manouche, du gros punk qui tache, des airs de toutes sortes, presque opérette, presque Prévert, presque Renaissance, et tout ça à la fois. Baladin, raï-rap, rock, voix – magnifiques timbres gospel de Ludmilla Dabo, lyrique de Julie Héga, guitares, contrebasse, une flûte passe, une batterie migre de cour à jardin… La vidéo y a sa part, on y croise les sourires irrésistibles, l’œil qui pétille et l’accent mélodieux d’Ouria, la maman de Lazare, quand elle n’est pas sur le plateau interprétée avec finesse par Anne Baudoux.

 

C’est un creuset bouillonnant, crépitant. Ça buissonne, ça rhizome, parfois pousse un surgeon tordu, bizarroïde, dont on se voit pas bien d’où il sort ni quel fruit ou fleur étrange en sortira; une pièce de puzzle d’une drôle de forme, d’une couleur mal assortie, mais, bah, ça s’emboîte alors faut croire que c’était la bonne pièce.

La mise en scène est très rythmique, très mobile, mais attention “on ne fait pas de bouffonneries nous c’est très rigoureux !”, déclare un des Lazare – et c’est vrai ! il y a une énergie folle, mais tout est très précis, et, comme dans un jam de freejazz, même au milieu d’un déchaînement de notes qui semblent partir en tous sens, tout le monde se retrouve à l’accord.

Lazare exorcise ses peurs, et les nôtres, tente de les noyer dans l’alcool – “L’alcool, c’est haram. – Dégage, je fais ce que je veux avec mes deux moi” – et jette contre elles tout ce qu’il peut de vie, de passions, de plaisirs, de désirs. “Il n’y a plus d’utopie au bord du Canal”, tremble-t-il. Mais le long du Canal, un beau cheval blanc passe devant un mur tagué. Il n’y a plus d’utopie mais la joie, la beauté et la poésie sont encore possibles. Un spectacle d’une vitalité et d’une générosité nécessaires.

Marie-Hélène Guérin

 

SOMBRE RIVIERE
à voir au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 30 décembre
Texte et mise en scène : Lazare
Avec Anne Baudoux, Laurie Bellanca, Ludmilla Dabo, Marion Faure, Julie Héga, Louis Jeffroy, Olivier Leite, Mourad Musset, Veronika Soboljevski, Julien Villa
Collaboration artistique : Anne Baudoux, Marion Faure
Avec la participation filmée d’Ouria et Olivier Martin-Salvan

Photos : Jean-Louis Fernandez