2h14 – voyage en adolescence

On l’a tous connue, traversée, heurtée, certains s’y sont mêmes fracassés. Et pourtant on l’a tous oubliée, écartée, zappée. Consciemment ou inconsciemment. On la regarde avec agacement, consternation, avec peu d’indulgence parfois, souvent sans être capable de lui parler vraiment. L’ADOLESCENCE.

Le texte de David Paquet est efficace, précis, rythmé. Il jaillit comme un cran d’arrêt. Il nous parle d’histoires d’aujourd’hui, racontées par des jeunes d’aujourd’hui; rien n’est caricatural, tout est proche, concernant … et vrai.  Marie-Line Vergnaux est une metteure en scène qui doit sacrément aimer ses acteurs, à voir la façon dont elle les rend beaux et lumineux sur le plateau du théâtre. Elle leur offre une mise en scène moderne, vivante, vivifiante et rythmée, nourrie par ce qui l’a façonnée elle, “pour se souvenir de ses fantômes, et ne surtout pas oublier ses vivants”. Généreuse et bienveillante, elle anime une troupe résolument collective, dont on sent la solidarité et le plaisir de jouer ensemble.

2h14, David Paquet, Marie-Line Vergnaux, Théâtre du Roi René, Festival off d'Avignon 2017, coup de coeur Pianopanier@Bastien Spiteri 

On est captivé de bout en bout par ces histoires croisées d’adolescents qui jouent, rient, souffrent, se détestent, détestent les autres pour tenter d’un peu moins se détester eux-mêmes, hurlent en silence, se cherchent … nous cherchent. Ces histoires, toutes différentes, se ressemblent et finissent pas s’assembler comme un puzzle. Sans jugement, sans facilité, sans viser de quelconques coupables surtout, on arrive à l’évidence : dans notre monde d’ultra communication, la parole pourtant essentielle est toujours difficile à libérer et « la violence commence là où la parole s’arrête”, pour reprendre les mots de Marek Halter.

2H14 est une pièce qui montre et qui interroge ; elle fait du bien, elle sert à quelque chose. Intelligente, drôle, grave et sérieuse, elle sert le théâtre, ce théâtre réel qui ne doit jamais cesser d’aller à la rencontre de ceux dont il parle.

L’adolescent se cherche, et c’est bien normal ; ne devrait-on d’ailleurs jamais cesser de le faire? 2H14 va trouver son public, et ses acteurs brillants n’ont pas fini de faire parler d’eux !  C’était une pépite du OFF 2017 et ce sera assurément un bijou du OFF 2019.

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=n_ZVJJsz9UQ]

 2h14
À l’affiche de LA FACTORY du 5 au 28 juillet 2019 – 10h14
Auteur : David Paquet
Mise en scène : Marie-Line Vergnaux
Avec : Claire Olier, Pauline Buttner, Marc Patin, Alexandre Schreiber, Arthur Viadieu, Ludovic Thievon, Ninon Defalvard, Barbara Chaulet, Bob Levasseur, Grégoire Isvarine, Camille Plocki

L’effort d’être spectateur

On pénètre dans la Chapelle du Théâtre des Halles. On s’installe au deuxième rang, pour être tout proche, proche comme on aime au théâtre. Car dans la catégorie spectateur, on est, avouons-le, de la famille de ceux qui aiment cette proximité avec les acteurs, cette promiscuité, cette intimité, cette promesse d’amitié…
Avant même que le spectacle ne démarre, il est là, maître d’un lieu qu’il semble bien connaître et apprécier. Le prolifique, Pierre Notte, dont pas moins de six spectacles (écriture et/ou mise en scène) sont actuellement présentés dans le festival off d’Avignon nous accueille, pieds nus et haut de forme couvrant son crâne rasé de près.
C’est une forme de conférence qui va suivre, sur la place du spectateur. Une prise de parole sur l’effort – sur LES efforts multiples – que doit déployer tout individu dès lors qu’il décide d’assister à un spectacle “vivant”.

S’appuyant sur de nombreux exemples concrets, citant les plus grands artistes et philosophes ayant écrit sur le théâtre (Koltès, Daney, Finkelkraut, Deleuze, Mnouchkine…), Pierre Notte étaye son propos de digressions qui font de ce moment une parenthèse emplie d’éclats de rires parfois moqueurs, souvent complice, toujours reconnaissants.

L'effort d'être spectateur de et avec Pierre Notte Festival Off d'Avignon, Théâtre des Halles

« J’accepte et je peux souhaiter que la neige qui tombe sur le plateau ne soit pas de la vraie neige.» 

Ce que l’on aime dans L’effort d’être spectateur, c’est que Pierre Notte évoque des petits travers dans lesquels nous nous reconnaissons forcément un peu : lutter à peine contre le sommeil, toussoter en début de représentation, donner son assentiment en soupirant bruyamment…
Mais surtout, il nous rappelle que parfois, on peut se sentir en symbiose totale avec ce qui se passe au plateau – pur moment de bonheur.

Avec un texte si foisonnant, si documenté, si précis, nul besoin d’une lourde scénographie. D’autant que le texte est porté par l’auteur lui-même, et que l’on découvre ou redécouvre à l’occasion que Pierre Notte est un excellent comédien, n’en déplaise à ce journaliste dont la plume l’a un jour tellement blessé.

« Je raffole de l’intrusion du réel sur le plateau quand elle vient par principe contrecarrer un monde d’artifices. »

Il suffit de quelques accessoires – un harmonica, des escarpins à paillettes, une bouteille d’eau, un hula-hoop, des gants de boxe – d’une belle création lumière signée Eric Shoenzetter et le tour est joué !
Et le bougre nous en joue un beau, de tour : celui de nous faire nous sentir, au bout d’une heure vingt, tellement fiers d’être spectateurs…

L'effort d'être spectateur de et avec Pierre Notte Festival Off d'Avignon, Théâtre des Halles

3 raisons de s’inscrire sur la liste d’attente du spectacle L’effort d’être spectateur :

  • Si l’on connait bien le Pierre Notte auteur et metteur en scène, on a moins d’occasions de découvrir le Pierre Notte comédien : un vrai bonheur de spectateur…
  • Nul besoin d’une scénographie compliquée, quelques accessoires, des jeux de lumière, l’écrin parfait de la Chapelle des Halles, et surtout la participation, l’implication de chaque spectateur.
  • Au bout du compte, on ressort avec le sentiment, non pas d’avoir fourni un gros effort, mais celui d’avoir été en communion avec tous les autres spectateurs !

-Sabine Aznar-

L'effort d'être spectateur de et avec Pierre Notte Festival Off d'Avignon, Théâtre des Halles

L’EFFORT D’ÊTRE SPECTATEUR
De, mise en scène et interprétation Pierre Notte
À l’affiche de l’Artéphile, Avignon, du 5 au 27 juillet 2019 à 1h25

La Scierie, extra-muros

Ça a commencé par une envie. Un tract parmi des centaines d’autres : Burning Speech à La Scierie.

On franchit les remparts et déjà, on transgresse.

Du théâtre qui se mélange ! Qui se mélange avec des slogans, des discours, de la musique. Un karaoke de grands discours politiques, des affiches, des inventions, des rencontres, de la danse. Une soirée unique organisée par la compagnie L’individu en partenariat avec la Scierie. Toute une journée au parcours riche, éclectique et foisonnant. Au cœur de cet événement, une proposition de l’acteur Selman Reda accompagné musicalement par Yann Synaeghel autour du texte Discours à la nationd’Ascanio Celestini. De la parole qui danse, qui crie, qui crève les cœurs, et les entraîne.

Vous connaissez la Scierie ? Une scierie. Avant. Un nouveau lieu. De théâtre. Du In et du Off. Oui, vous avez bien lu. Du In et du Off. Il y a aussi un gigot volant : c’est le nom de la guinguette-bar-bio qui sévit alentour.  On y sert des œufs d’autruche avec mouillettes géantes, on peut y jouer au ping pong. (Tout ce que je dis est vrai.)

Un lieu de vie. Un lieu à part, où le théâtre sait s’entourer d’espace, de danse, de musique, de liberté. On y fait de belles rencontres.

Burning speech La scierie Avignon

Burning Speech – Parole brûlante

 

J’y étais de nouveau, quelques jours plus tard.

De nouveau un tract. De nouveau une envie, un espoir, l’espoir d’une découverte.

Ce spectacle ne se décrit pas. C’est un moment à vivre. Une expérience.

Si je parle de rêve, vous vous méprendrez. On est dans l’écart, l’à côté, une zone trouble.

Ce spectacle est fait de fragments, d’un regard qui fuit ou qui se pose, de distances et de proximité, de chaud et de froid, d’hésitations et de décisions. De doutes qui s’explorent, se caressent et s’apprivoisent, se tordent et se crachent. D’une intelligence nourrie d’émotions qui se contruit et se cherche, qui cherche et construit. Un regard renouvellé sur le temps et l’espace, sur notre monde, notre étrange quête d’humain.

On traverse des histoires, des impressions, des sensations. On suit un parcours physique, en lien permanent avec le comédien.

Un spectacle étrange et intense, sans aucune complaisance, ni démagogie. Sa force est brute et — c’est une évidence — on ne peut plus sincère. On est ici et maitenant. Et en même temps n’importe où hors du monde.

Dans ces hésitations, ces heurts, une violence éperdue, douloureuse, belle ou grotesque. Les deux.

À cette errance construite et musclée, on participe. Chacun.  Jeden.

Le souvenir de ce spectacle perdurera en moi, je le sais. Il creuse loin en l’homme. En nous.

-Agnès T.-

JEDEN

JEDEN
Texte, mise en scène et jeu : Marcelino Martin-Valente
Avignon 2018 : 6 au 29 juillet (La Réserve) 16h05

Frères humains

Il y a des spectacles qu’on aimerait ralentir tellement on y prend du plaisir. On regrette qu’ils passent si vite.
Bien sûr on pourrait revenir les voir mais on sait que ce ne sera pas la même chose. Comme les bons livres, on envie ceux qui ne les ont pas encore lus. On voudrait pouvoir retrouver la virginité.
Comme un enfant ébloui à la fête foraine, de tant de lumières, de tant de bruits, on tourne la tête dans tous les sens, on ouvre le cœur à tous les vents, prêts à être surpris par une autre émotion.
On suffoque presque de tant de grâce. En douceur.
Déjà en le voyant, on voudrait le garder en entier en nous. Pouvoir s’y replonger.
On y repense comme à une rencontre amoureuse. Une soirée, une nuit d’amour.
Tel moment. Tel geste. Tel frisson. Tel regard.

Pas lu le programme. Juste une envie. Une intuition. On arrive à la Patinoire de la Manufacture.
De quoi ça cause?
Une fratrie. Nombreuse. Perdues au milieu, deux soeurs. Une absente, une présente.
Un chant. Délicat. Friable. Des chants.
Pas de micros. Ouf.

Une jeunesse s’approprie le théâtre, le fait avancer. Sans révolte. En douceur et en précision. Sur le fil de la justesse. Sans excès. Ou si plutôt : avec une telle justesse dans les excès qu’on l’y accompagne sans effort.
On pourrait citer sans doute des inspirateurs, des parrains de théâtre, conscients ou inconscients, mais ces fantômes sont déjà loin, digérés, intégrés. Ce théâtre-là est ici, maintenant; il est jeune, il regarde devant.

Un Homme Qui Fume c'est plus sain Collectif Bajour Festival Avignon La Manufacture coup de coeur Pianopanier

Dans ce spectacle le théâtre tremble, vit, progresse.
Avec intelligence, sans affectation, sans outrance, sans posture.
Il travaille le vrai, la matière humaine, la fouille sans la résoudre, sans la dissoudre. L’écorche et l’émeut.
Des pépites.
Je les garde.
Je ne raconte pas.

Allez-y.

Agnès T.

Un Homme Qui Fume c'est plus sain Collectif Bajour Festival Avignon La Manufacture coup de coeur Pianopanier

 

UN HOMME QUI FUME C’EST PLUS SAIN
Manufacture du 6 au 26 juillet, 11h30
Création collective de BAJOUR
Mise en scène Leslie Bernard

Heroe(s), des humains d’aujourd’hui

Un premier spectacle à Avignon, c’est une première fois.
Comme pour toutes les premières fois, on n’a pas envie d’être déçu.
On sait que ce spectacle ne sera pas comme les autres. Quel qu’il soit. Il est le premier. Il donnera la couleur. Il donnera le ton. Il mettra du temps à s’effacer.
Même sans le vouloir, on y met ses espoirs, ses envies. Presque tous ses espoirs, et toutes ses envies. Malgré soi. On ne partage pas (encore) avec les petits frères et petites sœurs à venir.
On y vient entier. Ouvert. En friche.
Alors ça fait du bien quand la première graine semée est de qualité. On sent que « ça part bien. » On sort ragaillardi, confiant, serein, même si on sait que le mauvais temps surgit toujours sans prévenir, malgré toutes nos certitudes, et que le risque se renouvelle à chaque fois qu’on entre dans une salle.

Heroe(s)

Trois hommes s’adressent à nous. Leur projet, faire un spectacle à trois compagnies. Ils sont trois metteurs en scène. Un projet longue durée. Un spectacle sur le monde d’aujourd’hui. Et tout un rêve d’interactivité, et de déambulation, … enfin surtout, l’envie (l’utopie ?) d’un partage avec le public, d’une adéquation, d’une cohérence du théâtre avec le monde qui l’entoure.

Des hommes. Trois. Différents. Qui surgissent et se parlent. Expliquent et sont.
La sobriété des chiffres, leur froideur, l’immatérialité de ces suites de zéro trop longues pour qu’on ait envie de tenter de les compter.
Et comment lutter? quoi faire contre un système?
Les scandales du capitalisme révélés par les robins des forêts d’algorithme.
Étranges super-héros que ces êtres que rien ne protège.
Rien.
Pire que les repentis de la mafia. Un mauvais film. Ou — pire — un bon…
Pas de la fiction. Du cinéma du réel.
Un film de guerre. Non. Pas un film. LA guerre. La Guerre d’aujourd’hui. Pas le vieux re^ve d’hier, englué dans les contes et les fictions d’antan
Vous ne savez plus ce que c’est que la guerre.
La résistance est à réinventer.
Le théâtre se réinvente aussi.

Le musicien…? on n’avait pas tout de suite compris. Cette silhouette à capuche sur le plateau, comme un mystère, une menace,… la caricature d’une menace, oui. Une capuche serait menaçante? (Honte de cette pensée)
Cette présence physique de la musique sur scène, présence à la fois humaine et technologique nous ressemble, à nous êtres humains de 2018, à la fois humains et technologiques.
Un ordinateur, un violon électrique, et surtout un être vibrant qui les anime, les caresse, les guide.
Branchés en permanence à nos machines. Presque perdus sans elles, nous sommes.
Ou tentons d’être.
Nous restons terriblement humains, charnus, transpirants. Veules, faibles parfois.

Les bulles électroniques naissent et retombent dans le silence.
Et chante le cri écorché du violon électrique.

 

Heroe(s) - affiche

Heroe(s).
De Guillaume Barbot, d’après un travail collectif
Mise en scène et interprétation : Philippe Awat / Guillaume Barbot / Victor Gauthier-Martin
Création sonore et musique live : Pierre-Marie Braye-Weppe
A La Manufacture, du 6 au 26 juillet 2018, à 10h20

 

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Dévaste-moi, le corps des femmes chansigné

Une étrange silhouette, très longue robe rouge quelque part entre le sensuel et le solennel, recouvrant étroitement le visage, quelques notes de Carmen égrenées à la trompette, le corps d’Emmanuelle Laborit se courbe, ses doigts s’envolent, on voit l’amour, on voit les oiseaux, on voit la loi et on voit le “non”.
Bientôt elle va dégager son visage, et retrouver une expression moins abstraite, où la mobilité des traits accompagne la vivacité des gestes.
 

Qu’est-ce que ça veut dire chanter en langue des signes ?
« Avant tout chanter, c’est transmettre un message, s’exprimer, exprimer une énergie, un sentiment, des émotions, exprimer ce que nous a dit un texte, l’histoire qu’il raconte et ce qu’il nous raconte, à nous-même. » Emmanuelle Laborit

 


 
Emmanuelle Laborit, actrice, metteure en scène, fondatrice et directrice de l’International Visual Theatre, s’avance aujourd’hui sur scène pour nous offrir son chant, son chant de femme sourde qui n’« oralise” pas mais qui, nous rappelle-t-elle, n’est pas muette, et parle avec ses mains dans sa langue, la langue des signes française, parle avec les sons de sa gorge, avec son souffle et son expression physique. Et ici, il s’agit bien d’un chant, qui n’est pas la parole du discours ou du quotidien : son chansigne nait de la langue des signes comme la poésie nait de sa propre langue natale, s’y nourrit, s’y structure, s’en détache, s’en envole, parfois même s’y rebelle. Et ça devient alors une langue neuve et personnelle, un poème, une danse.

Johanny Bert, créateur de spectacles hybrides, en collaboration avec Yan Raballand pour le travail chorégraphique, crée un espace élégant, soigné, inventif – écrin mais pas carcan ; les costumes sont poétiques, spectaculaires. The Delano orchestra l’accompagne avec une joyeuse énergie folk-rock, tonique et électrisante.
 

 

Une veste d’homme – rose à la boutonnière, un bustier de laine tressé, très beau, tombent des cintres ; glamour, rock, en escarpins, en maillot 1900, éventail de plumes et petite tournure, en peignoir ou en simple pantalon noir, Emmanuelle Laborit est multiple comme les femmes. Et c’est avec sa propre multiplicité qu’elle parle d’elle, mais aussi de la multiplicité de ses sœurs les femmes, et de leurs corps, sans fausse pudeur, parfois avec une cocasserie détachée, souvent avec une sensibilité à fleur de peau maîtrisée autant que vibrante.
Le propos est sans équivoque féministe, mais sans didactisme ni pesanteur. Féminin, en fait. Politique, au sens large. Vivace. Vivant, par-dessus tout.
 

“La liberté, c’est tout ce qui me fait jouir, ô liberté ma tourterelle, à toi seule je reste fidèle et quand je te trompe, tu t’en fous !) (Infidèle, Evelyne Gallet)

 

Certains titres seront surtitrés, d’autres non. Ceux qui ne connaissent pas la LSF se repèrent parfois aux mélodies familières, et de toutes façons se laissent porter par la force d’interprétation de la comédienne et la précision délicate de cette langue. Ainsi on découvre au générique final le titre de Magyd Cherfi, Classée sans suite, dont on comprendra qu’on avait discerné assez justement le propos.
La chanson qui donne son nom au spectacle, Dévaste-moi, de Brigitte Fontaine, restera un moment particulièrement fort, Emmanuelle Laborit au micro, les sons de sa gorge, sa respiration, les sons de son corps martelé, brusqué, peau frappée, textile froissé.

D’un tango des vapeurs, burlesque adieu aux ragnagnas, à la difficulté d’être mère (Anne Sylvestre : “que savent-ils de mon ventre, moi qui suis tant de choses »), des coups reçus au désir brûlant, Emmanuelle Laborit met en jeu mille moments, mille pulsions de femme. Ce sont des mots et des airs populaires ou moins connus, d’hier ou d’aujourd’hui : on croise souvent Brigitte Fontaine, mais aussi Bizet, Bashung (pour un gracieux Madame rêve), Amy Winehouse, Agnès Bihl (« Le Très-Saint Père a dit, il faut faire des gosses, même séropos, ils iront vite au paradis, d’toutes façons ici y’a pas d’boulot »), Donna Summer, Ariane Moffat – autant d’hymnes à la liberté, à l’affirmation de soi, à la pulsion de vie, avec ses fêtes et ses duretés, avec sa voracité et sa tendresse.
Porté par une interprète intense, précise et généreuse, un spectacle rare, qui met l’esprit et les sens en éveil.
 

Marie-Hélène Guérin

 

DÉVASTE-MOI
Aux Métallos jusqu’au 8 juillet 2018, puis en tournée (voir ci-dessous) : une date exceptionnelle le 17 juillet à Avignon
Mise en scène Johanny Bert
en collaboration avec Yan Raballand
Comédienne chansigne Emmanuelle Laborit
Musiciens The Delano Orchestra : Guillaume Bongiraud, Yann Clavaizolle, Mathieu Lopez, Julien Quinet, Alexandre Rochon
Interprète voix off Corinne Gache

Photographies © Jean-Louis Fernandez

Accessible au public sourd et malentendant

TOURNÉE
17 juillet : Avignon (84) – Festival Contre Courant (île de la Barthelasse)
24 juillet : Périgueux (24) – Festival Mimos (L’Odyssée, scène conventionnée d’intérêt national “Art et création”)
9 et 10 octobre : Dunkerque (59) – Le Bateau Feu, scène nationale
18 > 20 octobre : L’apostrophe – Scène nationale Cergy-Pontoise & Val d’Oise (95)
6 > 9 novembre : Lyon (69) – Théâtre de la Croix-Rousse
20 et 21 novembre : Brest (29) – Le Quartz, scène nationale
15 et 16 février 2019 : Besançon (25) – Les Deux Scènes, scène nationale
8 mars 2019 : Mâcon (71) – Le Théâtre, scène nationale (Mois des Drôle de Dames)
 

L’amour Amok

Où il est question d’honneur, d’orgueil, d’amour à mort et… d’amok.

Voici un spectacle qui a déjà rencontré un énorme succès lors de sa création au Théâtre de Poche Montparnasse. Il s’agit de la toute première création de Chayle et Compagnie. Dès les premiers instants, on comprend pourquoi le bouche à oreille a fait un tel travail autour de cet Amok. Le matériau de départ n’est ni plus ni moins qu’une de ces nouvelles de Stefan Zweig dont on raffole. Amok ou le Fou de Malaisie, c’est l’histoire d’un médecin allemand parti pratiquer en Indonésie. C’est l’histoire de son amour obsessionnel pour une femme. Une passion tellement funeste que le narrateur la compare à l’amok, cet accès subit de violence meurtrière observé par de nombreux ethnologues, notamment en Malaisie. Adapter à la scène cette œuvre de Zweig constituait déjà une gageure. Décider d’en façonner un seul en scène était un pari plus risqué encore. Caroline Darnay et Alexis Moncorgé le relèvent avec brio.

 

Amok_1
©Christophe Brachet

Imposant, captivant, envoûtant, le comédien incarne avec entrain l’ensemble des protagonistes mais c’est indéniablement son personnage principal du jeune médecin fuyant la Malaisie qui nous émeut violemment. Lorsqu’il nous confie son lourd secret, lorsqu’il se dévoile, se met à nu, nous sommes conquis. Les yeux tantôt mouillés tantôt hargneux, la voix tantôt chancelante tantôt éclatante, il nous fait revivre son histoire d’amour enflammée. Peu à peu, l’air de rien, il nous entraîne dans sa chute, dans son plongeon à mort, dans son amok à lui.

Ce spectacle affiche souvent complet, il est donc préférable de réserver à l’avance car il serait dommage de passer à côté :

1 – On aime être aussi proche de ce comédien jusqu’ici méconnu : un moment rare et privilégie, pour lui comme pour nous.
2 – Stefan Zweig a souvent été mis à l’honneur sur les planches de théâtre, cette nouvelle sans doute moins connue rassemble tous ses thèmes de prédilection.
3 – La mise en scène au cordeau et les jeux de lumière pénétrants participent de la belle écoute qui règne dans la salle.

Amok, Alexis Moncorgé Avignon 2018

À l’affiche du Théâtre du Roi René du 6 au 29 juillet à 14h45
Mise en scène : Caroline Darnay
Avec Alexis Moncorgé

Les Sans Cou(p)… de Maître !

Pas de doute, “Les Sans Cou” ont l’art et la manière de raconter des histoires. Leur incroyable énergie, leur inventivité, leur humour potache, leur façon de détourner le plateau, leur plaisir à être ensemble, tellement palpable et communicatif : autant de raisons qui nous font suivre fidèlement chacun de leurs projets. Et, cependant, cette fois-ci, c’est plutôt dubitatif que l’on s’est rendu au Théâtre de la Tempête pour découvrir leur adaptation du Maître et Marguerite. Car s’attaquer au chef d’oeuvre de Boulgakov relevait d’une gageure plutôt monumentale. D’autant que le pari avait été relevé avec brio par Simon Mc Burney dans la Cour d’Honneur d’Avignon, pour l’ouverture du Festival  2012.

En effet, l’intrigue du roman, qui se divise en trois actions entremêlées, est à la fois riche et complexe. “Pour être tout à fait sincère, il me semble presque utopique de faire une pièce de théâtre de l’histoire du Maître et Marguerite“, déclarait lui-même Igor Mendjisky avant de s’atteler à la tâche.

“ Comment pouvez-vous diriger quoi que ce soit, vous ne savez même pas ce que vous ferez ce soir !“

Pari réussi : cette version du Maître et Marguerite est d’une audace, d’une vitalité, d’une gaîté qui nous embarquent dès les premiers instants. Le dispositif trifrontal nous immerge immédiatement dans les rebondissements de cette incroyable saga. Tout débute par les mésaventures de personnages de la Russie stalinienne dans les années 1930 et par  l’arrivée impromptue du Diable -prénommé Woland- à Moscou, accompagné d’acolytes hauts en couleur et d’un chat singulièrement doué de parole. Cette petite troupe croisera le directeur d’une revue littéraire Mikhaïl Berlioz, le poète Ivan Bezdomny, Jésus-Christ, Ponce Pilate… et bien entendu “le Maître” – lui aussi poète, et amoureux fou de Marguerite…

Que l’on ait lu ou non le roman, le propos qui ressort du spectacle est limpide, et c’est la première réussite qu’il faut saluer. Les péripéties s’enchaînent sans que l’on soit jamais submergé, jamais perdu, jamais gagné par l’ennui. Le dispositif scénique, toujours ingénieux, nous conduit en quelques transformations d’un asile de fous à un restaurant moscovite, d’un jardin de Jérusalem à une salle de bal, des coulisses d’un théâtre au Mont du Calvaire.

“Qui aurait envie d’avoir quelqu’un de sain chez les fous ?” 

Autre trouvaille et réussite du spectacle : l’enchevêtrement des langues venues d’ailleurs. Tous les comédiens explorent le grec ancien et le russe avec une étonnante facilité, donnant ainsi aux différents tableaux un relief encore plus puissant. Des comédiens qu’il faudrait citer intégralement ; certains rôles sont interprétés en alternance, notamment celui du Maître, tenu le soir de la représentation par un excellent Marc Arnaud.

Si vous n’avez plus le temps de courir au Théâtre de la Tempête pour applaudir cette impeccable adaptation (jusqu’au 10 juin), notez dans vos tablettes que le spectacle se jouera au Festival Off d’Avignon, au 11 Gilgamesh. L’occasion inespérée de voir (entre autres pépites) un chat énigmatique interpréter une version chaude et sensuelle de l’un des plus beaux tubes de Lou Reed…

-Sabine Aznar-

À l’affiche du 11 Gilgamesh Avignon du 6 au 29 juillet 2018 à 19h40
Adaptation et mise en scène : Igor Mendjisky
Avec Marc Arnaud, en alternance avec Adrien Melin, Romain Cottard, Pierre Hiessler, Igor Mendjisky, Pauline Murris, Alexandre Soulié, Esther Van den Driessche, en alternance avec Marion Déjardin, Yuriy Zavalnyouk

La Pluie d’été

Il y a des soirs comme ça où on se fait cueillir délicatement par l’émotion d’un spectacle inattendu qui vous attire là, par une sorte de hasard magnétique. Ernesto a entre douze et vingt ans. “Il ne retournera pas à l’école parce qu’à l’école on lui apprend des choses qu’il ne sait pas… et qui ne valent pas la peine.” Le conte de Marguerite Duras écrit en trois étapes, une histoire pour enfants, un film et un roman, résonne comme une œuvre testamentaire.

La Pluie d'été, d'après Marguerite Duras, Compagnie Pavillon 33@Flore Prebay

Au théâtre, “la créativité ne peut naître que dans le calme et la confiance” confie Peter Brook. Sylvain Gaudu a peut-être entendu ses conseils pour réussir avec “La pluie d’été” une mise en scène et une direction d’acteurs toute en complicité et en sensibilité. Son regard sur l’œuvre de Marguerite Duras respire la passion. Le petit coup de baguette magique de la compagnie Pavillon 33 donne naissance à des poupées russes bienveillantes, se vivifiant du regard de l’autre et se donnant la main pour mieux veiller les unes sur les autres. Je ne sais pas pourquoi, mais ce soir-là sur scène, j’ai vu la silhouette réjouissante de Forrest Gump, j’ai vu l’esthétisme brut d’une scénographie qui m’a rappelé celle de Julie Deliquet et de son inoubliable “Vania”.

La Pluie d'été, d'après Marguerite Duras, Compagnie Pavillon 33, coup de coeur Pianopanier

J’ai aussi aperçu l’ombre de Nietzsche planer au-dessus du plateau. Lui et Ernesto doivent bien se comprendre. La quête de Dieu étant inutile, puisqu’elle entrave toute remise en question et empêche de regarder ailleurs, il ne reste plus qu’à se détourner de l’imposture imposée par l’humanité et à danser dans le miracle de l’instant. Danser et chanter dans le miracle de l’instant pour vitaliser sa réalité, se laisser porter par la magie d’un “A la claire fontaine” cristallin qui se glisse sous notre épiderme de spectateur frissonnant et conquis. L’interprétation des six acteurs est simple, troublante d’authenticité et d’émotion. Leur complicité est belle à regarder. Ils se sont bien trouvés. On comprend pourquoi le jury du 8ème festival de Nanterre leur a décerné son Grand Prix en 2017.

Jean-Philippe Renaud

 

LA PLUIE D’ETE de la Compagnie Le Pavillon 33
D’après Marguerite Duras
Mise en scène : Sylvain Gaudu
Avec Simon Copin, Antoine Gautier, Morgane Hélie, Pierre Ophele Bonicel, Anne-Céline Trambouze, Jérémy Vliegen