Je reviens de la vérité – Si tu rentres, toi, tu diras

C’est l’histoire d’une affiche, rencontrée le dernier jour du festival d’Avignon 2016, un de ces jours magiques où les âmes encore chaudes du festival, gorgées d’un bonheur nostalgique, se font déjà une joie du prochain. Je l’ai décrochée et je l’ai emportée avec moi. Depuis, elle ne me quitte plus. C’est l’une des plus belles, des plus sensuelles, des plus puissantes affiches du festival.
Une image. Une invitation à venir écouter le texte de Charlotte Delbo, résistante, déportée et femme de lettres. L’histoire de femmes, qui seront dans le seul convoi de résistantes envoyé à Auschwitz le 24 Janvier 1943.
Une image. Une image pour tenir, se retenir, comme ces mains suspendues au temps.

Une image. Une fresque d’une force inouïe, avec mille contrastes et mille émotions … qui nous frappe par sa beauté et sa douleur, sa force et sa fragilité, sa solidarité et l’abandon parfois … quand l’espoir s’éteint et qu’il ne reste de liberté que celle de choisir sa mort.

”On n’attend pas la mort, on s’y attend”.

Une image pour dire. Dire l’indicible, dire l’invisible, dire l’impossible, dire l’impensable.

Agnès Braunschweig porte une mise en scène intime, intense. Un cercle blanc au milieu de la scène pour être le lieu des 18 fragments tirés de la pièce de Charlotte Delbo “Qui rapportera ces paroles?”. Espace théâtral par excellence, qui sera tout à la fois l’arrivée au camp où la déshumanisation retire son masque, le dortoir où “il fait peur de dormir parce qu’il fait peur de rêver” où les corps se touchent se réchauffent et se contaminent, lieu de peu de vie mais de vie quand même, parce qu’ici “personne ne tient à la vie, c’est la vie qui tient un peu à nous”.

Agnès Braunschweig, Edith Manevy, Caroline Nolot en vêtements gris et fichus gris sur la tête, sont bouleversantes; elles n’ont plus que leur voix et leur corps pour raconter et redonner vie à Françoise, Yvonne, Claire, Mounette, Denise, Gina, Renée et toutes les autres …. elles nous offrent leurs âmes aussi.

Je reviens de la vérité, de Charlotte Delbo, mise en scène Agnès Braunschweig, festival off Avignon 2017, coup de coeur Pianopanier

”Si tu rentres toi, tu diras”.

Dans notre monde de mensonges, dans notre époque où la vérité perd ses sens, dire cette vérité, aux enfants, aux adultes, pour qu’ils le disent à leurs enfants, c’est réaliser le seul espoir de celles qui sont restées et de celles qui sont revenues de la vérité, c’est ne pas laisser le monstre ricaner sans fin comme la terre tremblante ricane en fixant ceux qu’elle engloutit. “Si tu rentres toi, tu diras”.

En arrivant en 2017, je l’ai vue tout de suite, il n’y en avait qu’une parmi les milliers qui flottaient au vent, je l’ai tout de suite reconnue. Elle était toujours aussi captivante, toujours aussi singulière. Troublante.

On y a juste ajouté “finaliste des coups de cœur 2016”. A vous d’écrire ce qu’il y aura sur les prochaines …

JE REVIENS DE LA VERITE
Compagnie Prospero Miranda
À l’affiche de la Salle Roquille du 7 au 28 juillet 2017 – 13h
Un texte de : Charlotte Delbo
Mise en scène : Agnès Braunschweig
Avec : Agnès Braunschweig, Edith Manevy, Caroline Nolot
Photo de l’affiche par Jennifer Westjohn

Guigue et Plo : absurdément vôtre !

Il y a Tintin et Milou, Dupont et Dupond, Bonnie and Clyde, Laurel et Hardy, Rox et Roucky, Astérix et Obélix… Et puis, il y a Guigue et Plo, deux personnages complètement décalés et loufoques.

Le premier mène la danse à la baguette, il ordonne et décide sans scrupule, le second essaie de tanguer, clopin-clopant et perturbe avec malice la danse du maitre. Pourtant, l’un ne va pas sans l’autre, cela va sans dire. Ils tissent à eux deux un nouvel espace de l’absurde et du rire, en créant un décalage entre leurs propres attentes et les expériences incongrues qu’ils font du monde. Ils s’interrogent mais pas que, ils chantent, courent, dansent… on ne peut pas les arrêter. On dirait qu’ils sortent tout droit d’une bande-dessinée, avec une petite pointe rétro qui les rend inattendus et si attachants.

Guigue et Plo, ici et là une pièce de la Compagnie Le Saut du Tremplin, au festival Off d'Avignon 2017, théâtre des Barriques, avec Alexis Chevalier, Grégoire Roqueplo, mise en scène François Jenny, coup de coeur Pianopanier

« Guigue: De toute façon, tu as toujours été là !
Plo: Pardon, faux procès. J’ai toujours été par ci, par là….
Guigue: On ne peut pas être ici et là à la fois
Plo: Echangeons nos places, on verra bien si je suis ici à ce moment là
Guigue: Si tu veux.
Alors ?
Plo: C’est vrai que vous y êtes
Guigue: Où ça ?
Plo: Ici… et moi là. »

Les mots sont drôles, la répartie fine, l’esprit enjoué, et la performance belle. Tout pour nous plaire.

Guigue et Plo, ici et là une pièce de la Compagnie Le Saut du Tremplin, au festival Off d'Avignon 2017, théâtre des Barriques, avec Alexis Chevalier, Grégoire Roqueplo, mise en scène François Jenny, coup de coeur Pianopanier

5 raisons d’aller voir Guigue et Plo au théâtre des Barriques, si vous êtes de passage à Avignon cet été :

1) parce qu’ils sont fous et qu’on aime les gens fous
2) parce qu’ils sont (vraiment) drôles et qu’on aime (vraiment) rire
3) parce qu’on a tous besoin d’une bonne dose d’absurde
4) parce qu’ils seraient trop tristes de ne pas vous voir
5) parce qu’autant d’humour et de joie à 18h30, ça ouvre forcément l’appétit !

GUIGUE ET PLO : ICI ET LA
À l’affiche du Pixel Avignon du 6 au 29 juillet 2018 – 18h30
Un texte de : Alexis Chevalier, Grégoire Roqueplo
Mise en scène : François Jenny
Avec : Alexis Chevalier, Grégoire Roqueplo

Un Marivaux acidulé qui donne la pêche !

Succès oblige : nous republions ici notre critique d’un spectacle découvert à sa création, et qui depuis, a fait bien du chemin… Entre le Festival d’Avignon 2016 et le Festival d’Avignon 2017, la pièce a connu une très belle saison au Lucernaire, puis dans le ravissant écrin du Théâtre Michel, et 2018 le voit revenir à Avignon pour un nouveau festival, au Théâtre du Roi René !

La Compagnie La Boîte aux Lettres, née en 2009 de la rencontre de Salomé Villiers, Bertrand Mounier et François Nabot nous propose une mise en scène pop et acidulée qui a su conquérir de nombreux spectateurs.

Rappelons l’argument de départ de la pièce de Marivaux : Silvia accepte difficilement d’être mariée par son père à un inconnu. Pour observer tout à loisir le caractère de ce fameux prétendant, elle endosse le costume de sa suivante Lisette. Péripéties et rebondissements seront au rendez-vous, jusqu’à ce que l’amour finisse par triompher, par jeu et par hasard !…

Le jeu de l'amour et du hasard, Salomé Villiers, Marivaux, Compagnie la Boite aux lettres, Théâtre mIchel, Pianopanier@ Julien Jovelin 

Le parti pris de Salomé Villiers, qui met en scène et interprète le rôle de Silvia était de donner un côté “rock” à la pièce de Marivaux. Ainsi les costumes d’époque sont-ils remplacés par des tenues mode tendance “psychédélique”. De même, la musique nous entraîne du côté des Sonics et des Troggs. L’usage de la vidéo apporte également un petit côté décalé au spectacle.

Mais le plus important reste le texte, la langue de Marivaux n’ayant pas besoin d’être modernisée tant elle demeure contemporaine. Et cette langue est servie par une troupe de comédiens réellement talentueuse. Salomé Villiers campe une Silvia touchante dans son désarroi, Raphaëlle Lemann une Lisette époustouflante de justesse, Philippe Perrussel un Orgon tout en nuances, François Nambot un Dorante séduisant de sincérité, tandis qu’Etienne Launay et Bertrand Mounier rivalisent de drôlerie.
Ensemble, ils nous font rire, nous émeuvent, nous étonnent et nous enchantent.

Le jeu de l'amour et du hasard, Salomé Villiers, Marivaux, Compagnie la Boite aux lettres, Théâtre mIchel, Pianopanier@ Karine Letellier 

Trois raisons d’aller faire un petit tour au Théâtre du Roi René :

1 – Pour découvrir ou redécouvrir ce texte toujours aussi moderne de Marivaux – sans doute l’une de ses plus belle pièce.
2 – Pour les comédiens réunis par Salomé Villiers, avec mention spéciale “aux filles” : Salomé Villiers et Raphaëlle Lemann sont bourrées de talent.
3 – Rien de tel pour chasser “le spleen du dimanche soir” : testé pour vous, l’effet est garanti, sur les grands et les petits ! Un Marivaux acidulé et bourré de peps, puisqu’on vous le dit !

LE JEU DE L’AMOUR ET DU HASARD
À l’affiche du Théâtre du Roi René du 6 au 29 juillet 2018 19h05
Une pièce de Marivaux
Mise en scène : Salomé Villiers
Avec : Etienne Launay, Raphaëlle Lemann, Bertrand Mounier, François Nabot, Philippe Perrussel et Salomé Villiers

L’enfance de l’art : Elise Noiraud, Philippe Maymat, deux monologues, deux enfances

Affiche Pour que tu m aimes encore

Pour que tu m’aimes encore
À l’affiche actuellement à Avignon au Théâtre Transversal (ex-Ateliers d’Amphoux) du 6 au 29 juillet 2018 à 14h20
De et avec Elise Noiraud

 

T es pas ne - Theatre de Belleville

T’es pas né, histoire de frangins
À l’affiche du Théâtre de Belleville jusqu’au 1er juillet 2016
De et avec Philippe Maymat
Mise en scène Laurent Fraunié

 

Vous avez envie de vagabonder sur les chemins de l’enfance ? Elise Noiraud comme Philippe Maymat se proposent de vous prendre par la main et vous emmenez en balade. Chacun seul en scène, puisant tous deux dans leurs propres souvenirs pour en faire la matière d’une enfance archétypale, une enfance-miroir de nos enfances de petits Français de la classe moyenne d’après le baby-boom. Une femme, un homme, deux époques – deux bandes-sons ! – deux âges : elle a 13 ans « et demi », il a 7 ans, deux voyages un peu différents, un peu similaires…
Pour_que_tu_m'aimes@Baptiste Ribrault Pour que tu m’aimes encore : Elise Noiraud © Baptiste Ribrault

« Pour que tu m’aimes encore »

ou « de Céline Dion en tant que symbole des affres adolescents entre 1995 et 1998 (on se souviendra fort à propos de « Mommy », de Xavier Dolan) »

Elise a 13 ans et demi. C’est elle sur l’affiche, c’est elle qui, en ces années 90’, adule Cécile Dion, c’est elle qui fera une « choré » sur « Pour que tu m’aimes encore » avec ses meilleures copines pour la fête de fin d’année de l’école, c’est d’elle dont on nous promet le portrait.
Et c’est bien elle qui avancera vers l’adolescence au fil de ce solo tonique et sensible. Pourtant c’est autant sa mère et tout son monde de collégienne qui vont se déployer sur le plateau nu, habillé simplement d’une chaise et des lumières judicieuses de Manuel Vidal. Elise Noiraud croque avec justesse et une grande expressivité Tony, l’amoureux secret, les professeurs, les meilleures copines, une chargée de mission du Conseil régional, s’attarde sur la maman à la maturité tourmentée, laissant à chacun le temps d’exister, de prendre forme – au risque de s’éloigner – peut-être sciemment ? – de l’émotion, de prendre de la distance avec le cœur du sujet, cette demoiselle en pleine construction qu’elle était alors.
Difficulté de communication, mais aussi fugace tendresse partagée, avec sa mère, complicité du trio des copines, comment faire avec l’autorité, avec les premiers émois amoureux, avec son propre corps, Elise tâtonne, cherche, expérimente… Deux acmés de son apprentissage de la liberté, deux pics d’intensité du spectacle aussi : la boum : « y’a des grands qui fument des cigarettes » – l’exaltation de la danse, la jouissance du regard admiratif des autres – ah encore une fois on se retrouve happé par un moment de danse sur du Céline Dion, Xavier Dolan, Elise Noiraud, cessez cette conspiration !, la frustration d’en être arrachée prématurément par une mère dont on ne sait si elle est plus inquiète qu’envieuse, ou l’inverse… et le voyage scolaire : « on est en Pologne, tout près de la Russie, et je ne veux pas rentrer – tout est différent, même la pluie est différente ». Le voyage est raconté au mégaphone, petit drapeau rouge à la main, sur l’air de la Maknovtchina, c’est le premier voyage « de grande », tout est neuf, ce qu’on voit comme son propre regard, c’est la femme libre qu’elle deviendra qui transparaît sous sa carapace d’ado, c’est le goût de l’ailleurs qui naît.
T es pas ne ! Theatre de Belleville T’es pas né : Philippe Maymat © Pierre Grosbois

« T’es pas né, histoire de frangins »

ou « comment faire quand on a un grand frère »

Philippe a 7 ans en 1973, il écoute les disques de ses parents, il rêvasse devant la téloche, il fait un peu le malin parce que pas question de passer pour un bébé devant les aînés, la sœur et surtout le grand frère, à qui on voue autant d’admiration que de ressentiments… « T’es pas né », balancé par le grand pour « faire bisquer » le petit… « Mais alors, si je ne suis pas né, comment je peux être là ? » Ah, les mystères ténébreux de l’enfance, les questions étranges, tout ce qu’on se fait comme films, tout ce qu’on s’imagine, parce qu’on en sait pas (et qu’on se couperait la main plutôt que de poser la question).
Philippe Maymat nous garde au plus près du noyau familial mais a la jolie idée d’amener le monde sur le plateau comme il est entré dans son univers : par la télé, la « petite lucarne » – comme sans doute dans beaucoup de foyers de la classe moyenne de ces années 70’. On va croiser James West, Actarus, John Börg, les Shadocks, Nadia Comaneci, un pape puis un président des Etats-Unis assassinés… de quoi, en quelques noms, faire jaillir les couleurs de ces années. Comme Elise Noiraud, Philippe Maymat nous embarque aussi à l’Est – mais lui, à Moscou, et depuis le salon où l’on regarde en famille les JO ; c’est l’année du boycott des USA, du « doigt d’honneur » du perchiste polonais médaillé d’or… la magie du direct », découvre le jeune Philippe, l’Histoire qui déboule dans le salon…
Sur le plateau à peine meublé d’un tatami et d’une chaise surgiront les minuscules événements et les grandes épopées qui font grandir. On verra le minot assis par terre tourner les pages d’une gigantesque (quoiqu’invisible) Encyclopedia Universalis pour y débusquer le sens du sibyllin « et la bobinette cherra » – délicieux moment d’apprivoisement du langage. On assistera, entre francs rires et douces émotions, aux plus ou moins performantes tentatives sportives, trucs de p’tit gars, du judo, du foot, à un épique duel fraternel « y va y’avoir du grabuge ! », sur fond d’envolées à la Ennio Morricone… On comptera les heures en regardant tomber la pluie par la fenêtre, en pull qui gratte (comme il se doit) pendant les vacances de Toussaint, où l’on s’ennuie (comme il se doit)… Et peut-être qu’à la faveur d’une frayeur enfantine enfin déjouée, le petit frère va pouvoir enfin prouver au grand frère qu’il est né, lui aussi, et que ça va pas se passer comme ça ! à son tour d’être né, à son tour de devenir ado, à lui aussi le droit de boire des Monacos ! de virer un peu couillon, de tomber amoureux…
Avec l’âme et le regard candide de cet âge-là, et toute l’acuité et la sensibilité de l’adulte qu’il est devenu, mis en scène avec doigté par Laurent Fraunié, Philippe Maymat nous emmène dans ses souvenirs réels ou fantasques avec un savoir-faire délicat et discret, un jeu précis, sans fausse note, et plein de tendresse. Sa voix reste grave, une vraie voix d’homme : pour donner vie à la petite fratrie, il sait y glisser ce qu’il faut de légèreté et de virilité naissante pour que le môme de 8 ans ou l’ado bientôt muant prennent corps avec exactitude.

« De l’extraordinaire des vies normales »

Elise Noiraud – plus extravertie, peut-être plus ludique, avec une approche un brin plus sociologique dans son « portrait de groupe » autour de la figure centrale d’Élise, 13 ans et demi, Philippe Maymat – d’une façon plus intimiste sans doute, plus rêveuse : l’un et l’autre nous dessinent des vies « de tous les jours », dont chacun des spectateurs a vécu une bribe, des pans, peut se reconnaître dans le détail ou les grandes lignes, les airs populaires qui traînent dans un coin de la tête, les timidités, les fous-rires, les errements, les heures d’ennui, les enthousiasmes, le Mondial de foot de ’82 à Séville, les colos… Et, au bout de ces deux enfances « comme tout le monde » : deux artistes ! qui savent faire voir l’extraordinaire, les saveurs riches, variées, partagées et particulières de ces vies normales.

 

La claque salutaire de Pierre Notte

L’histoire de départ de cette femme, c’est l’histoire de bien trop de femmes, peut-être l’histoire de toutes les femmes… Toutes celles qui, un jour ou l’autre, voire tous les jours, ont été blessées, humiliées, meurtries. Ces histoires qui les renvoient à leur condition de femme, précisément. Ces incidents provoqués par des hommes, nécessairement, qu’ils soient leurs pères, leurs buralistes, leurs voisins…
Ce genre d’épisodes glauques -insultes verbales, agressions physiques…- la femme de l’histoire ne veut plus en parler. Un jour, elle prend le parti, purement et simplement, de se taire.

@ Victor Tonelli 

Je l’ai vu ralentir, lui mettre une main aux fesses, et repartir en riant.”

La femme se retrouve à terre, après la main aux fesses de trop, et elle décide en se relevant de ne plus jamais adresser la parole à aucun homme. Pas plus à son compagnon qu’à son médecin, pas davantage à son patron qu’à son frère. Décision bien radicale et qui n’attire pas forcément l’empathie…
C’est en ce sens, notamment, que le texte de Pierre Notte est très réussi : il n’est en rien manichéen, pas plus que ne l’est son héroïne.
La pièce interroge, pose question sur la posture à adopter. Quelles seraient, quelles sont nos propres réactions ? Trop ou pas assez radicales ? Le silence est-il la meilleure des armes ? Sans doute pas, mais pour la femme de l’histoire il est devenu vital…

Muriel Gaudin s’est emparée du texte dense, parfois très cru, toujours extrêmement poétique de Pierre Notte avec une vitalité, une force, une énergie palpables et communicatives. Elle est non seulement cette femme qui se raconte, mais également toute une galerie de personnages masculins qui la hantent, la maltraitent, l’irritent, et parfois, mine de rien, la réconfortent…
La mise en scène très minimaliste – une table, une chaise, un verre et une carafe d’eau – concentre toute l’attention sur la palette de jeu de cette brillant comédienne.

On sort un peu sonné avec, contrairement à l’héroïne, une formidable envie de crier : allez écouter l’histoire d’une femme !

L'histoire d'une femme Pierre Notte

L’HISTOIRE D’UNE FEMME
Avignon aux 3 Soleils du 6 au 29 juillet 2018 à 13h40
Texte et mise en scène : Pierre Notte
Avec Muriel Gaudin

L’imaginaire au pouvoir

L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre”

Le plus célèbre roman de Boris Vian au théâtre ? L’idée est étonnante et audacieuse. Dans le livre, l’importante place laissée à l’imagination permet de déambuler au milieu de nuages et de pianocktails, en compagnie de Colin, Chloé, Chick, Nicolas et Alize ; la perspective d’une version scénique peut sembler, a priori, peu envisageable.

Et pourtant ! Quelle adaptation que celle de Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps ! On voyage avec entrain et musique au cœur même de la poésie de l’ouvrage, au centre de cet univers futuriste, au sein de cette romance tragique et heureuse, drôle et dramatique. Les omniprésents et entêtants passages musicaux dynamisent et rythment le récit, encore énergisé par le jeu et la complicité des trois comédiens. Maxime Boutéraon est émouvant dans le rôle de l’amant impuissant et désespéré, Antoine Paulin successivement burlesque en Nicolas impassible et fidèle, touchant en Alize amoureuse et attendrissant en Chick passionné de Jean-Sol Partre. Mention spéciale à Roxane Bret, qui présente une hallucinante palette d’émotions : timidité, amour, ivresse, joie… c’est jusqu’au bout que la jeune fille sera forte et gaie.

Je voudrais être amoureux, tu voudrais être amoureux, il voudrait être amoureux…”

Nous suivons donc l’émouvant parcours de quatre personnages hauts en couleur : Colin, Chloé, Chick et Alize. Entre ces protagonistes vont se nouer des liens partant de la plus franche amitié et allant jusqu’à l’amour éperdu et sincère. Comique, dramatique, attristante, amusante, mais surtout ode à la poésie, à l’imaginaire et aux sentiments humains, la surprenante épopée de ces jeunes d’aujourd’hui et de demain constitue sans doute l’un des plus célèbres romans du XXe siècle.

“Je t’aime aussi bien en gros qu’en détail”

Point fort de cette mise en scène : le parti pris de laisser une importante place à la narration et libre cours à l’imagination du public. Aucune des surprenantes inventions de Vian n’est montrée, permettant à notre imaginaire de se développer très facilement, de nous sentir à l’aise au cœur de l’intrigue, de l’amitié et de l’amour caractérisant le texte.

Alors, oui, il faut se ruer au Théâtre de la Huchette, à la rencontre de la poésie, de la mise en scène tellement juste et des comédiens si prometteurs qui vous guideront vers un monde où l’on meurt d’un nénuphar dans la poitrine, où l’on assiste aux discours du célèbre Jean-Sol Partre, où l’on prépare ses boissons avec un pianocktail et où l’on fait son shopping à bord d’un nuage rose. Un monde rempli de musique : un monde où l’imaginaire, l’amour et l’amitié sont définitivement au pouvoir.

Nathan Aznar

L’ECUME DES JOURS
À l’affiche du Théâtre Girasole du 6 au 29 juillet 2018 à 15h10
Adaptation du roman de Boris Vian par Paul Emond
Mise en scène : Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Avec Roxane Bret, Maxime Boutéraon, Antoine Paulin

Le Chien : une petite merveille d’émotion

C’est l’histoire d’un vieil homme qui s’est suicidé 5 jours après la mort brutale de son chien. 5 jours pour écrire une longue lettre à sa fille et lui dire enfin l’indicible. C’est l’histoire d’un jeune adolescent traversé par le pire, porté par le souvenir brûlant des siens, s’obligeant à survivre pour ne pas les faire mourir une seconde fois. Résister 2 fois à l’horreur, tenir bon face à la cruauté de ses bourreaux, ne pas devenir bourreau à son tour en se laissant dévorer par la vengeance… Mais quel peut être le secret de ces survivants, qui ont résisté à tout, qui ne sont plus retenus par rien, capables pourtant de garder foi en l’humain après la traversée d’un abysse d’inhumanité ? Une rencontre, une ressource, un peu de vie, enfin. Grâce à l’amour pur et sans condition… d’un chien. Une leçon d’humanité donnée par un animal ?

Le Chien, Eric-Emmanuel Schmitt, Marie-Françoise et Jean-Claude Broche, Théâtre Rive Gauche, Mathieur Barbier, Patrice Dehent, critique Pianopanier

“Si les hommes ont la naïveté de croire en Dieu, les chiens ont (bien) la naïveté de croire en l’homme.”

Cette pièce est portée par deux acteurs d’une sensibilité à fleur de peau, semblant vivre chaque instant sur scène avec la même intensité que s’il s’agissait d’une première ou d’une dernière. En y prêtant attention, on croit percevoir l’ombre des blessures de ces hommes qui ont vécu, qui savent si bien transmettre les émotions, pudiquement, profondément. Ils nous font entrevoir “cet éclat d’humanité” qui révèle quelque chose d’eux… et de nous. Comme en songe, tu devines, là sur scène, des fragments de ta vie, éclatés dans une partition virile toute en fragilité, enveloppée par les notes de piano qui s’échappent délicatement de leur écrin pour mieux venir à ta rencontre. Un moment de théâtre pur, authentique, sans artifices, avec des mots, des voix, des gestes retenus. Une mise en scène élégante et discrète, qui donne humblement tout son relief au texte d’Eric-Emmanuel Schmitt, l’un de ses plus personnels, travaillé pendant des années. Ce texte qui n’était pas destiné au théâtre, a peut-être trouvé ici une autre part de son destin, un début d’immortalité. “C’est moi, Samuel Heymann !” – ce cri de l’enfant revenant sur les lieux de l’horreur a rejoint pour toujours les fantômes du théâtre. Il a déchiré l’espace, fait saigner les cœurs et jaillir les larmes; des larmes qui ont su se retenir et ne pas glisser plus bas pour ne pas déranger… suspendues à la suite d’une histoire qui les a fait naitre. La subtilité du jeu donne envie d’y retourner pour concentrer un peu plus son attention sur celui qui ne “parle” pas. Sûr qu’on y ressentirait alors une autre intensité des regards, on y entendrait différemment l’histoire de leurs rides et la patine de leurs voix mûres et pénétrantes, que l’on devine façonnée par l’alcool et la cigarette. Forcément à la fin, tu te lèves, les yeux embués, les joues humides, pour remercier. C’est beau, c’est touchant, c’est profond… Ça ne s’oublie pas.

LE CHIEN

Espace Roseau Avignon, du 6 au 29 juillet 2018 20h10

Une pièce d’Eric-Emmanuel Schmitt
Mise en scène : Marie-Françoise et Jean-Claude Broche
Avec : Mathieu Barbier et Patrice Dehent

Soyez-vous même, les autres sont déjà pris

Tout commence par une sorte d’incantation psalmodiée par une étrange bonne femme, toute de noir vêtue. Une sorte d’Olive de Popeye qui aurait soudainement perdu la vue. Bien que totalement aveugle, cette directrice d’une importante entreprise de javel reçoit des candidats en entretien de recrutement. Très vite, on est dans l’ambiance, car cette dirigeante n’est pas à cours d’arguments lorsqu’il s’agit de vanter les mérites de sa société : “Il n’y a pas de vrai bonheur sans javel”, “En plus d’être efficace, la javel est morale”… On a  l’impression de se trouver face à un gourou plus qu’à un chef d’entreprise. Et il ne s’agit que de l’intermède. Car à côté de Madame la Directrice, une candidate est en scène, prête à tout (vraiment à tout) pour décrocher le job de ses rêves (“la javel c’est fait pour moi”).

Soyez vous-même, Côme de Bellescize, Compagnie Théâtre du Fracas, Eleonore Joncquez, Fannie Outeiro, Théâtre de Belleville©Pauline Le Goff

“Il faut que vous vous dépossédiez de votre carapace. Vous me dressez un portrait tellement triste et tellement convenu. Je m’ennuie, je m’ennuie !”

Jusqu’où est-on prêt à aller, à se compromettre, à n’être précisément plus du tout soi-même pour être retenu, sélectionné, choisi, recruté, embauché ? La jeune postulante ira très loin, trop loin, jusqu’à un dénouement qu’on ne dévoilera pas mais qui pourrait (devrait) faire frémir plus d’un recruteur…
La mise en scène de Côme de Bellescize, bien plus épurée que celle de ses précédents spectacles (Amédée, Eugénie…) laisse le champ libre à l’interprétation remarquable des deux comédiennes. Avec tout le talent qu’on lui connait, Eléonore Joncquez campe cette directrice bien plus cabossée par la vie qu’elle n’ose l’avouer (“je me suis lavé les yeux à la javel par amour”). Face à elle, Fannie Outeiro dégage la même dose folle d’énergie, la même puissante audace.

Soyez vous-même, Côme de Bellescize, Compagnie Théâtre du Fracas, Eleonore Joncquez, Fannie Outeiro, Théâtre de Belleville

“Danser nue et seule devant une aveugle, c’est quelque chose, non…”

Certaines scènes tellement réussies assurent à elles seules la promotion du spectacle. Eléonore Joncquez swinguant sur un air chantonné par Fannie Outeiro. Fannie Outeiro acceptant de se dévêtir et d’improviser, dans un élan de pudeur, “une danse de la chaise”. Fannie se lançant dans une scène de séduction et amenant Eléonore au paroxysme de l’excitation.
Elles nous font rire, et nous touchent au plus profond, parce qu’elles osent tout. Elles se dévoilent, semblent n’avoir aucune limite dans leur jeu. Pas de doute, ces deux-là sont elles-mêmes et c’est tellement réjouissant !

Soyez vous meme, Come de Bellescize Avignon 2018

SOYEZ VOUS-MÊME
Á l’affiche du Grenier à Sel – Ardenome  – du 6 au 28 juillet, 18h05
Texte et mise en scène : Côme de Bellescize
Avec Eléonore Jonquez et Fannie Outeiro

Une légère blessure, une comédienne “poids lourd”

Une athlète. Une sprinteuse qui se jetterait dans une course folle, désespérée et inéluctable. C’est ainsi qu’apparaît Johanna Nizard, seule sur scène, avec les mots de Laurent Mauvignier. Il ne fallait pas moins que l’immense talent de cette comédienne pour tenir sur la longueur un texte aussi dense, percutant, incisif, intense. L’étendue de sa palette, la finesse et la sensibilité de son jeu lui permettent d’interpréter cette partition brillante, étoffée, éclatante. En quelques secondes, elle passe d’une infinie douceur, d’une touchante fragilité à une dureté rageuse, explosive, inquiétante. Elle nous surprend par tant de colère contenue. Une violence aussi peu légère que cette fameuse blessure qui ne sera dévoilée qu’à la fin.

une-legere-blessure Johanna Nizard

©Giovanni Cittadini Cesi

“Moi je peux gaspiller mon temps à tout dire, rien ne me touche plus assez pour que j’ai peur de le perdre.”

Qui donc est cette femme ? La quarantaine, une certaine classe sociale. Elle attend à dîner ses parents qui ne sont pas venus depuis longtemps. Elle s’adresse à une autre femme, une femme de ménage qu’on ne voit pas, qu’on n’entend pas, qui ne parle pas la même langue qu’elle. Tout au long de ce dialogue – ce monologue – elle libère une parole, des choses difficiles à dire. Comme une sorte d’introspection, elle évoque ses rapports avec les hommes, avec son père, sa mère, son frère, les enfants qu’elle n’a pas eus…

une-legere-blessure Johanna Nizard

“Une souris qui déplace une montagne, dans le regard des gens ça reste une souris.”

La course effrénée de Johanna est rythmée par les mot de Mauvignier. Et les mots de Mauvignier dessinent un cercle de plus en plus étroit. De plus en plus vicieux… En débutant la course, elle a ouvert les vannes, et le secret qu’elle cache, cette “légère blessure”, elle va finir par le dévoiler.
Othello Vilgard retrouve ici Johanna Nizard, qu’il avait déjà mise en scène dans Trois Ruptures de Rémi de Vos. Il lui fait occuper tout l’espace, telle une lionne en cage. Une cage qui aurait des allures de ring de boxe, tant la puissance qu’elle dégage nous fait l’effet de véritables uppercuts.
Quand on vous dit que Johanna est une incroyable athlète de la scène…

 

UNE LEGERE BLESSSURE
Du 6 au 29 juillet 2018, 19h30 au Théâtre des Halles 
Salle Chapiteau
Texte et dramaturgie : Laurent Mauvignier
Mise en scène : Othello Vilgard
Avec : Johanna Nizard