We can be heroes just for one day

Une grande maison toute vitrée, typique des nouvelles architectures modernes et, à cette image, un texte complètement revisité. D’emblée la scénographie tournante nous plonge dans une atmosphère réaliste et très cinématographique.Tchekhov plaçait ses drames et ses personnages dans les choses du quotidien. Simon Stone reprend cette idée et imagine les tranches de vie contemporaines de Macha, Olga et Irina pour permettre au public d’observer sur scène des gens normaux et occupés à des tâches quotidiennes. Surprenant. Notre quotidien ? manger, boire, pleurer, angoisser, rire, aller aux toilettes, chanter, faire l’amour, philosopher… voilà ce que font les personnages sur scène. Dissection en direct de leur vie privée, de leurs drames et de leur tourments. Immersion totale aussi fascinante que déconcertante. Ce sont des écorchés vifs du présent. On y voit du quotidien sur un plateau dans le but peut-être, de le transformer en art, pour que l’art n’appartienne finalement non plus au passé mais au présent.

Les Trois Soeurs, d'après Tchekhov, mise en scène Simon Stone à l'Odéon Théâtre de l'Europe, prianopanier@Thierry Depagne 

Ce qui nous mène à ce rapprochement entre personnages et spectateurs : les premiers tentent de vivre pour échapper à leur propre réalité, tout comme les seconds au final. Mais ceux-là ont sous les yeux leur propre présent et leur propre quotidien. Irons-nous jusqu’à dire, leur propre médiocrité ? Devrait-on se sentir comme le chantent les acteurs « heroes just for one day » ? Comme le dit Pascal : « nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. (…) C’est le présent d’ordinaire qui nous blesse. »

Les Trois Soeurs, d'après Tchekhov, mise en scène Simon Stone à l'Odéon Théâtre de l'Europe

« Que craindre au monde sinon la solitude et l’ennui ? ». Ce n’est pas Tchekhov mais Bernanos dans « Sous le soleil de Satan ». Vivre, s’occuper le coeur et l’esprit pour quasiment oublier le temps présent. Ce que nous faisons donc. Pour éviter de tomber dans la nostalgie. Finalement, nous ne savons pas vivre. « Les gens qui éprouvent une insatisfaction permanente se sentent comprimés  entre un passé qui leur pèse et un avenir qui les inquiète. Au contraire, vivre l’instant présent dilate le coeur. » Thérèse de Lisieux. Qu’est-ce qui nous rend véritablement heureux ? Si vous voulez vous interroger sur l’art, le sens du présent et du quotidien avec en prime un excellent jeu d’acteur, il reste encore des dates pour aller voir ce surprenant « trois soeurs » d’après Tchekhov. Un spectacle que le génial Simon Stone aurait pu appeler « Mes trois soeurs ».

LES TROIS SOEURS  – d’après Anton Tchekhov
Du 10 novembre au 22 décembre 2017 à l’Odéon Théâtre de l’Europe
Mise en scène : Simon Stone
Avec : Jean-Baptise Anoumon, Assaad Bouab, Eric Caravaca, Amira Casar, Servane Ducorps, Eloïse Mignon, Laurent Papot, Frédéric Pierrot, Céline Sallette, Assane Timbo, Thibault Vinçon

Le Cerf et le Chien : Liberté je brame ton nom…

« Y-a-t-il dans la vie quelque chose qui soit plus utile que de bien courir ? » (Le Cerf)

C’est devenu une tradition salutaire que petits (et grands !) attendent avec impatience : chaque fin d’année, la Comédie-Française propose un spectacle «pour enfants » à l’approche des fêtes et de l’arrivée du multi-centenaire barbu au manteau rouge.
Cette année, c’est une nouvelle fois Véronique Vella qui s’y colle. La sociétaire avait déjà monté « Le Loup » de Marcel Aymé, repris l’an dernier. Et c’est un nouveau conte du Chat Perché, le Cerf et le Chien, qu’elle nous propose aujourd’hui.
Ce Cerf-là est en fuite : une meute de chiens le poursuit. Il trouve refuge au sein de la ferme de Delphine et Marinette qui, très vite, arrivent à convaincre leurs rétifs parents d’accueillir ce curieux animal de compagnie au sein des leurs. Un bœuf se chargera de son intégration, sous le haut patronage du chat…et avant qu’un chien vienne aussi mêler sa truffe à ce joyeux attelage.
Marcel Aymé est un auteur bien trop subtil pour s’arrêter aux étiquettes : « contes pour enfants, spectacle jeune public, théâtre pour la jeunesse… ». LE CERF ET LE CHIEN est beaucoup plus que cela, et la mise en scène de Véronique Vella, virevoltante, joyeuse, généreuse, fait la part belle aux doubles lectures.

Le Cerf et le Chien, Marcel Aymé, Véronique Vella, Studio-Théâtre, Comédie-Française, critique Pianopanier© Simon Gosselin, coll. Comédie-Française

Car il s’agit bien ici d’une ode universelle à la liberté et à la tolérance… Le Cerf ne saura résister à l’appel de la forêt, non sans avoir traversé les contrées de la tolérance et du vivre ensemble, en compagnie de son compère le bœuf, et au contact de la petite troupe de Delphine et Marinette.
Véronique Vella a vraisemblablement pris énormément de plaisir à rassembler autour de son projet des comédiens à propos desquels on commence à manquer de qualificatifs pour décrire leurs prestations régulières. Cela en est usant.
Michel Favory prête son impériale placidité au Chat. Jérôme Pouly, trop rare, est un chien qui semble tout droit sorti des Damnés d’Ivo Van Hove lorsqu’il entre en scène…pour se laisser lentement séduire par la compagnie du Cerf et la vie paisible à la ferme. Cécile Brune et Alain Lenglet sont des parents parfaitement chafouins et besogneux, mais à la carapace vite attendrie.
Elsa Lepoivre et Véronique Vella sont des Delphine et Marinette absolument crédibles : elles ont 12 ans devant nous.
On sait déjà depuis longtemps que Stéphane Varupenne peut tout jouer : il passe d’un médecin tchekhovien à un bœuf guitariste avec une déconcertante facilité (et jouer de la guitare avec des gros sabots ne doit pas être facile…).
Elliot Jenicot, enfin, est un cerf majestueux et rock and roll. Son corps élastique est parfait pour camper ce seigneur des forêts, épris de liberté, et de Cat Stevens.

Le Cerf et le Chien, Marcel Aymé, Véronique Vella, Studio-Théâtre, Comédie-Française, critique Pianopanier, Ellsa Lepoivre, Véronique Vella, Elliot Jenicot

La trouvaille de cette adaptation, outre la fantaisie permanente et les moments chantés (formidable labour rock entre le bœuf et le cerf) est l’habile intégration de la narration d’Aymé au sein des dialogues de chaque comédien.
Tous ceux qui ont été sensibles un jour à l’appel des forêts, au spectacle merveilleux d’un ciel étincelant, à l’envie irrésistible de dormir à la belle étoile, trouveront un grand plaisir à voir ce spectacle qui est une merveille d’intelligence : nul ne doute que les travées du Studio-Théâtre seront vite prises d’assaut pour aller applaudir cette petite troupe.

Le Cerf et le Chien, au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, mise en scène Véronique Vella

LE CERF ET LE CHIEN – d’après les contes du Chat Perché de Marcel Aymé
Du 16 Novembre 2017 au 7 janvier 2018 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française
Mise en scène : Véronique Vella
Avec : Véronique Vella, Michel Favori, Cécile Brune, Alain Lenglet, Jérôme Pouly (en alternance avec Julien Frison), Elsa Lepoivre, Stéphane Varupenne, Elliot Jenicot

Une corde qui grince et la mort passe

Au terme d’un concert classique, un fan un peu envahissant (Christophe Malavoy) rend visite dans sa loge à un chef d’orchestre de renom (Tom Novembre).

Au fil de ses irruptions dans l’intimité physique et mentale du chef d’orchestre, une sensation de malaise et d’absurde s’installe. Irruptions et promiscuité qui pourraient être la métaphore d’autres irruptions et promiscuité en des temps plus graves, que la mémoire et le discours de l’admirateur révèlera pour notre plus grand effroi.

Fausse Note au Théâtre Michel, avec Christophe Malavoy et Tom Novembre

L’admirateur a des exigences hors normes auxquelles le chef d’orchestre cède d’abord conciliant, ensuite contraint.

On a, dans un premier temps, une impression d’absurde et de bouffonnerie énervante jusqu’à ce que l’admirateur accule le chef d’orchestre et l’oblige à un terrible aveu. On se demande quand même pourquoi il avoue à ce moment-là, alors qu’il a su taire cette partie de sa vie pendant la majorité de son existence.

S’ensuivra alors un jeu de marionnettiste : l’admirateur, un pervers narcissique, résoudra le chef d’orchestre à la pantomime.

On assiste à l’effondrement psychologique d’un homme qui doit, d’abord, pour sauver sa réputation, ensuite pour sauver sa peau, jouer le jeu que son agresseur l’oblige à jouer. Mais qui est véritablement l’agresseur ? C’est ce que la pièce nous dévoile peu à peu, abordant des thèmes aussi importants et implacables que la responsabilité, le libre-arbitre et la fatalité. « J’obéissais aux ordres » la trop célèbre réplique d’Eichmann sur laquelle le chef d’orchestre tentera de justifier son acte.

Fausse Note au Théâtre Michel, avec Christophe Malavoy et Tom Novembre

Didier Caron, qui nous emmène habituellement sur le terrain de la comédie, a creusé ici une écriture dramatique qui nous convainc.

Les acteurs nous emportent  avec maîtrise dans ce duel cruel, même si l’on pourrait reprocher à Tom Novembre une première partie de jeu un peu trop sur le même registre, l’énervement. Quoi qu’il en soit, l’ensemble nous a semblé assez magistral, fin, juste, plein de répliques claquantes, de plaisanteries aigres-douces et de références à l’histoire. D’ailleurs, ce fameux chef d’orchestre fait suite au célèbre Karajan…

La mise en scène, très épurée, se fond sur de subtiles variations lumineuses et de déplacements à roulettes dans une lenteur inquiétante qui appuie l’effroi que porte le texte.

La salle, pleine et recueillie tout le long de la pièce, applaudit à tout rompre, manifestement satisfaite de sa soirée au théâtre Michel.

Une bonne pièce, un bon texte, de bons comédiens, sans fausse note.

 FAUSSE NOTE
À l’affiche du Théâtre Michel du 21 septembre 2017 au 14 janvier 2018 (jeudi au samedi 21h, samedi 16h30 et dimanche 16h)
Une pièce de Didier Caron
Mise en scène : Didier Caron et Christophe Luthringer
Avec : Christophe Malavoy et Tom Novembre

Alice psychédélique

Alice (Corinne Fischer) se tient au milieu du petit plateau du théâtre de la Girandole, sur un drap blanc étalé au sol. Elle est soit assise sur une chaise d’écolier soit debout, plutôt statique, avec quelques mouvements de mains, de pieds et beaucoup d’expressivité du visage.

Derrière elle sont tendues trois voiles d’hivernage, comme le rideau des rêves, sur lesquelles sont projetées des images. Images fixes, floues et tremblantes, images cinématographiques. Images tantôt psychédéliques, hypnotiques, d’encre de chine, dessins, en expansion. Des damiers, une forêt qui n’en finit pas, des ombres, du récit médiéval, des formes.

Une musique, tout aussi hypnotique, d’un genre techno planant, se marie parfaitement avec les obscures et floues images qui parcourent les voiles d’hivernage.

Ce sont ces projections qui illuminent la scène et aucune gélatine n’est là pour éclairer Alice qui restera toujours dans l’ombre avec cet arrière volcanique à la frontière du rêve.

Alice de l'autre côté du miroir, théâtre Girandole Montreuil

On a un sentiment d’oppression dès le début, mais une oppression comme dans les rêves d’Alice, absurdes, de laquelle on voudrait à la fois se défaire mais dans laquelle il nous plait de rester comme échoués dans un monde imaginaire et fou.

Le texte, dit avec un peu trop de vitesse pour complètement nous parvenir, parce qu’il s’agit tout de même d’un texte difficile à appréhender au théâtre, est fait d’extraits du texte original de Lewis Carroll. Corinne Fischer, dans son incarnation, nous communique avec justesse les états d’âme d’Alice et dit le texte avec tout ce qu’elle porte d’enfance en elle.

Alice de l'autre côté du miroir, théâtre Girandole Montreuil

Il ne s’agit pas précisément d’un spectacle pour enfants. Les choix de mise en scène semblent un peu trop anxiogènes pour capter et emporter des enfants dans l’univers merveilleux d’Alice. Ou alors des enfants déjà grands. En tant qu’adulte, on passe un bon moment, plein d’étrangetés hallucinatoires et l’on repart en se disant qu’on a envie de relire Lewis Carroll.

La petite salle était pleine à craquer pendant ce festival Marmoe, made in Montreuil, qui dure jusqu’au 26 novembre, comme la programmation de la pièce, où vous pourrez découvrir beaucoup d’autres spectacles jeunesse.

Au théâtre de la Girandole, à quelques pas du métro, on vous propose d’offrir des billets suspendus, comme les fameux cafés suspendus d’une Italie mythique, tradition de solidarité envers les plus pauvres.

Alice de l'autre côté du miroir, théâtre Girandole Montreuil

ALICE, DE L’AUTRE COTE DU MIROIR
À l’affiche du Théâtre de la Girandole du 10 au 26 novembre 2017 (mardi au samedi 19h)
Mise en scène : Agnès Bourgeois
Avec : Corinne Fischer

Ceux qui res(is)tent…

Sur le plateau nu du Théâtre Déjazet (dernier théâtre du boulevard du crime, resté « dans son jus » depuis 40 ans et dirigé par l’inénarrable Jean Bouquin), deux chaises font face au public. Légèrement décalées l’une de l’autre. Tout à coup, sans même qu’on les ait vu s’approcher, ils sont là. Ils sont arrivés sur la pointe des pieds, discrètement, l’air de rien. Ils se sont assis. Lui devant, elle un peu en retrait. Elle est l’interviewer, celle qui fait accoucher la parole de Pavel. Pavel, c’est Paul Felenbok, qui avait sept ans lorsqu’il s’est évadé du ghetto de Varsovie. Aujourd’hui, Paul Felenbok a 81 ans, et c’est sa parole à lui qui se libère par la voix de cet admirable comédien qu’est Antoine Mathieu. Sur la scène du Déjazet, il n’a plus d’âge. Il est d’abord ce tout petit garçon échappé par les égouts de Varsovie. Puis l’homme mûr qui retourne sur les traces de son passé, avec son frère, pour le 70ème anniversaire du soulèvement du ghetto.

Modification scénique. Autre voix, autre parole, autre témoin entre deux âges : Marie Desgranges troque son rôle d’interviewer contre celui de son partenaire. Doucement, simplement, naturellement ils échangent leurs chaises, lui devenant le garant de sa parole à elle : Wlodka Blit-Robertson, cousine de Paul, guère plus âgée que lui à l’époque où elle s’évada en escaladant le mur du quartier juif.

Ceux qui restent, David Lescot Paul Felenbock, Wlodka Blit-Robertson, théâtre Déjazet, Pianopanier@Christophe Raynaud de Lage 

“Dans le ghetto, il y avait une vie sociale, culturelle, des riches, des pauvres c’était une société au départ, avant même que la mort soit présente à chaque coin de rue.“

Les paroles de ces deux-là s’enchevêtrent, se répondent, se font écho une heure trente durant. Une heure trente qui nous fait voyager de la Pologne à la Russie, de la France aux Etats-Unis en passant par l’Angleterre. Ces deux-là ont eu une existence réellement exceptionnelle. Quelle chance qu’ils nous la fassent partager ! Leurs mots sont aussi précieux que cette vie qu’ils racontent. Ce sont ces mots-là, leurs mots qui construisent le spectacle, car la mise en scène tout en sobriété et délicatesse de David Lescot les met parfaitement à l’honneur.

Ceux qui restent, David Lescot Paul Felenbock, Wlodka Blit-Robertson, théâtre Déjazet, Pianopanier

“Un jour, je suis allé voir un psy… Il a inventé que je m’étais orienté vers l’astronomie parce que j’avais manqué de la vision du ciel dans mes caves… »

Grâce à son talent et à celui des deux formidables comédiens, des paroles d’enfants juifs rescapés se trouvent non seulement libérées mais encore sublimées sur un plateau de théâtre – quel plus bel endroit, quelle place aussi juste ces paroles auraient-elles pu trouver ? Merci à David Lescot, Marie Desgranges et Paul Mathieu de donner à entendre cette vérité. Merci à eux de nous inclure comme de nouveaux témoins, interviewers, passeurs… De nous confier, à nous aussi, un rôle dans cette histoire de ceux qui restent. De ceux qui résistent…

CEUX QUI RESTENT
À l’affiche du Théâtre Déjazet du 18 au 28 octobre et du 7 novembre au 9 décembre 2017 (mardi au samedi 19h)
Paroles de : Paul Felenbok et Wlodka Blit-Robertson
Mise en scène : David Lescot
Avec : Marie Desgranges et Antoine Mathieu

Intra Muros : trois murs et la liberté

Pour étrenner les planches de la salle flambant neuve du Théâtre 13 / Jardin, Colette Nucci, directrice du lieu, attachée à promouvoir la création actuelle et le travail des compagnies indépendantes, avait choisi de confier le spectacle d’ouverture à Alexis Michalik, familier de cette salle qui l’a accueilli avec plusieurs de ses créations au fil des années. Le théâtre a enfin (belle) façade et (spacieux) hall d’entrée, salle et scène ont été rénovées avec soin, gardant l’agréable et peu commune disposition en amphithéâtre qui le caractérisait, perdant en pittoresque se plaint un mauvais coucheur nostalgique, mais surtout gagnant en qualité d’accueil, en performance phonique, en confort côté spectateur mais aussi côté artistes et techniciens… deux ans de travaux, le plancher de la scène devait frémir d’impatience de retrouver la pulsation des pas des artistes ! On retrouve cet automne Intra Muros à La Pépinière Théâtre, après le festival d’Avignon.

« Le théâtre,
c’est un endroit où il se passe tout le temps des choses »

Michalik aime le théâtre et son écriture, il le démontrait avec malice et d’inventivité dès ses premières mises en scène R&J et La Mégère à peu près apprivoisée, adaptations pleines de fantaisie(s). Depuis, il s’est emparé de la scène dans tout son relief, passant à l’écriture avec un brio salué par la presse et le public : Le Porteur d’histoire et Le Cercle des illusionnistes ont soufflé un vent de fraîcheur et de créativité, et furent salués de nombreux Molières. Quelques perruques, des costumes, parfois de bric et de broc, là un astucieux pan de mur sur roulettes, ici des accessoires judicieux : une économie légère mais qui a toujours su ne pas faire « maigre ». On appréciera peut-être que ce n’est pas avec le plus de moyens qu’on fait le plus de théâtre. Après la machine à spectacle tapageuse d’Edmond, succès populaire autant que critique, gratifiée d’ailleurs de nombreuses nominations aux Molières cette année, on retrouve ici Alexis Michalik avec une équipe resserrée, et son talent condensé.

« C’est ça la vie,
être traversé par des émotions »

Alexis Michalik s’est nourri de sa propre expérience d’un échange avec des détenus, en Centrale (une « maison centrale » est un type de prison qui prend en charge les détenus condamnés à de longues peines. Elle accueille également les détenus les plus difficiles, ou ceux dont on estime qu’ils ont peu de chances de réinsertion sociale) pour poser les bases de cet Intra Muros, où, à sa manière, il poursuit le dialogue entamé alors.

Nous allons donc passer 1h30 entre les murs d’une prison, réunis par la volonté de Richard, le metteur en scène, et d’Alice, assistante sociale, les instigateurs de cet « atelier-théâtre » en compagnie de Jeanne, aux multiples rôles, et de deux détenus, Ange et Kevin, les deux seuls volontaires – et de bien mauvaise volonté ! Entre les murs d’une prison, mais, puisque la parole crée – et cette belle fonction performative de la parole est particulièrement sollicitée dans le travail de Michalik, nous serons bien sûr aussi dans d’autres temps et d’autres lieux, les temps et les lieux des récits emboîtés des protagonistes. On glisse sans à-coups de la situation à la narration, des souvenirs racontés à leur restitution ; la mise en scène fluide, mouvante, nous embarque de l’espace de l’atelier à toutes les vies. Les acteurs se changent à vue, utilisant des portants à la frontière des coulisses. Hors jeu, ils restent la plupart du temps sur le plateau, simplement assis en fond de scène, spectateurs en miroir des spectateurs. Ils naviguent de leur présent à leurs passés, et même à leurs futurs. Peut-être l’intrigue s’entortille-t-elle en circonvolutions qui peuvent sembler artificielles. Mais par le talent de l’auteur-metteur en scène et la grâce de ses interprètes, tous ces ressorts s’allègent.

Dans un angle du plateau, au ras des spectateurs, Raphaël Charpentier, musicien poly-instrumentiste, manie thérémine, percu, clavier, samples… Le simple bruitage des ouvertures de portes scandant les déplacements suffira à inventer les murs de la prison, quelques notes de piano adouciront le dur récit de l’enfance de Kevin, le jeune détenu, des sons urbains, bips de caisses enregistreuses, brouhahas de bavardages, sonneries de téléphone tisseront la trame d’une vie laborieuse… : une matière sonore ainsi créée qui sait trouver la bonne proportion, amenant nuances et reliefs sans envahir l’espace.

« L’acteur ne fait pas qu’endosser une autre vie,
il en endosse deux, la sienne et celle du personnage »

Des cinq comédiens, certains sont de ses fidèles : Jeanne Arenes, à la présence vive et sincère, a été saluée du Molière de la révélation féminine en 2014 pour son rôle dans Le Cercle des illusionnistes; d’autres, des nouveaux venus dans sa tribu, plus familiers des cinéphiles : Bernard Blancan, visage à la serpe, regard aigu, campe un Ange, taiseux et blessé, à la tendresse touchante ; Fayçal Safi donne le ton juste, fait de fougue, de jeunesse, de rage, à son voyou, Kevin, gamin poussé tant bien que mal dans de la mauvaise terre (« c’est qui la société, moi je la connais pas mais si un jour je la croise je lui mets mon poing dans la gueule ») ; Alice de Lencquesaing, belle voix feutrée, fait ses premiers pas au théâtre avec la sensibilité et la justesse qu’on lui connait au cinéma…. On a aimé dernièrement Paul Jeanson dans J’ai couru comme dans un rêve, il est ici parfait dans le rôle du metteur en scène-accoucheur.

« Dans cette page blanche, il voit un espace infini,
il y voit tout le temps qui lui reste »

Michalik croit dans la vertu créatrice de la parole, et dans le pouvoir libérateur du théâtre. Avec un plateau sans esbroufe mais plein d’intelligence, des acteurs vifs et talentueux, beaucoup d’idées, un sens du ludique, le goût des histoires, beaucoup d’humanité… et par dessus tout, un grand amour de l’art dramatique, il fait s’effacer les murs, personnages et spectateurs d’un même élan s’évadent, et tous auront au cœur une lumière plus chaude, qu’elle soit d’un rayon de soleil, ou d’un projecteur de théâtre…

INTRA MUROS
À La Pépinière Théâtre, octobre 2017
Texte et mise en scène Alexis Michalik
Avec Jeanne Arenes, Bernard Blancan, Alice de Lencquesaing, Paul Jeanson, Faycal Safi
et le musicien Raphaël Charpentier

photos : © Alejandro Guerrero


Réalisation Quentin Defalt

Swann s’inclina poliment : vie et mort d’un amour

La soirée de Madame Verdurin n’attendait que nous pour battre son plein. Les convives habituels sont déjà là, le peintre Elstir, artiste et drôle, si drôle ! à qui Madame Verdurin requiert à intervalles réguliers une des ses plaisanteries si amusantes ! ; Odette de Crécy, pas tout à fait une cocotte, celle à qui Madame Vedurin rappellera plus tard qu’elle vient d’un bordel de Nice, mais pas non plus une femme du monde, et pourtant une beauté qu’on a plaisir à montrer à sa table ; les deux musiciens aussi sont là, un piano, un thérémine, des guitares attendent leur tour. Des chants d’oiseaux guillerets s’entrelacent à des notes électroniques sourdes, déjà inquiétantes. Des orchidées et les oiseaux empaillés mêlent à cet univers sonore leur joliesse et leur étrangeté pour renforcer le trouble naissant.
Et nous, le public en bloc, nous sommes Charles Swann, richissime fils d’industriel, CSP ++++++, chasseur de plaisir, beau parleur, dont on recherche la présence dans les salons en vue.
 

Swann s'inclina poliment © Alex Nollet @ Alex Nollet

Nicolas Kerszenbaum, adaptateur et metteur en scène, auteur qui aime se coltiner au réel, propose ici une variation pour notre temps autour d’Un amour de Swann de Marcel Proust, autant merveilleuse peinture de la jalousie et du sentiment amoureux que description précise d’ascensions sociales, qui ne sont le fruit que de volontés et d’instincts individuels.
Dans un langage dramaturgique bien d’aujourd’hui, alternent scènes jouées, chansons, voix off, narration au micro. Le récit et le jeu s’entrelacent ; de même les temps se tressent subtilement, du temps du texte au temps du spectacle, intimement mêlés pour inventer un espace qui contient aussi bien le siècle (et les mots) de Proust que le nôtre (et les nôtres). Le décor est chic, moderne : une stylisation tout autant d’une manière de penser la représentation théâtrale que d’une certaine esthétique des élites. Des fourrures, des cols emplumés, apporteront avec eux une ombre d’animalité dans cet univers quasi technologique. Les conversations futiles crépiteront au son des notes de Satie, des moments gracieux naîtront du silence quand les bavardages s’éteindront et les visages se refermeront sur leurs vérités.

Tu entends cette musique, Swann, tu nous regardes et tu nous trouves un peu bêtes,
mais tu entends cette musique et tu renoues avec le désir.

Le portrait d’une société se dévoile, sur le mode de la farce cruelle. Des fioritures parfois parasitent la lecture d’une scène, un couplet de trop fait paraître une chanson moins percutante que les autres, menus écueils qui n’enlèvent rien à l’acuité du regard ! Pourtant, si les rapports de classe, les ambitions, les transfuges sont observés et dépeints avec une pertinente vivacité, c’est dans les affaires du cœur que Swann s’inclina poliment touche au plus juste. Le besoin d’amour taraude tous les protagonistes, vital comme la faim – avidité de se sentir exister aux yeux des autres, besoin de reconnaissance, d’admiration ou d’affection, besoin d’un amour à éprouver aussi, pour sentir la vibration, la pulsation de la vie battre plus fort. Et le revers de la médaille de ces désirs : les hypocrisies des charmeurs, la jalousie des possessifs, la dureté de qui est aimé sans être ému…
 
Swann s'inclina poliment © Alex Nollet @ Alex Nollet
 
Les trois acteurs jouent et chantent avec une belle énergie qui n’étouffe pas pour autant leur sensibilité ; avec générosité et justesse, ils s’amusent de leurs personnages mais savent s’abandonner, mettre à nu leurs failles. Sabrina Baldassarra, fantasque et vorace Madame Verdurin, visage mobile, présence lumineuse ; Thomas Laroppe (en alternance avec Gautier Boxebeld), volubile Elstir en guise d’ironique narrateur, puis Swann éperdu ; Marik Renner – étonnante Odette – en particulier laissera en souvenirs tenaces une scène où sa présence fragile et vénéneuse s’impose, masquée/dévoilée par sa silhouette dénudée perchée sur des escarpins, une autre scène, plus tard, où d’un éclat de rire sec elle brisera net un amour.
 
Ainsi va la vie, ainsi va le monde, à la Belle Epoque comme aujourd’hui, on rêve toujours d’autre chose, « c’est comme dans votre jeu : on cherche à survivre, alors on survit, alors on cherche à vivre, alors on vit, alors on cherche la richesse, on cherche la reconnaissance, alors on cherche une petite maison à Malbec ou sur l’île de Ré, pour posséder une simplicité qu’on peut enfin goûter. » ; ainsi va la vie, ainsi va le monde, à la Belle Epoque comme aujourd’hui, les cœurs se lient dans des soupirs émus et se déchirent dans d’âpres et mesquines jalousies… Swann s’inclina poliment, requiem en mode mineur pour des illusions perdues…
 

SWANN S’INCLINA POLIMENT
À l’affiche du Théâtre de Belleville jusqu’au 3 décembre 2017
D’après Marcel Proust
Adaptation et mise en scène Nicolas Kerszenbaum
Avec Sabrina Baldassarra, Marik Renner et (en alternance) Gautier Boxebeld ou Thomas Laroppe
Conception musicale Guillaume Léglise
Musiciens sur scène Guillaume Léglise et Jérôme Castel

 

Cellule grise

Jean Genet écrit cette pièce en prison en 1942. Il ne cessera de la remanier jusqu’à sa mort…
Les trois protagonistes ont l’âge qu’il avait lorsqu’il l’a composée, une vingtaine d’années. Peut-être ne la trouvait-il pas assez aboutie ? Cédric Gourmelon a relevé le défi et l’a montée cette saison avec quatre comédiens du Français au Studio-Théâtre.
Dans une cellule, trois jeunes prisonniers se disputent au sujet de l’épouse de l’un deux : Yeux verts (Sébastien Pouderoux) qui a tué une femme et va être exécuté. Les deux autres sont emprisonnés pour des délits mineurs. Seul Yeux Verts a tué, ce qui lui confère une aura : il est d’autant plus intéressant qu’il va mourir. Les deux autres le respectent et lui demandent de raconter encore et encore comment il a commis son crime. Yeux verts condamné à mort est un héros.

Il est fort, costaud et le jeune Maurice (Christophe Montenez) l’admire ; Lefranc (Jérémy Lopez) également. Mais ce dernier est aussi amoureux de sa femme, à qui il écrit des lettres (Yeux Verts est analphabète ). Yeux Verts a d’ailleurs une confiance toute relative en Lefranc. En prison, il est une vedette, au même titre que Boule de Neige dont on parle beaucoup mais qu’on ne voit jamais. Lefranc envie tant Yeux Verts que pour le rejoindre et partager son sort – la mort – il étrangle Maurice. Les acteurs interprètent avec brio ces personnages de désespérés, « suicidaires ». Yeux Verts se fait une gloire  d’avoir tué. Dans cet enfer carcéral, Lefranc veut, à l’instar de Yeux Verts se sauver en s’anéantissant. Son crime est gratuit. Le crime et la trahison sont exaltés. Il n’y a aucune morale. Seulement du désespoir. L’écriture de Genet est sans concession.

Les acteurs sont tous les quatre parfaits dans les rôles respectifs de ces voyous provocateurs. Ni regret ni remords pour Yeux Verts, exaltation pour Lefranc, admiration mêlée d’angoisse pour Maurice. Seul le gardien (Pierre-Louis Calixte) manifeste de l’empathie. Les acteurs suggèrent très bien à la fois la quête d’identité, la recherche voire la sublimation de la mort et l’intérêt plus ou moins grand pour la femme d’Yeux Verts. Maurice se sacrifie en quelque sorte et semble accepter que Lefranc le tue pour devenir l’égal d’Yeux Verts. La mise en scène est en phase avec ce texte dénué de véritable tristesse et de regret, rempli de haine et de révolte froide. L’absence totale de décor renforce cette impression. Cette pièce de Jean Genet n’a pas été jouée souvent ; c’est pourquoi il faut remercier Cédric Gourmelon d’avoir tenté et réussi cette expérience avec ces quatre immenses comédiens.

Marie-Christine Fasquelle

HAUTE SURVEILLANCE
À l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française du 16 septembre au 29 octobre 2017 (mercredi au dimanche 18h30)
Texte : Jean Genêt
Mise en scène : Cédric Gourmelon
Avec : Pierre-Louis Calixte, Jérémy Lopez, Christophe Montenez, Sébastien Pouderoux,

 

Carmen : la fabuleuse héroïne de Lucie Digout

Du linge qui pend du ciel, une table nappée de plastique fleuri. Carmen a huit ans. Elle nous raconte l’un de ses souvenirs d’enfance. Celui du jour où elle a cessé de tutoyer sa mère. Ce jour où elle a compris que le père qu’elle attendait depuis sa naissance jamais jamais n’apparaîtrait.

Un goûter d’anniversaire avec ses deux amis d’enfance, Matis et Antoine. Carmen a neuf ans. Sa mère qui déboule avec le gâteau ne semble pas réellement dans son assiette. Carmen a besoin d’une mère mais la mère de Carmen est demeurée une toute petite fille.

Quelques années plus tard : jour du mariage de Carmen et Matis. Scandale à l’église. Carmen renonce, se révolte. Elle s’enfuit, disparait. Abandonnant brutalement toute son enfance.

Coup de foudre. Carmen a vingt ans. Elle part s’installer à Mexico avec son amant Diego. Devenue sa muse, elle partage sa vie et son atelier. Elle s’essaye à la peinture, y prend goût, se découvre du talent.

Carmen, Lucie Digout, Théâtre de belleville, Pianopanier@Avril Dunoyer 

“Carmen elle a un bal musette dans la tête, qu’est-ce qu’on y peut ?“

Mais tout à coup, la mère de Carmen débarque – une seule fois en cinq ans. Le passé ressurgit, son couple ne résistera pas à cette explosion de souvenirs- « Tu t’en vas? non je te quitte ».

New-York. Vernissage public. Journaliste et tutti quanti. La salle comble vient assister à l’exposition des oeuvres de Carmen, devenue artiste de renommée internationale. Carmen a trente ans et va se trouver une nouvelle fois confrontée aux fantômes de son passé.

Au gré des flashbacks et des airs de Bizet, c’est toute une (courte) vie qui défile sous nos yeux. Une vie de femme libre, révoltée, entière, passionnée. Carmen est une véritable héroïne de roman.

Carmen, Lucie Digout, Théâtre de belleville, Pianopanier

“Quand je serai grande, j’épouserai une nouvelle mythologie ».

L’écriture de Lucie Digout est précise, juste, soignée. Une écriture qui va droit au but et nous arrive en plein coeur. Carmen nous touche parce qu’elle nous est familière. Elle nous émeut parce qu’elle est reliée à sa mère et à sa grand-mère. Les scènes s’entremêlent, les générations s’entrechoquent, construisant peu à peu un personnage dont les blessures sont autant de mises en relief. On s’attache à Carmen tant sa vitalité est contagieuse. Éprise de liberté, elle nous embarque où bon lui semble.

Pour camper une telle figure de roman, il fallait toute la fougue, la flamme, l’exaltation, l’effervescence de la jeune Jade Fortineau. Incandescente, elle illumine le plateau et traverse avec brio les années qui séparent la petite fille de la célèbre artiste.
Cinq autres comédiens, dont l’auteure metteure en scène Lucie Digout se répartissent la galerie de personnages qui croisera le chemin de Carmen. Tous sont formidables, sans doute portés par leur propre histoire commune – ils se connaissent bien, très bien, ayant étudié ensemble au Conservatoire. L’alchimie fonctionne à merveille. À eux six, ils nous racontent une de ces histoires qui nous font voyager loin, très loin. Une de ces fables qui nous donnent envie de continuer à suivre longtemps, très longtemps Lucie Digout et sa bande…

CARMEN
À l’affiche du Théâtre de Belleville du 11 au 22 octobre 2017 (mercredi au samedi 19h15, dimanche 15h)
Texte et mise en scène : Lucie Digout
Avec : Lucie Digout, Jade Fortineau, Julie Julien, Maxime Le Gac-Olanié, Charles Van de Vyver et (en alternance) Emmanuel Besnault et Solal Forte

La main de Leïla : théâtre merveilleux

Comment? Vous ne connaissez pas encore le « Haram cinéma »? Vous ne connaissez pas le cinéma le plus illégal de toute l’Algérie? L’Algérie des baisers censurés par la morale, des amours bannies par la religion, des indignations punies par l’ordre politique? Dans ce cas, venez écouter l’histoire de Samir et Leila. Le récit de leur liaison interdite, dans cette Algérie de la pénurie organisée pour tarir la révolte de la jeunesse.

Aïda Asghardzadeh d’origine iranienne et Kamel Isker d’origine kabyle ont écrit cette pièce avec poésie et passion. Aux côtés du très charismatique et malicieux Azize Kabouche, ils en sont aussi les héros sur scène, transcendés par l’intensité d’une histoire qu’ils vivent dans leur chair, qu’ils nous content avec fougue, humour, gravité… Laissez vous transporter par leurs regards embués de la sueur et des larmes de leurs propres émotions.

La main de Leïla, Aïda Asgharzadeh, Kamel Isker, Régis Vallée, Théâtre des Béliers, Festival Avignon, Pianopanier

Les deux co-auteurs et acteurs ont eu l’étincelle géniale de faire appel à Regis Vallée pour une mise en scène lumineuse et créative. Quelle gentillesse, quelle émotion, quelle sensibilité et quel talent ! Tous les quatre ont travaillé, créé, sans rien laisser au hasard, sauf l’essentiel : la magie d’une rencontre avec le public.

La mise en scène est captivante, chaleureuse, poétique. Elle magnifie une pure tragédie, façon « Roméo et Juliette moderne, bien de chez nous ». Les accessoires scéniques se métamorphosent et dévoilent les secrets de l’histoire qui s’égrène, ils nous surprennent, tels des poupées russes aux multiples visages. Les caisses de bouteilles en plastique forment un décor d’épicerie, un banc, une table à repasser puis se muent en un instant en barricades de la révolte. Le frère de Leïla porte une veste de survêtement rouge et lorsque l’on comprend que les balles l’ont frappé, son père n’a plus qu’à enfiler la veste rouge sur les bras et à se retourner pour pleurer son fils qui s’éteint contre lui… magnifique moment de théâtre.

La main de Leïla, Aïda Asgharzadeh, Kamel Isker, Régis Vallée, Théâtre des Béliers, Festival Avignon, Pianopanier@Lisa Lesourd 

« On est peut-être en train de changer l’Algérie pour de vrai ; c’est maintenant que tu peux te faire entendre ».

L’eau est rationnée et rythme un quotidien de privations dans lequel l’amour et l’envie d’ailleurs sont les seules sources d’espoir. Quand cette eau rejaillit enfin, elle devient la métaphore d’un ultime souffle de vie dans lequel nous plongeons, sans bouteilles, avec nos trois sublimes acteurs. Sous l’eau, sans eau, c’est avec l’audace de leurs baisers que nous respirons, jusqu’à l’épilogue.

Dans cet « espace vide » et de rêves qu’est le théâtre, Peter Brook avait déjà identifié et défini des théâtres bien différents. Le théâtre qui nous émeut, celui qui nous rassure, nous révolte, nous ennuie… le « théâtre bourgeois », le « théâtre rasoir ». Il faudrait y ajouter celui du théâtre merveilleux, celui de « La main de Leïla ».

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LA MAIN DE LEILA
À l’affiche du Théâtre des Béliers Parisiens du 23 septembre au 31 décembre 2017 (mercredi au samedi 19h, dimanche 15h)
Un spectacle de : Aïda Asghardzadeh et Kamel Isker
Mise en scène : Régis Vallée
Avec : Aïda Asghardzadeh, Kamel Isker, Azize Kabouche