Attrapez la “Queue du Mickey” ! ou l’hypothèse farfelue du bonheur

Dans les années 80 les téléphones étaient fixes, à cadran et munis d’un écouteur qu’on collait à son oreille pour guetter la conversation, au coude à coude avec celui qui avait décroché. On portait sans ironie des pulls en laine sans manche sur des chemises à motifs, des jeans taille haute et des sacoches banane. On écoutait de la musique sur des radio-cassettes. Les réseaux sociaux n’étaient pas virtuels. On disait « c’est sensass ».

Quelque part par-là, un petit groupe d’auto-proclamés « Malheureux Anonymes » va tenter, avec beaucoup de maladresse et plus ou moins de réussite, de « décrocher » du malheur. Ce soir-là, Vincent-François-Paul, Gérard-Philippe, et Michellemabel (et une Jakikénédy d’autant plus factice qu’en plus d’être en carton elle n’est même pas Jackie Kennedy) interrompent leur séance de rire-thérapie pour accueillir un nouveau venu, Norbert. Ensemble, ces drôles de personnages testeront des ateliers de joie, des expériences de bien-être, ils essaieront d’élaborer un mode d’emploi, une recette, pour être enfin heureux.
La Queue du Mickey - photo 01

« Tu te reconnectes à la joie,
tu dis « oui » à le rire »

Clowns piteux, ils se prennent perpétuellement les pieds dans le tapis. Les objets leur tendent des pièges – comme si la vie n’était pas assez compliquée comme ça ! Egarés au milieu d’un plateau trop grand pour leurs solitudes, ils cherchent parfois refuge sur un canapé gonflable : le piètre siège s’obstine à les mettre sans cesse en déséquilibre au moindre mouvement. Leurs perruques leur donnent un air irréel, leurs vêtements ne leur vont pas tout à fait. Leurs sacoche, sac-banane, baise-en-ville, minuscules remparts, les encombrent. Le téléphone sonne toujours au mauvais moment…

Et pourtant, avec une ténacité sans faille et un entrain remarquable, le petit groupe cherche à déjouer les coups bas de l’existence pour se donner la chance de peut-être, un jour, sur le manège de leur vie, réussir à décrocher la « queue du mickey », pour gagner le tour gratuit, la peluche, le sourire de la jolie voisine !
Tout est bon pour essayer de gagner des points, on dévoile son animal-totem, on se remémore des souvenirs joyeux, on joue au jeu des sept familles : “dans la famille « plaisirs solitaires » je voudrais « j’écris une carte postale à mes amis »’’

“Fais quelque chose, mon p’tit Gérard, t’es tellement avachi
que quand tu bouges on dirait que t’es immobile”

La mise en scène est alerte, discrètement farfelue, sans temps morts. Les personnages semblent sans cesse animés, les exercices physiques auxquels ils se livrent pour se libérer de leurs peurs ou leurs névroses sont autant de moments un peu barges où les acteurs, sans se départir de leur sincérité, font montrent d’une belle dinguerie.

Et lorsque leur sarabande s’interrompt, c’est pour laisser placer à de vraies ruptures du temps, des moments extraits du cours de l’histoire, suspendus, d’une certaine manière sans durée.
Chacun à leur tour, les protagonistes vont aller s’enfermer dans les toilettes du local, s’y dire ses quatre vérités, soliloques désespérés et vaillants. Espace “à part”, séparé du plateau par des rangées d’ampoules nues, cousines des “servantes” chargées de veiller à la nuit des théâtres. Petite bulle adoucie d’une très tendre version des « Moulins de mon cœur » en allemand. Emotion poignante des solitaires face au miroir.
On ne sait pas si c’est courir après le bonheur ou y renoncer qui est le plus dérisoire.

La Queue du Mickey - photo 04

« Il faut enfermer ta tristesse
dans le coffre-fort de ton courage »

Sous les déguisements bigarrés et la fantaisie, les comédiens sont délicats.

Yann de Monterno, “Gérard-Philippe” – petit blond au sourire volontariste-, a l’art précieux de la rupture comique; Pierre Hiessler, le regard un brin effaré, donne un relief touchant à son “Norbert” le dernier arrivé du groupe, accroché à son attaché-case comme à une bouée; Luc Tremblais est un Vincent-François-Paul au corps rond et aux mouvements aériens, sa colère nous mènera du rire au serrement de cœur d’un même élan. Florence Muller campe une Michellemabel qui tente de tenir la barque à flot : “ici, on n’est pas trop pour les personnes qui sont complaisantes avec leur tristesse”, va-t-elle asséner à Norbert en guise de bienvenue… Précise et pétillante, grosses lunettes lui mangeant le visage, elle offre à sa Michellemabel malice, force et failles émouvantes.

« On a tous l’impression
de sauter de joie de l’intérieur »

Avec eux quatre, rire et sentiments peuvent littéralement coexister, bouffonnerie et rage, ridicule et tendresse – ce qui fait le charme particulier de ce spectacle, d’une fantaisie profonde. On y retrouve l’humour teinté de surréalisme, le regard acéré sur nos travers et nos faiblesses, l’utopie du “ensemble”, et la poésie fantasque et douce qui animait déjà le précédent opus des auteurs, La Beauté recherche et développements.

Drôlerie et gravité se mêlent pour composer ce portrait de groupe à l’humanisme sensible. Vincent-François-Paul et les autres finiront par cesser de répondre à l’intrusif téléphone, et par déposer leurs bagages. On les quitte le sourire aux lèvres.

La Queue du Mickey - photo 02

LA QUEUE DU MICKEY
A voir actuellement à Avignon au théâtre Les 3 Soleils du 7 au 30 juillet à 15h30
Un spectacle de Florence Muller et Eric Verdin
Avec Pierre Hiessler, Yann de Monterno, Florence Muller, Luc Tremblais

Retrouvez ici Florence Muller en entretien avec PianoPanier

Flon Flon, ou La Véritable Histoire de l’humanité

Les Epis Noirs ont l’expressivité des acteurs du muet, le muet en moins. Et de les entendre s’époumoner, déclamer, chanter, roucouler, ça réveille et ça réchauffe, ça revigore et ça réconforte. Un spectacle absurde et béat, sordide et idyllique, drôle et torturé.Mona Chollet, Charlie Hebdo.

Perché sur une malle de voyage, Pierre Lericq commence par le commencement.
Au début, il n’y avait que Dieu, et du vent qui soufflait au milieu de rien. Dieu, qui trouve que son existence tout seul au milieu du vent qui souffle au milieu de rien est un peu monotone, crée Boucieu-le-Roi, Ardèche. Ça semble une bonne idée mais comme rien ne s’y passe, ça ne désennuie pas tellement plus. Dieu va se lancer dans l’expérience de sa vie (et de la vie en règle générale, à bien y penser) : il crée l’homme (à son image) et la femme (dont il est assez content).
Evidemment, « ils se sont vus, ils se sont plus, ils se sont vaincus et c’est là que les ennuis ont commencé vraiment. » Alexandre et Manon, son Ève-anescente, son Ève-anouie, sont heureux, et Dieu continue de s’enquiquiner, il vire jaloux, ni une ni deux, il crée le Mal, ce sera Pierre, le frère d’Alexandre.

Flon Flon

Pierre, proxénète à Paris, vient visiter son frère Alexandre
dans son village d’Ardèche. Il séduit sa femme, Manon, enceinte.
Il l’enlève. Il la met sur le trottoir, il la tabasse. Elle l’aime.
Elle aime aussi son mari, qu’on enferme à l’hôpital psychiatrique.
On rit énormément.
résume avec pertinence Bertrand Dicale, journaliste qui connaît la chanson.

On a donc : Dieu, Boucieu-le-Roi en Ardèche, Paris, Alexandre, Manon et Pierre : la vie avec toutes ses complexités va pouvoir se déployer, s’embrouiller, s’inventer, ils vont s’aimer, se tromper, se quitter, se maltraiter, s’aimer encore l’un l’autre, ou l’un l’autre autre, ou l’autre l’autre, à deux, à trois.
A « jardin », trois musiciens épatants, entre folk des Balkans, bal musette et mélodies lancinantes : Marwen Kammarti au violon, Svante Jaccobson à la contrebasse, Fabien Magni à la guitare et l’accordéon. Pour tout décor : deux malles de voyage qui deviendront estrades ou percussions ; un lustre baroque ; deux guirlandes d’ampoules nues ; des éclairages précis, sobres, élégants, beaux noirs profonds ou lumières rasantes et chaudes de fin d’après-midi.

Les cascades de jeux de mots font surgir une enfantine poésie qui d’un regard, d’un rythme, va se muer en folie douce, en folie furieuse, en gravité poignante ; Les Epis Noirs savent laisser naître un bref jaillissement de trivialité ou d’ironie au détour d’un moment tendre, et du mot suivant l’effacer.
Chansons émouvantes ou cocasses (ou les deux) se mêlent étroitement au récit. Lionel Sautet (accordéon, malle et voix), vif-argent, fin et tendre, Manon Andersen (mise en scène, pipeau, malle et voix), intense et généreuse, Pierre Lericq (textes, musiques, mise en scène, guitare et voix), farfelu autant qu’enflammé, chantent, jouent, dansent, musiquent eux aussi.
Avec une humanité débordante et fougueuse, tous trois, avec la complicité joyeuse de l’orchestre de poche, nous embarquent dans leur cabaret fantasque un peu barje, cette « folle histoire de la création du monde », qui est avant tout la folle histoire de la naissance de l’amour et de l’invention de tous ses possibles.
On en ressort ragaillardi, avec une furieuse envie d’aimer.

Flon Flon, ou La Véritable Histoire de l’humanité
A voir actuellement à Avignon au Pandora du 7 au 30 juillet 2017 à 13h20
Un spectacle de Pierre Lericq

Mise en scène
 Manon Andersen
Avec Pierre Lericq, Manon Andersen, Lionel Sautet
et les musiciens Marwen Kammarti, Svante Jaccobson, Fabien Magni

 

Livret de famille, une création d’Eric Rouquette

Voici l’un de mes coups de coeur, déjà présent au Festival Off d’Avignon 2015 et 2016. Un spectacle qui a été créé au Théâtre du Pavé de Toulouse en septembre 2015 et que j’ai découvert lors d’une des deux représentations parisiennes exceptionnelles. Avignon est donc une “vraie-fausse” création pour cette pièce écrite et mise en scène par Eric Rouquette (“Signé Dumas”).

Je pense à “Fenêtre sur cour”, parce que le fabuleux décor d’Olivier Hébert installe le spectateur, malgré lui, dans la posture du voyeur. Un voyeur qui assiste aux retrouvailles de deux frères que tout semble opposer. Deux frères qui s’étaient perdus de vue et sont contraints de passer une partie de la nuit ensemble, suite à la subite disparition de leur mère. L’occasion de revenir sur des blessures anciennes, de s’affronter, de tenter de se retrouver.

Livret de famille, Eric Rouquette, Christophe de Mareuil, Guillaume Destrem, Essaïon Théâtre, Pianopanier

En chaque “spectateur/voyeur” résonnent ces thèmes de fratries cabossées. Ces histoires de familles, ces secrets que l’on a enfouis, ces névroses plus ou moins graves : nous sommes forcément touchés par les mots d’Eric Rouquette. D’autant plus que ces mots sont chuchotés, clamés, hurlés, scandés, murmurés par deux comédiens tout en finesse. Christophe de Mareuil et Guillaume Destrem incarnent le cadet Jérôme et l’aîné Marc. Celui qui semble “avoir réussi” et celui qui semble se “foutre de cette réussite”. Le premier affolé par la disparition de la mère, le second prenant l’événement avec une indifférence mi-douteuse mi-provocatrice.

Les deux comédiens sont parfaits. Ils se connaissent, ils ont déjà partagé la scène. Ils se retrouvent pour cette belle aventure. Un peu comme deux frères qui auraient tant à se dire. Tant à dire sur eux, sur nous-mêmes aussi. On se croirait dans un film de Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui. Un de ces films où l’on navigue si subtilement entre rires et larmes. Un de ces films qui nous content des histoires si intimes qu’elles nous rapprochent, l’air de rien, de nos proches…

Avant qu’il n’y ait plus de place, bouche à oreille oblige, réservez au Théâtre Essaïon ce Livret de famille et soyez touché :

1 – Touché en tant que frère, fils, fille, mère, père… les histoires de famille résonnent forcément en chacun de nous.
2 –  Touché par la finesse de jeu des deux comédiens : Christophe de Mareuil et Guillaume Destrem nous embarquent avec brio dans ce huis-clos émouvant.

INTERVIEW

LIVRET DE FAMILLE
À l’affiche de l’Essaïon Théâtre du 7 au 30 juillet 2017 – 12h45
Texte et mise en scène : Eric Rouquette
Avec :  Christophe de Mareuil et Guillaume Destrem

 

La claque salutaire de Pierre Notte

L’histoire de départ de cette femme, c’est l’histoire de bien trop de femmes, peut-être l’histoire de toutes les femmes… Toutes celles qui, un jour ou l’autre, voire tous les jours, ont été blessées, humiliées, meurtries. Ces histoires qui les renvoient à leur condition de femme, précisément. Ces incidents provoqués par des hommes, nécessairement, qu’ils soient leurs pères, leurs buralistes, leurs voisins…
Ce genre d’épisodes glauques -insultes verbales, agressions physiques…- la femme de l’histoire ne veut plus en parler. Un jour, elle prend le parti, purement et simplement, de se taire.

@ Victor Tonelli 

Je l’ai vu ralentir, lui mettre une main aux fesses, et repartir en riant.”

La femme se retrouve à terre, après la main aux fesses de trop, et elle décide en se relevant de ne plus jamais adresser la parole à aucun homme. Pas plus à son compagnon qu’à son médecin, pas davantage à son patron qu’à son frère. Décision bien radicale et qui n’attire pas forcément l’empathie…
C’est en ce sens, notamment, que le texte de Pierre Notte est très réussi : il n’est en rien manichéen, pas plus que ne l’est son héroïne.
La pièce interroge, pose question sur la posture à adopter. Quelles seraient, quelles sont nos propres réactions ? Trop ou pas assez radicales ? Le silence est-il la meilleure des armes ? Sans doute pas, mais pour la femme de l’histoire il est devenu vital…

Muriel Gaudin s’est emparée du texte dense, parfois très cru, toujours extrêmement poétique de Pierre Notte avec une vitalité, une force, une énergie palpables et communicatives. Elle est non seulement cette femme qui se raconte, mais également toute une galerie de personnages masculins qui la hantent, la maltraitent, l’irritent, et parfois, mine de rien, la réconfortent…
La mise en scène très minimaliste – une table, une chaise, un verre et une carafe d’eau – concentre toute l’attention sur la palette de jeu de cette brillant comédienne.

On sort un peu sonné avec, contrairement à l’héroïne, une formidable envie de crier : allez écouter l’histoire d’une femme !

L'histoire d'une femme Pierre Notte

L’HISTOIRE D’UNE FEMME
Avignon aux 3 Soleils du 6 au 29 juillet 2018 à 13h40
Texte et mise en scène : Pierre Notte
Avec Muriel Gaudin

On a fort mal dormi… Et dormir, c’est mourir…

“Vous les appelez comment, vous, les gens qui vivent dans la rue ?”

La lumière est encore vive dans la salle Topor du Rond-Point. Au premier rang, un bonhomme à l’air jovial prend à partie ses voisins. Les réponses fusent : “les sans-abris” , “les SDF”, “les gens de la rue”… Lui les appelle tout simplement les clochards. Le type en question, un grand gaillard à la barbe de père Noël, c’est Jean-Christophe Quenon. Face à nous, parmi nous, il sera tour à tour lui-même – “comédien, marié, trois enfants, habitant à Paris du côté de Stalingrad” – et Patrick Declerck – “psychanalyste, anthropologue, philosophe, écrivain – liste non exhaustive”. Ensemble, ces deux-là nous conduisent à la rencontre des clochards, un rendez-vous surprise dont nul ne sortira indemne…

On a fort mal dormi, Patrick Declerck, Guillaume Barbot, Jena-Christophe Quenon, Théâtre du Rond-Point, Pianopanier
© Cie Coup de Poker

“Jésus, c’était quoi ? Un clodo !”

Jean-Christophe Quenon alias Patrick Declerck nous fait monter dans le bus de ramassage des SDF, direction le centre d’accueil de Nanterre. On y croise des toxicos, des alcoolos, des caïds, des simples d’esprit, des hommes, des femmes… Ils ont en commun leur puanteur, leur “bronzage crado / bronzage clodo”, leurs puces, leurs poux, leurs corps blessés, abîmés, mutilés, mortifiés. Ils forment ce pan d’humanité oubliée, ces spectres qu’on croise sans jamais s’attarder, qu’on ose à peine regarder. Ce peuple négligé, ignoré, abandonné, délaissé, effacé, perdu à jamais, sans que l’on sache trop dire comment ni pourquoi…

On a fort mal dormi, Patrick Declerck, Guillaume Barbot, Jena-Christophe Quenon, Théâtre du Rond-Point, Pianopanier

“Le clochard, c’est toujours l’autre.”

Guillaume Barbot a construit ce spectacle à partir de deux écrits de Patrick Declerck – Les Naufragés et Le Sang nouveau est arrivé – deux textes dont on imagine qu’il l’ont choqué, captivé, troublé, subjugué. Sentiments que nous éprouvons à notre tour, grâce à la force d’interprétation de Jean-Christophe Quenon. On a fort mal dormi, c’est un peu, aussi, l’histoire d’un metteur en scène fasciné par deux artistes – un auteur et un comédien. Assister à la rencontre Barbot/Declerck/Quenon, c’est assister à cette sorte de petit miracle qui se produit parfois sur les planches de théâtre.

Sans chercher à nous faire culpabiliser, le trio nous amène à réfléchir sur cette question à laquelle Patrick Declerck, au bout de 15 années – soit environ 5000 consultations – n’a pas réellement trouvé de réponse : comment offrir asile à “nos clochards” ?

 

ON A FORT MAL DORMI
D’après Les Naufragés et Le Sang nouveau est arrivé de Patrick Declerck
Adaptation et mise en scène : Guillaume Barbot
Avec : Jean-Christophe Quenon
Après le Théâtre du Rond-Point, à retrouver en tournée (dates ici), et surtout en ce moment à Avignon au Théâtre des 2 Galeries du 7 au 30 juillet à 12h15

Cendrillon de Joël Pommerat : un magicien sur les grands boulevards

C’est au cœur de la magie que nous suivons le parcours étonnant de Sandra, dont la mère tombe aussi soudainement que gravement malade. Déchiffrant difficilement les derniers mots étouffés de la malade, la jeune fille se promet de ne jamais cesser de penser à sa mère plus de cinq minutes d’affilées. Elle s’enferre alors dans un deuil muet et sacrifie sa vie aux souvenirs.

Joël Pommerat, en adaptant pour la troisième fois un conte pour enfants au théâtre, signe ici une œuvre servie par des comédiens aussi drôles que touchants. Des scènes chargées d’émotion –comme le coup de foudre lors du bal, sur une interprétation grandiose de Father and Son – alternent avec des moments d’humour grinçant – en particulier grâce au comique des sœurs et de la fée.

“Ma chérie… Si tu es malheureuse, pour te donner du courage, pense à moi… Mais n’oublie jamais, si tu penses à moi fais-le toujours avec le sourire.”

C’est un récit sur l’émancipation et la résilience que nous offre cet auteur-metteur en scène de génie. Saluons la subtilité avec laquelle il aborde ces sujets profonds, la direction d’acteurs, la mise en scène simple et impeccable, le travail remarquable sur les projections vidéo… Les comédiens sont d’une justesse et d’une émotion infinies, que ce soit Déborah Rouach, Caroline Dorelly, Catherine Mestoussis, Noémie Carcaud, ou encore Alfredo Canavate. Les lumières, les costumes, les effets sonores, tout contribue à la perfection de cette “pépite”.

Direction le Théâtre de la Porte Saint-Martin sur les grands boulevards parisiens : il vous reste un mois pour vous abandonner au spectacle, et laisser la “magie  Pommerat” opérer…

Nathan Aznar

CENDRILLON
À l’affiche du Théâtre de la Porte Saint-Martin du 25 mai au 6 août 2017 – 20h30, dimanche (un dimanche sur deux) 16h
Mise en scène : Joël Pommerat, d’après le mythe de Cendrillon
Avec : Alfredo Cañavate, Noémie Carcaud, Caroline Donnelly, Catherine Mestoussis, Nicolas Nore, Deborah Rouach, Marcella Carrara, Julien Desmet

Art version tgSTAN

Cette pièce de Yasmina Reza, sans doute sa plus connue, n’a pourtant pas été beaucoup jouée. Alors il y aura d’un côté les spectateurs qui ne l’ont jamais vue, cette pièce, et auront la surprise de découvrir la verve subtile, l’analyse tellement précise et juste, le propos toujours aussi actuel dépeignant les travers souvent liés à l’art contemporain. Et puis, de l’autre côté, les spectateurs qui reviendront voir la pièce, ou plutôt une nouvelle version. Ni les uns ni les autres ne seront déçus, tant Yasmina Reza a eu la riche idée d’accepter de donner les droits au collectif flamand tgStan.

Art, Yasmina Reza, TGStan, Dood Paard, Théâtre de la Bastille, Pianopanier, revue de presse @Sanne Pepper 

“Les lignes blanches. Puisque le fond est blanc, comment tu vois les lignes ? ”

C’est à cela que l’on reconnait les bonnes pièces : le texte est toujours aussi percutant, provoquant immanquablement l’éclat de rire général. L’histoire de ces trois amis prêts à en découdre, qui vont laver leur linge sale de manière irréversible, trouve forcément un écho en chacun de nous. Le point de départ, l’étincelle qui allume la mèche : l’achat par Serge d’un tableau blanc, totalement blanc, pour la modique somme de… 200 000 ! Incompréhension, agacement, colère, cynisme… son meilleur ami Marc ne supporte pas que Serge ait acheté cette toile. Car Serge achetant cette toile représente tout ce que Marc exècre chez son ami : son snobisme, sa vanité, sa suffisance. Entre ces deux-là, le troisième larron Yvan tente de ménager la chèvre et le chou. Détestant lui aussi profondément la toile, il n’ose pourtant l’avouer, de peur de froisser son ami.

Art, Yasmina Reza, TGStan, Dood Paard, Théâtre de la Bastille, Pianopanier, revue de presse

“Yvan est un garçon tolérant, ce qui en matière de relation humaine est le pire défaut. Yvan est tolérant parce qu’il s’en fout !”

Le collectif des tgStan que l’on suit depuis plusieurs années avec intérêt et qui accorde toujours une place primordiale au public s’empare du texte-phare de Yasmina Reza avec une belle inventivité. Malgré leur prononciation parfois hésitante et une mise en scène qu’on aurait aimée encore plus décalée, leur énergie communicative nous réjouit. Les trois excellents comédiens – Kuno Bakker, Gillis Biesheuvel et Frank Vercruyssen – nous placent en témoins de leurs embrouilles. Ils nous prennent à partie et bizarrement, on a du mal à choisir son camp… Chacun des trois dévoile un côté tendre et attachant ; finalement, chacun des trois pourrait être notre meilleur ami. Alors sans hésiter, on court voir ou revoir Art au Théâtre de la Bastille, la version tgStan vaut le détour et/ou le retour !

ART
À l’affiche du Théâtre de la Bastille du 2 au 30 juin 2017 (20h, relâche les 4, 5, 11, 18, 19 et 25 juin)
D’après la pièce de Yasmina Reza
Mise en scène : tgSTAN et Dood Paard
Avec : Kuno Bakker, Gillis Biesheuvel et Frank Vercruyssen

Interview : l’art de la rencontre

Traiter de ce thème là au théâtre n’est pas banal. Mais est-il un seul sujet qui ne soit pas théâtral ?
Les interviews font partie de notre quotidien, on nous les sert à toutes les sauces, on peut les affubler de dizaines d’adjectifs, elles nous laissent de plus en plus indifférents. On est saturé … comme dans ces parfumeries où les effluves se font une concurrence acharnée, on ne sent plus rien, on les laisse passer sans réaction; on cherche juste la bonne marque, pour faire le job. Satisfaire les attentes du client final.

Mais l’interview est un art, “un art de la rencontre” comme le dit Nicolas Truong. Parfois une étincelle réussit à faire jaillir la question inattendue, la parole vraie accouche, elle existe et souffle alors sur tous les “éléments de langage” et autres phrases convenues. Le travail de Nicolas Truong et de l’équipe artistique ne reste pas en surface, il explore les multiples facettes et les secrets de l’interview, de “la conversation”, comme préférait la nommer Jacques Chancel.

Pour autant, le résultat est sans complaisance avec les journalistes. Nicolas Truong a-t-il sans doute trop d’amour pour ce métier pour lui faire l’insulte d’être tendre avec ceux qui ne s’intéressent pas au sujet. Ceux qui n’écoutent même pas les réponses aux questions qu’ils posent. Trop à la recherche qu’ils sont du “bon client”, de celui qui, l’espace d’une manif, sera le porte-parole malgré lui de tous les autres, fabriqué de toute pièce par ces chasseurs impatients, pressés par l’horloge de l’audience.

Interview, Nicolas Truong, Nicolas Bouchaud, Judith Henry, Pianopanier, Monfort théâtre@Christophe Raynaud de Lage 

Ce qui est intéressant dans l’interview, “c’est quand tu es curieux de savoir les réponses”. Et pourtant…
Le talent de Nicolas Bouchaud et de Judith Henry les fait sautiller avec virtuosité et facilité sur toute une palette de personnages, sans accessoire superflu, tout en finesse. Un détail, une expression, une attitude et on glisse sur les décennies sans s’en rendre compte. Les histoires sont humaines, les personnages défilent, tous plus passionnants les uns que les autres, les “people” comme les anonymes. Il nous manquerait juste une interview à l’époque du cinéma muet…

On rit aux larmes avec les questions de Max Frisch tirées de son fameux “Questionnaire”, on fond en écoutant Florence Aubenas et puis on aperçoit Marguerite Duras, ressuscitée d’un “Apostrophe” de 1984. Le bouquet final est réservé au binôme Raymond Depardon Claudine Nougaret, qui raconte son travail avec une passion contagieuse, sur fond de malicieux couplet féministe.

Mais un moment très fort de la pièce restera l’histoire de l’écrivain Jean Hatzfeld amené au RWANDA par le génocide. “On ne sait pas faire avec le silence”, confit-il, alors il ira à sa rencontre et y restera des années pour vivre à ses côtés… Pour percer ce silence, tenter de trouver des réponses aux questions qu’il posait.

L’écrivain devient anthropologue, enquêteur, confesseur. En s’interrogeant lui-même avant d’interroger les autres, il exerce son métier de la plus belle et de la plus intelligente des façons, avec empathie. L’empathie, n’est-ce pas là le secret des bonnes questions, celles-là mêmes qui suscitent les réponses intéressantes? Elle est rare. L’empathie c’est quand le journaliste s’intéresse vraiment aux réponses des questions qu’il pose. Quand il se sent interpellé, quand il n’a pas peur de montrer ses failles, de chercher, de prendre son temps … de se parler à lui–même.

Interview, Nicolas Truong, Nicolas Bouchaud, Judith Henry, Pianopanier, Monfort théâtre

Il en faut du temps pour découvrir que “le mensonge des rescapés ou des tueurs est aussi important que la vérité”. C’est fort.

Il n’y a pas de doute, l’interview c’est du théâtre, et c’est aussi un art. On comprend pourquoi il nous fascine, mais aussi comment la profession qui l’incarne peut susciter autant de passion et de haine.

En sortant du théâtre, je repense au début de la pièce: les deux comédiens y jouent les apprentis journalistes, faussement maladroits, à la manière de Marceline Loridan qui haranguait les passants d’un … «Etes-vous heureux ?» pour Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin en 1961 ?

Moi, j’aurais bien voulu qu’ils me demandent “c’est quoi le bonheur?”

Et j’aurais répondu: le bonheur? C’est simple, c’est d’être ici avec vous tous. On écoute, on réfléchit, on s’interroge, on rit, on s’émeut, … et puis on repart, heureux.

INTERVIEW
À l’affiche du Monfort Théâtre du 29 mai au 17 juin 2017 puis en tournée
Conception et mise en scène : Nicolas Truong
Avec : Nicolas Bouchaud et Judith Henry

Jan Karski, son nom est immortel

Plutôt que « Jan Karski, mon nom est une fiction » Arthur Nauzyciel aurait pu intituler sa pièce  « Jan Karski, mon nom est personne ». Car lorsque ce résistant polonais, évadé plusieurs fois, parvient à rejoindre les Etats-Unis et à rencontrer Roosevelt le 28 juillet 1943, il se présente au Président sous le nom de NOBODY. Pourquoi ce pied de nez, cette pirouette qui le surprend lui-même ? Se nomme-t-il “nobody” parce que Jan Karski n’est pas son vrai nom, mais un nom de couverture, son nom de résistant ? Ou plus vraisemblablement, se rebaptise-t-il “nobody”  parce qu’il a le sentiment de n’être plus rien ni personne…

Jan Karski (mon nom est une fiction), Théâtre de la Colline, Arthur Nauzyciel, Laurent Poitrenaux, Pianopanier@Frédéric Nauzyciel 

“Je sais quand je suis mort”

Car Jan Karski se souvient précisément du jour où il a cessé de vivre : ce jour de 1942 où il a accepté, après avoir arpenté les rues du ghetto de Varsovie, de pénétrer au sein d’Izbica Lubelska, l’un des premiers camps de la mort construits en Pologne. À partir de ce jour, son destin, sa vie ont consisté en une seule mission : témoigner auprès des Alliés – car lui savait, lui avait vu (“sans doute ne sait-on rien tant qu’on n’a pas vu“).

En véritable héros, il traverse l’Europe en guerre pour gagner Londres et remettre au Gouvernement polonais en exil un compte-rendu sur l’extermination des juifs en Pologne occupée. L’année suivante, c’est aux Etats-Unis qu’il part délivrer son message… Hélas, aussi déconcertant et scandaleux que cela puisse paraître aujourd’hui, sa parole n’est pas entendue. Parce qu’on ne veut pas l’entendre. “Plus encore que de ces images, je voudrais me défaire de l’idée que ces choses ont eu lieu”. Ces choses qu’évoque Jan Karski, ce sont évidemment les atrocités des camps de la mort, mais aussi, très certainement, l’inimaginable réaction des autorités anglo-saxonnes -“la surdité n’est qu’une ruse du mal”.

Jan Karski (mon nom est une fiction), Théâtre de la Colline, Arthur Nauzyciel, Laurent Poitrenaux, Pianopanier

“Des êtres humains qui n’ont plus l’air vivant mais qui ne sont pas morts, qu’est-ce que c’est ?”

Pour nous raconter cette histoire, cette vie hors du commun, Arthur Nauzyciel a choisi d’adapter le roman de Yannick Haenel : son spectacle en forme de triptyque fut acclamé lors de sa création à Avignon en 2011. Dans la première partie, c’est le metteur en scène lui-même qui nous retrace la vie de Jan Karski. Tout en sobriété et retenue, Nauzyciel fait référence au film de Claude Lanzmann, SHOAH, dans lequel témoigne largement Jan Karski. Dans la deuxième partie, on entend une nouvelle fois, mais différemment, l’histoire du résistant polonais, par la voix si caractéristique de Marthe Keller, tandis que sont projetés sur un écran les plans du ghetto de Varsovie. Dernière partie, la plus poignante : Jan Karski apparait sous les traits, dans le corps, les gestes et la posture Laurent Poitrenaux…

On le savait immense comédien, mais ce qu’il fait dans ce spectacle est inouï. Plus d’une heure sur le plateau, dans le magnifique décor de Riccardo Hernandez, comme suspendu dans les airs, il redonne vie au héros, à ses fantômes, à ses peurs et cauchemars. Chaque geste, chaque intonation de voix a un pouvoir hypnotique. Alors, on le suit, on embarque, on plonge avec lui… Jusqu’à ce bouleversant final dans lequel il nous invite à une danse de mort dont on ne sort pas indemne… Il est primordial que Jan Karski reste vivant en chacun de nous : merci à Arthur Nauzyciel et Laurent Poitrenaux d’y contribuer aussi violemment.

JAN KARSKI (MON NOM EST UNE FICTION)
À l’affiche du Théâtre de la Colline du 8 au 18 juin 2017 (20h30 du mercredi au samedi, mardi à 19h30, dimanche à 15h30)
D’après le roman de : Yannick Haenel
Mise en scène : Arthur Nauzyciel
Avec : Manon Greiner, Arthur Nauzyciel et Laurent Poitrenaux

Les mots d’Une Vie

Auteur dramatique de référence, Pascal Rambert n’est pas connu du grand public. Et le sujet qu’il nous propose d’explorer dans « Une Vie », la recherche de l’identité d’un artiste de renommée internationale à travers une interview donnée à la radio, ne paraît pas très théâtral.
C’est sans doute ce qui explique que le public soit un peu clairsemé dans la salle du Vieux-Colombier où les acteurs de la Comédie-Française sont mis en scène par Rambert lui-même.
Cependant, il faut aller voir et écouter cet exercice de poésie assez rare. Oui, de poésie. Toute la vie d’un homme est là, dans ce studio de radio qui accueille tour à tour les fantômes de cette vie, sous le regard matois et la voix mielleuse d’un interviewer malmené (Hervé Pierre, touchant et malicieux).

Une Vie, Pascal rambert, Denis Podalydès, Cécile Brune, Alexandre Pavloff, Pierre Louis-Calixte, Jeanne Louis-Calixte, Nathan Aznar, Ambre Godin, Anas Abidar, Hervé Pierre, Jennifer Decker, Comédie-Française, Vieux-Colombier@Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

“Vivre, c’est vouloir ne rien manquer du réel”.

C’est d’abord la mère qui apparaît en génitrice amoureuse de son fils, enfant de l’amour charnel et de l’amour véritable. Magnifique interprétation de Cécile Brune, qui, tout en autorité et en émotion, nous livre un sublime voyage truffé de références classiques et mythologiques pour décrire le moment précis de la conception de son fils chéri.
Vient ensuite l’amour de jeunesse, une jeune femme d’une délicatesse infinie, la bien nommée Iris. Jennifer Decker nous entraîne avec douceur dans l’aventure qui nous fait passer de l’enfance à l’âge adulte. La comédienne en fait l’un des moments les plus forts de la pièce.
Puis c’est au tour de l’enfant, l’enfant qu’il était, lui, l’artiste, de s’inviter dans le studio. Il nous renvoie à la réalité grâce à des aphorismes balancés avec affront par le jeune Nathan Aznar, qui fait preuve d’une grande maturité de jeu, c’est assez rare pour être souligné.

Une Vie, Pascal Rambert, Vieux-Colombier, Comédie-Française, revue de presse, Pianopanier, Denis Podalydès, Hervé Pierre, Cécile Brune, Pierre Louis-Calixte, Alexandre Pavloff, Jennifer Decker

“On est ce vers quoi l’on va. Point.”

Le frère mal aimé, le frère « Amer », fait alors irruption. Violent, écorché, détruit, radical, Alexandre Pavloff réussit à nous emmener dans une sorte de folie et passe aisément du rire aux larmes sur un texte qui laisse apparaître quelques références bibliques et psychanalytiques (oui, ça existe !).
Enfin le diable fait son entrée. Il est le meilleur ami, l’âme damnée de l’artiste quand il était jeune. Il est beau et séduisant, il affiche une assurance insolente. Sébastien Pouderoux remplaçait au pied levé Pierre Louis-Calixte ce soir-là, et il était confondant de naturel. Du grand art.
L’artiste, c’est Denis Podalydès. En manipulateur tour à tour sec, violent, lyrique, cru, méchant, doux, ému, il est parfait. Lorsqu’il évoque la beauté des « ornements », notre cœur se serre.
L’artiste, c’est aussi Pascal Rambert, qui nous offre sa vision d’une vie à travers l’incroyable richesse de son langage. Ses phrases sont sculptées, peut-être à la manière du Bernin, et sa pièce est un vrai moment de grâce.

Une Vie, Pascal Rambert, Vieux-Colombier, Comédie-Française, revue de presse, Pianopanier, Denis Podalydès, Hervé Pierre, Cécile Brune, Pierre Louis-Calixte, Alexandre Pavlof, Jennifer Decker

UNE VIE
À l’affiche du Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française du 24 mai au 2 juillet 2017 (20h30 du mercredi au samedi, mardi à 19h, dimanche à 15h)
Texte et mise en scène : Pascal Rambert
Avec : Cécile Brune, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Hervé Pierre, Pierre Louis-Calixte, Jennifer Decker