Au coeur du combat

La lumière laiteuse qui accueille les spectateurs du toujours magique Théâtre des Bouffes du Nord s’éteint et laisse la place à une femme en blouse blanche, au centre du plateau nu.
Elle est visiblement médecin, sa voix est claire, posée, et elle s’adresse directement à nous.
On a prescrit pendant des années un médicament, le MEDIATOR, utilisé comme un vulgaire coupe-faim. Quand des effets secondaires dramatiques, provoquant de très graves troubles cardiaques, ont commencé à émerger chez certains patients, on a continué de le faire.

Ces personnes ont donc été sciemment empoisonnées. Certaines sont mortes. D’autres ont eu la “chance” de survivre, mais au prix d’un quotidien devenu extrêmement compliqué…
Elle s’appelle Irène Frachon. Nous sommes en France, en 2016. Elle nous parle de sa mission, de son combat.

“Ma salle d’attente, c’est la France. Je n’abandonne pas un malade, surtout si c’est foutu.”

Flash back : retour en 2001. Nous voici à présent dans le bureau d’un médecin. Claire Tabard est une jeune maman. Elle vient d’accoucher de Max. Mais les kilos qu’elle n’arrive pas à perdre lui empoisonnent la vie. Son médecin lui prescrit du MEDIATOR. L’histoire de Claire commence.
On suit son calvaire. Les premiers essoufflements, la fatigue anormale, qui inquiètent, les premiers examens et les tests d’efforts, qui éprouvent,  le diagnostic, qui tombe comme une lame. Puis l’opération à cœur ouvert, très impressionnante, que l’on vit en direct. Et la vie quotidienne, amoureuse, sociale, totalement bouleversée.

En parallèle, Irène Frachon poursuit sa minutieuse enquête et devient la lanceuse d’alerte du plus grand scandale sanitaire de ces dernières années. On la suit lors des auditions à l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (l’AFSSAPS), sur le plateau d’une émission de France Inter qui révèle l’affaire au grand public.
Claire apprend ainsi que sa maladie peut être liée à ce fichu médicament qu’elle a pris quelques années plus tôt pour « pouvoir rentrer à nouveau dans son maillot de bain ».
Elle rencontre Irène, qui la connecte à Hugo Desnoyers, un avocat déterminé à renverser des montagnes et qui a fait du droit aux victimes le sens à sa vie de juriste.
La machine est lancée : on suivra le combat de Claire jusqu’au bout.

Un théâtre réaliste de combat qui ne vous lâche pas.

Pauline Bureau s’est visiblement passionnée pour cette affaire. Elle a rencontré la “fille de Brest”, Irène Frachon. Elle a sillonné la France à la rencontre des victimes, a beaucoup lu, beaucoup écrit.
Cet investissement ne se voit pas sur scène : on aurait pu craindre qu’il produise un spectacle didactique. C’est mal connaître la jeune metteuse en scène. À la tête de sa compagnie La Part des Anges, elle produit ici un spectacle absolument essentiel, choisissant judicieusement de régler sa focale sur le personnage de Claire. Nous l’accompagnons dans sa lutte. Nous souffrons avec elle.

Les comédiens alternent plusieurs rôles, autour des trois personnages clés de cette histoire : Irène Frachon (excellente Catherine Vinatier), l’avocat Hugo Desnoyer (Nicolas Chupin, tout en subtilité, alternant humour et détermination), et Claire Tabard (incandescente Marie Nicolle). C’est ce trio de combat qui porte la pièce et la structure.

“Je vaux combien ? C’est ça le droit des victimes : donner un prix à la vie.”

Les tableaux se succèdent, portés par une scénographie que ne renierait pas Joël Pommerat. L’écriture est délicate, jamais manichéenne. Elle laisse surgir la légèreté qu’il faut quelque fois pour détendre l’atmosphère lourde liée au sujet. La scène finale, celle des auditions filmées devant une commission d’experts, est à ce titre un grand  moment de théâtre, où émotion et humour ne cessent d’affleurer.
Ce spectacle, créé fin février au Volcan Scène Nationale du Havre, vous attrape et ne vous lâche pas. Rarement avons-nous senti un public aussi à l’écoute, aussi concerné par l’histoire qui se déroule devant lui. L’audition de la sœur de Claire Tabard devant la commission fut, ce soir là, applaudie, comme si nous étions le vrai public de cette affaire.

Petite précision à l’attention des futurs spectateurs de cette grande réussite du printemps : certaines scènes sont d’un tel réalisme qu’elles peuvent mettre mal à l’aise (des spectateurs ont quitté la salle – on apprendra même que l’une d’elles fit un malaise ce soir -là). Il n’empêche : on aime quand le théâtre se saisit avec autant de talent d’un sujet d’actualité et MON COEUR restera pour nous l’un des meilleurs spectacles de la saison.

MON COEUR
Á l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord – du 16 mars au 1er avril 2017 (mardi au samedi 20h30, dimanche 15h30)
Texte et mise en scène : Pauline Bureau
Avec : Yann Burlot, Nicolas Chupin, Rébecca Finet, Sonia Floire, Camille Garcia, Marie Nicolle, Anthony Roullier et Catherine Vinatier

L’Art pour survivre, avec Alma Mahler

Auteur, metteur en scène et comédiens se sont ligués pour “faire revivre” la truculente Alma Mahler. Cette femme fascinante que ses amis avaient surnommée “la veuve des Quat’zArts”, rédige au soir de sa vie ses mémoires. Elle revient sur les moments forts vécus avec Klimt, Mahler, Kokoschka, Gropius, Werfel… L’admiration, l’amour, les scènes orageuses, les épreuves, les deuils, la frustration sont évoqués avec réalisme et humour. Très vite, nous tombons sous le charme de cette femme qui fit de “la survie un art”, qui aurait voulu être la première femme à composer un opéra, et nous a laissé quelques Lieder.

Il aimait ma musique, il aimait mon talent. Il était persuadé, comme moi, que je serais la première femme à écrire un grand opéra”.

Geneviève Casile, très émouvante, nous offre une prestation de haut vol. Julie Judd, en Alma jeune, est convaincante et Stéphane Valensi alterne avec aisance les rôles de l’éditeur américain et des hommes géniaux qu’Alma a aimés, épousés,trompés, quittés, perdus…

Aller à la découverte de ce spectacle à la scénographie très réussie, c’est retrouver, dans la Vienne de la Belle Epoque et au contact d’Alma, la vie intellectuelle et artistique si intense et si chère à Stefan Zweig…

Marie-Christine Fasquelle

ALMA MAHLER ETERNELLE AMOUREUSE
Á l’affiche du Théâtre du Petit Montparnasse – du 18 janvier au 30 mai 2017 (mardi au samedi 19h, dimanche 17h30)
Une pièce de Marc Delaruelle
Mise en scène : Georges Werler
Avec : Geneviève Casile, Julie Judd et Stéphane Valensi

Métamorphoses : la décadence en pleine face

Vous aimez frémir, vous aimez serrez vos bras contre votre abdomen de peur que des mots vous transpercent, allez voir « Métamorphoses » adaptées d’Ovide, au théâtre de l’Aquarium, à la Cartoucherie de Vincennes.

Cinq parties – deux seront racontées en voix-off sous forme de prologue et d’épilogue : « Narcisse » et « Le chaos, les quatre âges et le déluge », trois seront jouées : « Terée », « Phaéton » et « Erysichton » – présentées sur un écran géant diffusant des formes mouvantes, avec du texte projeté et de la musique électronique invasive (dispositif scénique et technologique collectif INVIVO), beaucoup de fumée, une batterie et une guitare électrique sur scène, un décor simplissime fait de tables et de chaises, des comédiens- chanteurs de variété française, avec style et brio (la belle voix d’Alexandre Le Nours) et bien sûr, le monolithisme, la folie et la tyrannie des grands mythes. Voilà les ingrédients de cette pièce, où vous débuterez dans l’effroi pour terminer dans le rire. Ouf, on craignait l’asphyxie !

Métamorphoses, Ovide, Théâtre de l'Aquarium, Aurélie Van den Daele, Cartoucherie de Vincennes, Pianopanier@ Marjolaine Moulin

La première partie jouée raconte l’histoire de Terée et de sa femme Procné. Ça démarre avec la fête, l’insouciance, la danse, le chant et l’ivresse puis, peu à peu, l’histoire bascule dans les archaïsmes les plus barbares. On ne rigole plus du tout. On serre les dents car la vengeance est un plat qui se mange froid ou chaud… C’est la partie la plus longue de la pièce qui pourrait faire une pièce à part entière.

Du coup, quand interviennent les deuxième et troisième parties jouées, la recherche d’une unité se fait sentir, qu’on ne trouve pas vraiment. Autant la première partie est extrêmement narrative, quasi classique, autant les deux autres s’en tiennent à l’allégorie. On est cependant soulagé de quitter le total effroi de la première partie pour gagner des contrées potaches et oniriques, bien que la metteuse en scène, Aurélie Van den Daele, continue à nous parler de nous, de notre époque et de notre décadence, avec un regard aigu et moqueur, qui nous ouvre les portes de l’imaginaire.

Métamorphoses, Ovide, Théâtre de l'Aquarium, Aurélie Van den Daele, Cartoucherie de Vincennes, Pianopanier

La deuxième partie met en scène Phaéton, un jeune homme qui brûlera sa vie au rythme d’un chronomètre, à la marge d’une machinerie infernale, faite de concerts perpétuels et qui demandera la reconnaissance de son père, car Phaéton veut s’inscrire dans sa généalogie, quitte à disparaître.
La troisième et dernière partie jouée raconte l’histoire burlesque et ridicule d’un artiste qui se prend pour le dernier génie à la mode, Erysichton. Là, on rigole franchement des facéties de ce personnage qui nous montre la bêtise et la vanité d’un artiste qui se pense au-dessus de la Nature. Mais Cérée, la déesse, ne l’entend pas de cette branche-là et lui montrera que son égotisme et sa toute-puissance l’embarqueront à sa perte et qu’il n’aura pas l’occasion de soulever le voile d’Isis.

L’adaptation des textes est d’une grande réussite avec beaucoup de fluidité et de modernité, sans anachronismes et on peut saluer Ted Hughes pour ce tour de force.

Métamorphoses, Ovide, Théâtre de l'Aquarium, Aurélie Van den Daele, Cartoucherie de Vincennes, Pianopanier

Le projet met en lumière la résonnance actuelle des mythes dans l’état d’esprit décadent de notre époque et nous entraîne aux portes du cinéma, du théâtre, des arts plastiques et de la musique. On admirera, par exemple, les très beaux masques d’animaux lors de la dernière partie.
On ne peut pas dire que les applaudissements furent du tonnerre à la fin de la pièce, malgré une salle pleine, pourtant, il se passe quelque chose et on ne sort pas indemne de ce spectacle qu’on met longtemps à digérer.
On pourra regretter la puissance un peu trop puissante des watts : même si elles participent au sentiment d’oppression et d’enfermement dans laquelle veut nous placer la metteuse en scène, on a parfois du mal à entendre le texte. C’est dommage.

Métamorphoses, Ovide, Théâtre de l'Aquarium, Aurélie Van den Daele, Cartoucherie de Vincennes, Pianopanier

METAMORPHOSES
Á l’affiche du Théâtre de l’Aquarium – du 1er au 26 mars 2017 (mardi au samedi 20h, dimanche 16h)
D’après Les Métamorphoses d’Ovide et Contes d’Ovide de Ted Hughes
Mise en scène : Philippe Nicolle
Avec : Kamel Abdessadok, Christophe Arnulf, Aymeric Descharrières, Servane Deschamps, Pierre Dumur, Olivier Dureuil, Anne-Gaëlle Jourdain, Erwan Laurent, Michel Mugnier, Florence Nicolle, Philippe Nicolle, Laurence Rossignol

Providence : trois artistes pour un monologue polyphonique

Le dispositif scénique est imposant, géométrique, technologique. Sa fonctionnalité et sa modernité contrastent abruptement avec la patine toujours émouvante du théâtre des Bouffes du Nord. Le salon d’une maison qualifiée par son habitant lui-même de « banale et pratique » ; un canapé chic et sobre, deux massifs magnétophones à bande, quatre baffles, un livre, un homme aux pieds nus…

Une longue fréquentation unit l’auteur Olivier Cadiot, le metteur en scène Ludovic Lagarde et l’acteur Laurent Poitrenaux. Après « Le Colonel des zouaves » en 1997 et « Un mage en été » en 2010, c’est « Providence » qui va offrir sa matière dense à cette nouvelle œuvre commune.
Les quatre récits de « Providence » seront ici fondus pour former la parole, souvenirs, divagations, d’un seul personnage protéiforme. S’y succédaient « Quel lac aimons-nous » où l’on assiste au règlement de compte entre un personnage et son auteur ; « Comment expliquer la peinture à un lièvre mort », peinture d’un moment de bonheur parfait où un jeune homme se transforme en une vieille dame ; « Illusions perdues », transcription actuelle et condensée du roman de Balzac, et « Providence », qui donne son titre au spectacle, où un vieil homme convoque son passé et prépare une conférence pour proclamer sa bonne santé mentale. Ici, décomposés-recomposés, ces parcours seront autant de facettes d’un homme, mais aussi de temps, forts ou faibles, creux ou pics, lointains ou proches, de sa vie.
 

“Je rêverais d’une musique
qui contiendrait tous les états des autres.”

Sous les lumières éclairant encore le public et l’incluant dans l’espace même du jeu, le narrateur nous accueille au salon, fier sans tapage de son « système de quadriphonie », qui sera un interlocuteur à part entière. Le dispositif sonore, remarquable de finesse, a été conçu avec l’IRCAM. Le narrateur en jouera comme d’un instrument, d’un geste dans l’air faisant jaillir notes de musique ou sa propre voix enregistrée.

Le monde des sons est un besoin du narrateur comme celui de l’oxygène, un enjeu, une question ; et pour ce spectacle un outil, un autre geste, un pan du décor, une parole. On entendra la musique répétitive de Robert Ashley se mêler à la Grande Symphonie de Schubert, on entendra les martinets qui rasent les façades, on entendra la chaleur sur une terrasse un début de printemps ensoleillé, on entendra le bonheur. Car il est question de dépression – où l’on apprendra peut-être que lac et dépression « au sens large » sont voisins de sens, de défaites et de renoncements, mais aussi de bonheur, ou peut-être, au moins, de souvenirs de bonheur.
 

“Je ne suis pas hors de moi, ni en moi,
mais à l’équilibre”

Soutenu par une création soignée – son, lumières et vidéos sculptant l’espace autour de lui-, Laurent Poitrenaux, acteur fluide et précis, se glisse dans tous les âges et tous les états du narrateur, de ses doubles, et de ses contes, rêves, rencontres cocasses, personnages inventés ou remémorés. Il a la diction à la fois vive et indolente, dans la voix une ironie comme un peu lasse, quelque chose de très actuel. Il a dompté et libéré son corps, dont il semble pouvoir changer jusqu’au poids au gré de ses incarnations, lui donnant avec le même naturel, la même sensation d’évidence, la légèreté aérienne d’une jeune fille, la fragilité d’une vieillarde, la pesanteur d’un homme fatigué. Au milieu des machines, des images, des sons, c’est l’humain qui palpite.

“Si j’entends des voix, c’est pas si mal,
je ne suis plus tout seul, ça discute”

On s’égarera peut-être dans les méandres de cette fresque rhizomique, comme en ces dessins fiévreux d‘art brut où fourmillent mille détails qui nous semblent clairs, mais dont on peine à saisir le sens général. Peu importe, acceptons cette part d’errance et goûtons-en les riches buissonnements.
 

PROVIDENCE
À l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 12 mars puis en tournée (15-25 mars : Théâtre National de Strasbourg – 29-31 mars : Maison de la Culture d’Amiens – 4-7 avril 2017 : Comédie de Clermont-Ferrand)
Texte Olivier Cadiot
Mise en scène Ludovic Lagarde
Avec Laurent Poitrenaux
Scénographie Antoine Vasseur – Lumières Sébastien Michaud
Réalisation sonore David Bichindaritz – Réalisation informatique musicale Ircam Sébastien Naves et Jérôme Tuncer
Création à la Comédie de Reims

Photos © Pascal Gely
 

A bien y réfléchir… Crise en abyme

C’est l’histoire d’une troupe de théâtre qui répète son prochain spectacle sur la mort. C’est l’histoire d’un parasol emporté par le mistral qui s’apprête à en décimer plus d’un. C’est l’histoire d’un assassinat en direct : règlement de comptes au sein des 26 000 couverts. C’est l’histoire de Javier, le clarinettiste mexicain de la troupe (vrai clarinettiste, mais faux mexicain) rattrapé par des dealers de coke armés jusqu’aux dents. C’est l’histoire de Madame Hérisson et de Monsieur Lapin qui donnent un cours de “Recyclown”…

Á bien y réfléchir, et puisque vous soulevez la question, il faudra quand même trouver un titre un peu plus percutant (eh oui, même le titre est délirant) c’est toutes ces histoires, et plein d’autres encore. Emboitées les unes dans les autres, façon poupées russes. C’est le théâtre dans le théâtre dans le théâtre dans le théâtre…

26000 couverts, à bien y réfléchir, critique Pianopanier, Monfort Théâtre
@ Christophe Raynaud de Lage

“C’est pas un spectacle : c’est un début d’idée pour un spectacle de rue qui aura lieu dans un an.”

Une sorte de joyeux bazar né dans la rue, atterri pour notre plus grand bonheur sur la scène du Monfort. Avec les 26 000 couverts, tout est possible. Avec les 26 000, on ne sait jamais qui est qui : lequel des six metteurs en scène au plateau est-il Philippe Nicolle, le véritable et audacieux chef d’orchestre ? Avec les 26000, on ne sait pas trop bien qui fait quoi : les spectateurs interrogés en bord plateau restent bouche bée de s’entendre porter aux nues les artistes ; ils ne parlent pas et pourtant leurs réponses fusent. Avec les 26000, on ne sait jamais vraiment où l’on va, et c’est sans doute cela qui nous plaît le plus.

26000 couverts, à bien y réfléchir, critique Pianopanier, Monfort Théâtre

“Perdre de vue la mort, c’est perdre le sens de la vie.”

De fins alternatives en “presque fins”, le thème de la mort annoncé en teaser est omniprésent. Chez les 26000 couverts on crève par pendaison, on succombe par empoisonnement, on s’offre une mort accidentelle à la ventoline, on rend l’âme électrocuté, brûlé, assassiné, on trompe la mort à coup de gnôle et on ose même lui claquer la bise…
Á force de parler de la mort au théâtre, elle finit par arriver”. Bousculant tous les codes, se raillant même du plus sacré, les 26000 nous étonnent, nous surprennent, nous hallucinent, nous déconcertent, nous épatent… et surtout nous font rire de la mort. Avec les 26000, on peut mourir sur scène, et même plusieurs fois de suite : c’est la magie du théâtre (dans le théâtre) !

26000 couverts, à bien y réfléchir, critique Pianopanier, Monfort Théâtre

Á BIEN Y REFLECHIR…
Á l’affiche du Monfort Théâtre – du 21 février au 17 mars 2017 (du mardi au samedi 20h30)
Une pièce des 26000 couverts
Mise en scène : Philippe Nicolle
Avec : Kamel Abdessadok, Christophe Arnulf, Aymeric Descharrières, Servane Deschamps, Pierre Dumur, Olivier Dureuil, Anne-Gaëlle Jourdain, Erwan Laurent, Michel Mugnier, Florence Nicolle, Philippe Nicolle, Laurence Rossignol

La tragédie du Roi Christophe… un Annapurna tropical

Le Roi Christophe, libérateur aux côtés de Toussaint l’Ouverture, est un jeune monarque visionnaire et charismatique qui prend le pouvoir en 1804 en Haïti, là “où la négritude s’est mise debout pour la première fois…à la face du monde, debout et libre”. Aimé Césaire n’a pas voulu seulement confier à cette pièce publiée en 1963, une immense portée politique, il l’a aussi dotée d’une résonance humaine et métaphysique qui puise toute sa force dans l’âme haïtienne.
Ce n’est sans doute pas un hasard si Haïti inspire des auteurs de génie, et ces auteurs ne doivent-ils pas une part de leur “génialité” à cette source infinie d’inspiration qu’est Haïti ?

Vouloir porter seul le destin de cette nation si singulière est sans doute un fardeau trop lourd pour le Roi Christophe, comme pour ceux qui lui ont succédé. La tragédie s’installe dès le commencement, profondément humaine, “une marche à la mort, à travers la solitude qui s’installe progressivement autour de lui…”. Il n’aura de cesse de la provoquer.
Christophe est l’incarnation du Dieu Shango, brutal, tyrannique, tout à la fois visionnaire et bienfaisant, destructeur et fertile… De façon indissociable, il est accompagné par Hugonin, son bouffon, son oxygène, son contradicteur. Lui est Edshou, le Dieu malin.

La Tragédie du Roi Christophe, Aimé Césaire, Christian Schiaretti, Théâtre des Gémeaux de Sceaux, critique PIanopanier@Michel Cavalca

Tous les deux, chantres des contrastes et des “contradictions qui sont notre espoir” (pour citer Brecht), avancent dans une dualité sans âge, dessinant peu à peu le contour du Haïti d’aujourd’hui, paré de magie, habité par cette résilience particulière qui suscite notre fascination.

Le texte d’Aimé Césaire est un véritable Annapurna Tropical : il faut bien du talent ou une certaine inconscience pour s’y attaquer. L’interprétation de Marc Zinga en Roi Christophe, est colossale; son personnage ne résistera pas à l’ascension, trop pressé qu’il est par l’Histoire. Mais l’acteur, lui, ne chutera pas. Il luttera sang et sueur jusqu’à son dernier souffle, pour nous laisser entrevoir une dernière fois la flamme de renaissance qui l’a porté depuis le début.

La Tragédie du Roi Christophe, Aimé Césaire, Christian Schiaretti, Théâtre des Gémeaux de Sceaux, critique PIanopanier

La performance des deux principaux personnages est forte, prenante, étouffante même. Elle est très généreusement soulignée par une troupe d’une quarantaine d’acteurs et musiciens, qui se donnent avec le plaisir contagieux de nous conter une part de leur histoire, une histoire d’hier, une histoire d’aujourd’hui.
La mise en scène est colorée, riche, orchestrée, mais on se surprend malgré tout à regretter un certain manque d’audace et de modernité, un quelque chose qui pourrait apporter un supplément de lumière à ce dialogue entre un passé de fer inoubliable et un présent mou qu’il ne faut cesser de provoquer … mais la pièce d’Aimé Césaire en a-t-elle seulement besoin?

Haïti reste le symbole très contemporain du difficile devenir des nations africaines au temps des indépendances. La Tragédie du Roi Christophe aux Gémeaux de Sceaux en est une belle et intelligente incarnation.

LA TRAGEDIE DU ROI CHRISTOPHE– Une pièce d’Aimé Césaire
Mise en scène : Christian Schiaretti / Théâtre National Populaire Villeurbanne
Avec : Marc Zinga, Stéphane Bernard, Yaya Mbile Bitang*, Olivier Borle, Paterne Boghasin,
Mwanza Goutier, Safourata Kaboré*, Marcel Mankita, Bwanga Pilipili, Emmanuel Rotoubam
Mbaide*, Halimata Nikiema* Aristide Tarnagda*, Mahamadou Tindano*, Julien Tiphaine, Charles
Wattara*, Rémi Yameogo*, Marius Yelolo, Paul Zoungrana*, et des figurants
*collectif Béneeré
Du 22 février au 12 mars 2017 au Théâtre des Gémeaux de Sceaux – du mercredi au samedi à 20h45, le dimanche à 17h

C’est noël tant pis… de Pierre Notte tant mieux !

“Pense un peu à ta mère, c’est son dernier noël – ça lui fait tellement plaisir qu’on soit tous là chez elle pour lui fêter son dernier noël”.

Dans cette famille quelque peu cabossée – mais n’importe quelle famille ne l’est-elle pas un minimum ?- il y a d’abord le père qui n’a jamais rien décidé de sa vie et qui n’appelle pas sa femme autrement que “maman”. Ensuite, il y a la mère, la fameuse “maman” du père, devenue méchante à force d’être triste, qui comble un vide intérieur en se bourrant de sucreries. Il y a aussi Nathan, l’ainé des fils, “celui qui prend toute la place de fils modèle unique flanqué d’un petit frère”. Et puis il y a Tonio, le petit frère en question qui se sent mal aimé (“je voudrais savoir s’il y a quelqu’un ici pour qui je suis autre chose qu’à peu près rien”). Enfin, il y a Geneviève, la femme de Tonio, la pièce rapportée “qui en a sa claque de prendre des claques”.

C'est noël tant pis, Pierre Notte, Théâtre du Rond-Point, avec Bernard Alane, Brice Hillairet, Sylvie Laguna, Chloé Oliviers, Renaud Triffault, Romain Apelbaum, critique Pianopanier
© Claire Fretel

Tout ce petit monde se retrouve le soir de noël pour le traditionnel et hélas incontournable repas de famille, chez la grand-mère plus réellement vaillante. Un sapin auquel il manque ses boules, des cadeaux qu’il faut désempaqueter, une dinde pas encore décongelée, une galette des rois en guise de bûche… tout semble déjà mal embarqué lorsqu’on découvre la grand-mère gisant nue sous la table.
Grâce à la scénographie ingénieuse, le sapin qui s’était transformé en table de salle à manger devient lit d’hôpital, et c’est dans cette chambre, autour d’une aïeule mourante, qu’aura lieu la veillée de la Saint-Sylvestre.

cest-noel-tant-pis-2©Giovanni Cittadini Cesi

De  chambre d’hôpital en alcôve mortuaire, de tentative de suicide en règlements de comptes et autres lavages de linge sale, de reproches en insultes et de bousculades en jérémiades, la soirée perd en rituel et gagne en dramaturgie. C’est le grand déballage : on se dit tout, en criant, hurlant, pleurant et même en chantant…car il y a toujours des chansons dans l’univers de Pierre Notte.

“Pour finir l’amour l’emporte sur tout, surtout quand les suicides ratent et que les enfants acceptent de bien vouloir suivre l’ordre normal des choses et de ne pas mourir avant leurs parents”.

S’il y a des ritournelles dans les spectacles de Pierre Notte, il y a surtout des textes plein de finesse, de subtilité, d’humour et de verve. Un texte porté ici par cinq excellents comédiens qui s’emparent des névroses de leurs personnages, provoquant souvent le rire, mais le rire de Beaumarchais. Continuons de rire grâce à des artistes comme Pierre Notte : ses créations sont de véritables cadeaux…de noël.

 

C'est Noël tant pis, Pierre Notte, Comédie des Champs-Elysées, Pianopanier

C’EST NOEL TANT PIS
Texte, mise en scène et chansons : Pierre Notte
Avec : Bernard Alane, Romain Apelbaum, Brice Hillairet, Sylvie Laguna ou Marie-Christine Orry, Chloé Olivères ou Juliette Coulon
Du 26 janvier au 29 juillet 2017, à la Comédie des Champs-Elysées

Moi et François Mitterrand : la désopilante mythomanie d’Olivier Broche

“Je n’en fais pas une affaire d’état mais à partir de 1983, François Mitterrand et moi-même avons tenu une correspondance assidue”.

Passer une heure et quelque en compagnie d’Hervé Laugier (sommes-nous réellement dans une salle de conférence ? dans l’antichambre de l’Elysée? Ou, plus probablement, dans le salon d’Hervé ?). L’écouter nous raconter la naissance d’une grande et indestructible amitié, non seulement avec François Mitterrand, mais aussi avec Jacques Chirac. Le voir revivre sa relation, moins ardente certes, mais réelle, avec Nicolas Sarkozy. Apprendre que François Hollande voit en lui un confident…
De tous ces témoignages d’amitié, Hervé Laugier a conservé des traces qu’il nous expose, avec une fierté teintée d’affection. Ce sont des dizaines, des centaines de lettres, datées, signées du Président de la République himself. Toujours la même lettre, la même circulaire. Mais Hervé est le seul à ne pas comprendre…

moi-et-francois-mitterrand_1@Giovanni Cittadini Cesi

“Et même si nous nous sommes, par la force des choses, quelque peu éloignés l’un de l’autre, le fil n’est pas tout à fait rompu.”

Hervé nous fait sourire, il nous fait rire, il nous attendrit.
Car derrière ces grands discours, ces révélations liées aux trente dernières années de règne présidentiel français, Hervé cache une immense solitude. Il nous parle de François, de Jacques, de Nicolas, de l’autre François… pour éviter de trop évoquer l’absence de celle qui l’a quitté il y a fort longtemps.

moi-et-francois-mitterrand_2

Il fallait un immense comédien pour s’approprier le texte d’Hervé Le Tellier, cette curieuse correspondance à sens unique. Seul sur scène, sorte de “nobody” surgi de nulle part, Olivier Broche est parfait, excellent, magistral.  Le comique de répétition fonctionne ici, grâce à l’incroyable palette du jeu qu’il sait déployer : tendresse, folie, intelligence, colère parfois, sensibilité toujours.
Tout en délicatesse et en douceur, il nous renvoie l’image de ces êtres solitaires qui s’inventent des histoires incroyables. Juste pour continuer à vivre…

MOI ET FRANCOIS MITTERRAND – Une pièce de Hervé Le Tellier
Mise en scène : Benjamin Guillard
Avec Olivier Broche
A partir du 25 janvier 2017 à la Pépinière Théâtre – du mardi au samedi à 19 h

 

L’Opéra panique “démantibulé”

Une salle pleine un vendredi soir, un théâtre de quartier au plateau noir et aux projecteurs aux gélatines multicolores. Quatre comédiens au style british. Une pièce aux répliques minimalistes, construite avec des ruptures, des répétitions et des contradictions, du théâtre de l’absurde en somme, grinçant comme une corde de pendu, qui nous montre le totalitarisme en action, avec cruauté, à travers de petites scènes à thèmes, à caractères, qui nous trimbalent de l’armée à la philosophie jusqu’à l’aristocratie, en passant par l’amitié. Quinze histoires, quinze thèmes. Le tout rythmé par des onomatopées musicales faites d’une chorale de basse-cour avec le caquetage des poules et le grognement des cochons (très réussi), du piano pour débuter, du ukulélé pour final, du chant lyrique et même du rap en cours de route.

L'Opéra panique, Alejandro Jodorowsky, Ida Vincent, Compagnie L'Ours à Plumes, Pianopanier, Théâter Darius Milhaud@Sarah Coulaud

Le son comme un fil conducteur de la pièce qui porte bien son nom d’ « opéra », même si, dès le début, Madame Loyal (Ida Vincent) nous dit qu’on soit rassuré, il ne s’agit pas d’un opéra. Et « panique », oui, car on s’excite, on vocifère, on s’égosille, on pète des câbles sur scène. La bouche surtout a son rôle à jouer dans cette comédie, où la mise en scène des expressions du visage va jusqu’à nous présenter, une sorte d’entracte en forme de collation, sur le plateau, amenant les larmes aux yeux de la comédienne Aline Barré, qui gobe un Flamby sous les mines effarées et hilares des spectateurs. Va-t-elle vomir ? Non, elle ne vomira pas.
Pourtant, à la fin de « L’Opéra panique », une légère nausée s’est emparée de nous, avec tout cet absurde qui ne mène nulle part, sauf à l’illusion d’une vie qui serait belle. Ce serait le message d’Alejandro Jodorowsky et qui mène aussi à l’accumulation des corps découpés, déchirés, cassés, poignardés, fusillés, déhanchés, saccadés, démantibulés. Oui, dans cette pièce, le corps, le texte et la mise en scène sont démantibulés jusqu’à nous faire rire d’horreur. Les comédiens (Aline Barré, Tullio Cipriano, Cécile Feuillet, Johann Proust et Ida Vincent), égaux et performants, portent leurs personnages avec justesse et déraison et également dans l’univers du mime, presque comme au cirque.

L’OPERA PANIQUE – Compagnie L’Ours à Plumes
Une pièce d’Alejandro Jodorowsky
Mise en scène : Ida Vincent
Avec : Aline Barré, Tullio Cipriano, Cécile Feuillet, Johann Proust, Ida Vincent
Jusqu’au 14 avril au Théâtre Darius Milhaud – les vendredis à 21h

Abigail’s Party : fête des voisins version Mike Leigh

Dans Abigail’s party, vous ne croiserez ni Abigail ni aucun de ses invités. De la soirée d’Abigail, vous n’entendrez qu’un vague fond sonore. Car l’action se passe à côté, chez Beverly et Peter. Ces deux-là ne semblent pas s’entendre à merveille, leur couple bat de l’aile. Est-ce sa faute à lui, qui travaille trop ? Ou bien la sienne, à elle, qui semble ne pas faire grand chose de ses journées, à part pourrir celles de son mari ? L’ambiance n’est clairement pas au beau fixe. Mais ce soir, c’est la fête : Beverly a tenu à organiser une “contre-party”, histoire de lier connaissance avec ses nouveaux voisins, Angela et Antony. Susan, la mère d’Abigail, expulsée pour l’occasion de son propre foyer, sera également de la fiesta.

Très vite, un malaise s’installe. Beverly est nerveuse, un brin hystérique, agressive avec son mari. Perfection est le mot d’ordre de sa soirée. Ses invités doivent être bien installés ; il faut qu’ils aient de quoi boire, fumer, grignoter. Il faut qu’ils puissent s’amuser, danser, flirter. Elle fait attention à chacun de leurs gestes, mettant un point d’honneur à s’imposer comme l’hôtesse modèle.

Abigail's party, Mike Leigh, Thierry Harcourt, Poche-Montparnasse, Thierry Harcourt, Lara Suyeux, Dimitri Pataud, Alexie Ribes@Victor Tonnelli

“Oh c’est drôle, on s’est tous mariés au moment où vous divorciez !” 

Et pourtant peu à peu, l’alcool aidant, tout va déraper. Entre Susan qui vomit ses tripes aux toilettes, Antony qui disparait mystérieusement à la soirée d’Abigail, Angela qui picole bien trop pour s’apercevoir que Beverly drague ouvertement son mari, Peter qui menace son épouse avec un couteau à beurre… la soirée exemplaire tourne au fiasco.

Thierry Harcourt, l’un des metteurs en scène les plus anglophiles du moment, qui nous avait régalés avec The Servant, nous offre un spectacle pétillant, rock-and-roll, drôle et plein de noirceur à la fois. Les décors et costumes nous plongent directement dans un monde qui nous rend un peu nostalgiques, non pas des pantalons pattes d’eph, mais de l’insouciance qui régnait à l’époque des seventies.

Abigail's Party, Poche Montparnasse, Thierry Harcourt, Lara Suyeux, Mike Leigh, interview Pianopanier@Fabien Dumas

“- Ah bon, je suis inculte maintenant ?
– Non, pas maintenant, tu l’as toujours été !” 

Face au jeune couple formé par Alexie Ribes – parfaite en jeune écervelée – et Cédric Carlier – désopilant, entre flegme britannique et côté nigaud – face à une Séverine Vincent totalement désabusée, face à un Dimitri Rataud qui tarde à se rebeller, on tombe sous le charme d’une Lara Suyeux qui tient de bout en bout le rôle un peu monstrueux de Beverly. Elle éructe, minaude, se trémousse, se déhanche, elle va même jusqu’à aboyer ; cette fille-là est capable de tout. Mais qu’est ce qui fait courir Beverly ? Les toutes dernières secondes du spectacle donnent un éclairage bien différent à la soirée et au comportement de sa “gentille organisatrice”. Alors, rendez-vous sur le dance-floor du Théâtre de Poche-Montparnasse pour une soirée détonnante !

ABIGAIL’S PARTY
Á l’affiche du Théâtre de Poche-Montparnasse – du 17 janvier au 28 février 2017 (mardi au samedi 21h, dimanche 15h)
Une pièce de Mike Leigh
Adaptation : Gérard Sibleyras
Mise en scène : Thierry Harcourt
Avec : Cédric Carlier, Dimitri Rataud, Alexie Ribes, Lara Suyeux et Séverine Vincent