« Pupo di zucchero » : la flamboyante et poignante danse macabre d’Emma Dante

Un vieillard scrute une pâte à pain, grommelle tout seul – cette satanée pâte ne lève pas, dodeline du chef et en lâche son chapelet. Trois jeunes Parques perchées au-dessus de son épaule guettent son dernier souffle, le sourire serein de qui a bien accompli sa tâche quand la tête vénérable s’effondre (raté pour cette fois ! Le vieillard pique du nez pour un roupillon et les trois demoiselles en sont toutes dépitées).

Telles les déesses latines présidant aux destinées humaines, les trois brunes entourant notre brave papi sont sœurs, ses sœurs, Rosa, Primula et Viola, l’une priait l’autre dansait la troisième chantait. Elles faisaient tout ensemble. Le typhus les a emportées d’un même mouvement.

La pâte à pain, c’est pour préparer le « Pupo di zuccaro », la poupée de sucre en napolitain. On est le 2 novembre, c’est la fête des morts. Dans le sud de l’Italie, la veille on dresse une table, on y dispose quelques victuailles appétissantes autour d’un Pupo di zucchero, statuette de sucre colorée. À la nuit tombée, les défunts viendront s’en régaler et en contrepartie déposeront quelques cadeaux pour les enfants.
Emma Dante, palermitaine, enfant de ces traditions païennes autant que des deuils qui ont jalonné sa construction, aime cette tradition. On y lit un double mouvement, des vivants vers les morts, des morts vers les vivants, chacun nourrissant l’autre, tressant les nœuds des souvenirs pour que ce qui fait une famille traverse les strates du temps.

« Le 2 novembre est le seul jour de l’année
où il y a un peu de vie dans cette maison »

En une joyeuse et violente ronde, vont débouler ceux qui composaient la famille du vieil homme.
La maison se meuble, chacun amène son fauteuil, son lit, sa table, et sa propre langue.
Le père, qui plus tard prendra la mer et le large, lit le journal, les sœurettes jouent, le brutal oncle Antonio alterne coups et douceurs sur son épouse Rita, qui se croit aimée, tantôt fuyant la main méchante tantôt se jetant dans les bras cajolants, le fiancé espagnol de la fille aînée plastronne et roucoule…, la mère – française, « la seule du quartier », juronne à tout va, et pourchasse le vorace cadet qui pique des biscuits dans le placard à provision – un marmot ivoirien « qu’un navire chargé de doux amour a déposé dans ses bras », consolant la mamma du départ de son bien-aimé époux.
Toute une vie domestique, familière : car tout morts qu’ils soient, c’est bien de la vie que ces fantômes trimballent avec eux. Les souvenirs des êtres aimés défunts sont toujours des souvenirs de vie, alors ces retrouvailles d’outre-tombe sont aussi animées que la vie l’était.

Emma Dante et ses interprètes, tous formidables d’intensité et de justesse, en font une fête parsemée de musiques, de bavardages, de cris et de rires.
Les belles voix aigrelettes, un peu nasales, des chants traditionnels (on reconnaît La Carpinese, tarentelle de la région des Pouilles) donnent ce frisson venu de loin, d’il y a longtemps, ainsi chantaient les grands-mères de nos grands-mères et quelque chose de nous s’en souvient et s’en émeut. Il y aura aussi du piano et des cordes en tempêtes sombre de tango, en mélodies nostalgiques ; il y aura des danses, modern jazz à paillettes, sarabande déchaînée ; il y aura de la joie et du chagrin, car tous ont vécu et tous sont morts.

Toute la famille est derrière le vieillard pendant qu’il met en forme son pupo, sa poupée de sucre. Le petit bonhomme de pain sucré bariolé comme un sapin de noël, dérisoire, kitsch et sacré, naît de leurs mains à tous, celles du vivant et celles des trépassés.
Quand il sera l’heure que chacun retourne de son côté, les défunts apporteront chacun leurs corps de mort, poupées magnifiques et décrépites, momies splendides et macabres, merveilleux travail du sculpteur Cesare Inzerilloqui. À l’image du spectacle, si poétique et vivace, d’une gaité désespérée mais tenace. C’est poignant et flamboyant.

Marie-Hélène Guérin

PUPO DI ZUCCHERO
Au Théâtre de la Colline jusqu’au 18 juin, en diptyque avec La Scortecata, du 17 au 28 juin
texte et mise en scène Emma Dante
librement inspiré du Conte des contes de Giambattista Basile
avec Tiebeu Marc-Henry Brissy Ghadout, Sandro Maria Campagna, Martina Caracappa, Federica Greco, Giuseppe Lino, Carmine Maringola, Valter Sarzi Sartori, Maria Sgro, Stéphanie Taillandier et Nancy Trabona
collaboration artistique Daniela Gusmano | costumes Emma Dante | assistanat aux costumes Italia Carroccio
sculptures Cesare Inzerillo
lumières Cristian Zucaro
traduction du texte en français Juliane Régler | surtitrage Franco Vena
coordination et diffusion Aldo Miguel Grompone

Trigger warning (lingua ignota), fin d’une adolescence

Hildegarde von Bingen, abbesse, poétesse, herboriste, au XIIe s. avait inventé une Lingua ignota. Grande mystique, elle a, suppose-t-on, reçu cette langue par inspiration divine. Elle en avait composé un glossaire, qu’on a retrouvé, d’un millier de mots. Elle en était l’inventrice et la seule locutrice. Ses mots sont morts avec elle.
La « lingua ignota » de Zed est son miroir inversé, une langue qui est née non d’une inspiration mais d’un usage, une langue qui n’est pas parlée, mais par des millions d’êtres, la langue du scroll et du swipe, la langue muette des doigts qui courent sur un écran de smartphone, qui zappent et qui tchattent. Une langue qui n’a pas de voix, mais qui a un rythme, une gestuelle, un sens propres.

Marcos Carames-Blanco, pas 30 ans, plus 16 ans mais ce n’est pas si loin, fait de Trigger Warning le premier volet d’un cycle d’écriture et de recherche, Portraits de la jeunesse non-conforme.
Trigger Warning nous embarque, en temps réel, dans une bribe de vie nocturne d’un.e ado d’aujourd’hui, Zed, autoproclamé.e « genderfuck, pronom ‘bitch’, pseudo @tothezed », perruque blonde pointes roses, cycliste gris, t-shirt noir, 3h58 et pas envie de dormir, étalé.e sur le grand lit blanc, écouteurs aux oreilles, regard scotché à l’écran, doigts glissant d’un site à l’autre, spotify, insta, youtube, Laetitia Casta lors d’un défilé Jacquemus 1997, Ariana Grande, infos fugaces, on bondit d’une recommandation à une notification, d’un whatsapp à un live insta, d’un MP à un message audio.

Avec beaucoup de malice et d’intelligence, Maëlle Dequiedt a confié à une unique comédienne, Orane Lemâle, feu follet à la réjouissante plasticité, le « rôle » du smartphone, contenu, descriptions des écrans – images, icônes, énoncé des URL, interprétation des vidéos consultées et des interlocuteurs. Évidemment, cela lisse la variété des interactions, Bae l’ami drag, la vlogueuse dans son plaidoyer contre les violences faites aux femmes, la bonne copine, les followers anonymes, le vilain troll, ad libitum, se retrouvant dans la même voix et le même corps – ce qui sans doute prive le spectateur d’un certain relief, mais rend perceptible une sorte de dépersonnalisation des contenus passés à la moulinette des algorithmes.
La mise en scène, qu’on aurait sans doute aimé plus tendue, use d’un vocabulaire très actuel – espace dépouillé, adresse au spectateur, micros sur pied, narration… – collant parfaitement au sujet et à la langue déployée. Elle est servie par une belle utilisation de la vidéo (création Grégory Bohnenblust), faussement en direct, dont on applaudit le noir et blanc très élégant, les légers décalages hautement poétiques, la proximité émouvante avec le visage de Zed.

« il est 4h12, on est 9000 sur le live,
mais plus personne ne dort ou quoi ? »
Bae, live tuto makeup drag

Plus personne ne dort, Zed alone dans sa chambre mais pas tout.e seul.e sur les réseaux, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur de l’adelphité, de la complicité, pour le meilleur de voir à vitesse grand V débouler sur son smartphone les amitiés noctambules, les camaraderies réconfortantes, pour le pire de voir à même vitesse grand V se répandre la saleté.
Solo sur son lit, on se croit dans son cocon, on choisit du bout du doigt les ramifications de sa balade virtuelle, la BO et les images, sur qui on s’attarde plus longtemps et qui on zappe, qui on cherche et qui on vire.
Mais le nouveau Grand Méchant Loup qu’on croise dans les contes d’aujourd’hui rôde, tapi dans la forêt des commentaires et des retweets : le harcèlement en ligne ouvre sa grande gueule vorace pour croquer les ados qui, à l’instar de la brave chèvre de M. Seguin, refusent de rester dans leur enclos et préfèrent vagabonder.
Pour ceux qui s’en souviennent, ça se termine mal pour la petite chèvre qui aimait la liberté, le goût des herbes sauvages et le vent de la nuit.
On aimerait bien que les ados qui aiment la liberté, le goût des herbes sauvages et le vent de la nuit ne se fassent pas croquer par le Grand Méchant Loup.

Lucas Faulong, qui interprète avec finesse Zed, retrouvera bientôt Marcos Caramés-Blanco dans une prochaine création, Gloria-Gloria, et il collabore avec lui en résidence à La Colline pour un travail de recherche autour de la jeunesse et de la marginalité. Tout jeune comédien, il a sans doute à peine plus que l’âge du personnage. Il a un jeu d’une souplesse très maîtrisée, la voix légère basculant par instant dans les graves, le regard presqu’indifférent s’illuminant d’un fugace et vif sourire, le corps fluide en énergie comme en genre.

On pourra rester interrogatif devant l’achèvement de cette (heure de) vie, le voyage accompli en compagnie de Zed ne donnant pas les clefs de sa réponse, qui restera assez hermétique – en dehors du fait qu’elle fasse écho à des faits de société marquants de l’époque où iel vit. La pièce serait-elle elle-même le « trigger warning/avertissement de contenu traumatisant » de l’adolescence d’aujourd’hui ?
Zed reste dans sa chambre, et nous peut-être en dehors. Mais pendant une grande heure on aura avec ellui basculé dans cet entre-deux, cet entre-temps où le monde virtuel est la réalité, faite d’êtres vivants aux rêves, aux peurs et aux névroses bien humaines ; on sera parti à la découverte d’un univers complexe, sans manichéisme, et d’une écriture singulière et sensible, à suivre de près.

Marie-Hélène Guérin

 


TRIGGER WARNING

Au Théâtre Paris Villette jusqu’au 3 juin 2023
Texte Marcos Caramés-Blanco / mise en scène Maëlle Dequiedt / jeu Lucas Faulong et Orane Lemâle / costumes Noé Quilichini / création lumières et régie générale Laurine Chalon / régie lumières Amandine Robert / son Joris Castelli / création vidéo Grégory Bohnenblust / régie vidéo Matéo Esnault / scénographie Coline Gaufllet et Rachel Testard / Photo © Emilie Zeizig

production : ENSATT-Lyon / production déléguée : Cie La Phenomena

La séduisante « Suzanne » d’Emanuel Gat

Au 104, le toujours passionnant festival Séquence Danse, s’est ouvert cette année par une représentation d’un gracieux spectacle chorégraphié par Emanuel Gat pour huit jeunes interprètes du Inbal Dance Theater de Tel Aviv.
Sur les puissantes chansons mais aussi les mots, les silences et les brouhahas du public extraits d’un concert de Nina Simone au Philharmonic Hall de New York en 1969, Suzanne offre une danse toute en fluidité, tel un ruisseau courant et bondissant.
Sur un plateau nu lacéré d’un rai de lumière, vêtements souples et clairs, robes et pantalons ondulant indifféremment sur les corps des femmes ou des hommes, les danseurs s’animent au seul rythme de leurs souffles, du bruit de leur pas, des claquements de mains sur leurs corps, en une danse vive, rapide, en mouvements de groupe crépitant comme un chaos d’électrons – puis la pénombre se fait, des individus se détachent, l’apparent désordre se structure, des ensembles se dessinent, la concentration des spectateurs se densifie.
Les corps ploient, ondulent, les groupes se font, se défont, les passages au sol ne sont qu’une étape vers la remontée, les fermetures qu’un passage vers l’ouverture, même l’immobilité qui parfois arrête l’un ou l’autre ou rassemble un petit groupe n’a rien de figé et semble n’être qu’un moment du mouvement. Les interprètes se coulent dans la musique, n’essaient pas de la dominer, laissent la juste place à l’émotion qu’elle dégage, s’en nourrissent et lui apportent leur pulsation, leur élégance, leur vitalité, leur souplesse.
Un spectacle séduisant, enjoué, plein de charme et de délicatesse, de légèreté et de douceur.

Marie-Hélène Guérin

 

SUZANNE
Vu au 104 dans le cadre du festival Séquence Danse
avec le soutien du service culturel de l’Ambassade d’Israël
Chorégraphie et lumière : Emanuel Gat
Avec Noam Deutsch, Eshed Weissman, Yehonatan Sa’al, Itai Meir, Roni Faigler, Romi Cohen, Celia Mari’, Yaniv Oirech
Musique : extraits du concert de Nina Simone au Philharmonic Hall de New York en 1969

Répétitions : Tamar Barlev \ costumes : Omri Albo \ régie technique : Ilan Shalom \ technicien lumière : Rotem Elroy \ directeur général et artistique : Eldad Grupy
 

Shahara : les enfants, la Lune et la vie !

Sarah Tick est chirurgienne ophtalmologiste, metteuse en scène, autrice…
« Aujourd’hui, dit-elle, je peux utiliser ma connaissance des soins pour être au plus près de la réalité dans la fiction – je peux utiliser l’expérience théâtrale pour continuer à alimenter mon imaginaire, quand je soigne. »

Elle tresse à nouveau les fils de ses vies variées pour porter à la scène le beau texte, sensible et vif, de Caroline Stella. Ensemble, l’autrice et la metteuse en scène avaient déjà fait se télescoper le théâtre et l’hôpital pédiatrique lors d’un projet précédent Allô toi, ici la lune !

Shahara, c’est le beau prénom, évoquant en langue arabe le clair de lune, d’une jeune fille atteinte de Xeroderma Pigmentosum, maladie dévastatrice plus connue sous le nom rêveur de « maladie de la Lune ». Les « enfants de la Lune » ne supportent pas les rayons ultra-violets. Il y a encore quelques décennies, le sort était inéluctable, il n’existait que des « enfants de la Lune » car aucun ne devenait adulte, tous étaient rongés par les cancers. Désormais une combinaison protectrice, cocon pesant mais salvateur, leur permet de trouver le chemin vers le jour sans y laisser leur peau.

Dans le service d’onco-dermatologie pédiatrique dont elle arpente les couloirs trop familiers en tenue de cosmonaute, Shahara croise Mélie, gamine venue se faire opérer d’un grain de beauté qui fait son malin. Entre ennui, inquiétude et revendication au droit à ne pas être courageuses, les deux vaillantes demoiselles vont s’apprivoiser. Et vont préparer Shahara à son opération avec l’enthousiasme et la méthode d’une préparation à une mission Apollo.

« MELIE – Plus je regarde plus je trouve ça beau. Plein de petits points comme un ciel étoilé.
SHAHARA – Plein de petits points comme autant de galères.
MELIE s’approche de Shahara – Ça fait quoi ? Ça fait mal ?
SHAHARA – Ça fait qu’un de ces quatre je vais disparaître sous mes tâches. Ces grains de saleté me rappellent que je ne vais pas faire long feu. Mais sinon ça va.»

La langue est concrète, pudique et franche. L’autrice ne fait pas l’impasse sur la dureté de la maladie, sur la possibilité de la mort, sur la colère et la frustration des petites malades, et pour faire front face à tout cela offre à ses héroïnes les armes de l’humour et de l’amitié.

Nadia Roz (Shahara) et Barbara Bolotner (Mélie) ont de la spontanéité, elles donnent du bagout, de la lucidité, de la gravité et de la gaieté aux deux amies. Les interprètes, au jeu énergique et souple, savent nous faire croire à l’enfance de leurs personnages.
Elles sont joliment accompagnées par Julien Crepin et Guillaume Mika, qui se partagent les rôles des adultes, notamment du corps médical. Julien Crepin se fait aussi régisseur lumière et cosmonaute de fantaisie pour guider Shahara dans son exploration lunaire, et Guillaume Mika, homme-Lune à la redingote miroitante, crée en direct bruitages et musique : si vous ne le saviez pas déjà, je vous l’apprends, la Lune chante des chansons délicieusement farfelues d’une voix d’outre-tombe trouée d’envolées de haute-contre, et joue de merveilleux airs mélancoliques au saxophone.


Un cercle de sable blanc au sol, un amphithéâtre de tulles noirs autour, des lumières précises et élégantes, des costumes malicieux : avec son équipe de création technique, Sarah Tick a inventé un espace de jeu magique où l’hôpital avec ses bipbip et ses tuuitit, ses couloirs froids et ses néons clignotants se métamorphose dans l’imaginaire de Shahara et Mélie et sous nos yeux en centre d’entraînement spatial, en vaisseau, en voyage, en sol lunaire… Nourries des créations vidéos très gracieuses de Renaud Rubiano et Pierric Sud et de la belle matière sonore de Pierre Tanguy, des images d’une grande poésie nous font glisser de la réalité hospitalière aux fantaisies des jeux d’enfants et aux hallucinations qui animent Shahara sous anesthésie.

Ce spectacle rend un hommage sensible et plein de drôlerie à la force de tous ces petits combattants que sont les enfants grands malades, mais aussi aux (super-) pouvoirs de l’imaginaire et du cœur, qui permettent de réinventer le monde et de doper la vie ! Surtout, c’est un spectacle qui parle aux enfants avec une fraîcheur, des mots et un rythme qui leurs ressemblent, et la maturité qu’ils méritent. C’est intelligent, beau, lumineux et vivifiant.

Marie-Hélène Guérin

 

SHAHARA
Vu aux Plateaux Sauvages
Texte de Caroline Stella
Mise en scène de Sarah Tick – Cie JimOe
Avec Barbara Bolotner, Nadia Roz, Julien Crepin et Guillaume Mika

Dramaturgie Morgane Lory | Scénographie Anne Lezervant | Création vidéo Renaud Rubiano, Pierric Sud | Création et régie lumière Julien Crépin | Création et régie son Pierre Tanguy | Costumes Charlotte Coffinet | Création musicale Guillaume Mika et Nicolas Cloche
Photos Pauline Le Goff

Production Compagnie JimOe | Coproduction Les Plateaux Sauvages et La Manekine – Scène intermédiaire des Hauts-de-France | Coréalisation Les Plateaux Sauvages

À VOIR EN TOURNÉE
• les 6 et 7 avril 2023 au Théâtre du Chevalet, Noyon (60)
• du 23 au 26 mai 2023 à L’Étoile du Nord, Paris

La Disparition : un jeu de piste labyrinthique et réjouissant du Groupe Fantôme

Le 1er février 2017, un enfant venu avec sa mère assister à la création théâtrale Le Lac, disparaît avant la fin de la représentation.

A PianoPanier on aime Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson, les auteurs et interprètes de cette Disparition. On les suit depuis des années, ensemble ou séparément. On les a vu séparément dans Le Maître et Marguerite, Intramuros, J’ai couru comme dans un rêve, ensemble dans Idem ou encore Notre crâne comme accessoire. Ils ont l’esprit alerte, un jeu vif et très naturel, et une science aigüe de l’échange avec le public.
Ils nous invitent ici à un jeu de piste labyrinthique et réjouissant, une enquête autant dans les faits que dans l’intime, où l’on ne sait plus qui d’eux ou de nous aident les autres à retrouver ce petit garçon.

@ Constance Gay

Ils ont imaginé avec Heidi Folliet un univers dépouillé pour faire place à toutes les strates de leurs récits. À cour et jardin, deux longues tables, régie son, ordis portables, évoquent d’emblée la fabrication, l’artisanat du spectacle. Un cadre blanc structure le plateau, y crée de l’abstraction. Trois hommes jeunes, trois chaises, un verre, une gourde, une carafe. Trois hommes jeunes, trois hommes de théâtre nous parlent de leur rencontre, de leur travail. Puis de l’écho profond qu’aura sur eux la disparition, ou exactement l’annonce de la disparition de l’enfant, à l’occasion de cette représentation du « Lac » qui devait être le fruit de leur collaboration.
Le spectacle nous entraîne aux côtés des trois protagonistes dans leur traumatisme, à la lisière de la folie et de la violence, nous frottant à leurs peurs les plus profondes. Pourtant, c’est aussi un vrai parcours en leur compagnie vers la consolation, vers la quête de la joie et de la douceur.
Les trois hommes jeunes, les personnages, utilisent les prénoms des acteurs pour se nommer. Qu’est-ce qui est fiction, qu’est-ce qui est création ? « Faites semblant de nous croire, jusqu’à ce que ce soit le cas » nous suggère l’un d’eux, à l’instar de Blaise Pascal… Cette fausse conférence de presse se trouble encore d’incises qui embarquent les spectateurs dans d’étranges expériences collectives. On y goûtera la saveur d’une obscurité partagée, d’un chant à l’unisson, du récit d’un rêve qui se mêlera insidieusement à la construction du spectacle.

À Asnières a lieu la 11e édition du festival de la jeune création théâtrale, Mises en Demeure, rebaptisé cette année Mises en Lumière. La Disparition y partage l’affiche avec Vie sans moi et Les Enfants du soleil : courez y savourer ce spectacle-puzzle, protéiforme, inventif, déroutant, entre conférence de presse, expérience immersive et excursion quantique !
Il y aura, comme chez les vrais clowns, dont les trois lascars ont l’âme, de la poésie, de la profondeur, beaucoup de drôlerie, et autant d’humanité.

Marie-Hélène Guérin

 

@ Constance Gay

LA DISPARITION
Une création du Groupe Fantôme
dans le cadre de Mises en lumière, festival de la jeune création théâtrale
À voir au Studio|ESCA du 17 au 19 mars 2023
Conception et texte Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson
Scénographie Heidi Folliet | Création lumière Stéphane Deschamps | Création sonore et musicale Colombine Jacquemont et Émilien Serrault | Construction décor Jean-Luc Malavasi
Photo en-tête d’article © Pauline Le Goff
Production Le Groupe Fantôme Coproduction Scène Nationale de Sceaux – Les Gémeaux Coréalisation Les Plateaux Sauvages Avec l’aide de la DRAC île de France et de la Mairie de Paris Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages Avec le soutien du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis et d’ACME

Dicklove : « Corps poétique, corps politique »

Les Singulier.e.s, festival des « créations plurielles » invite chaque année à des voyages inattendus, à la découverte de formes atypiques et de personnalités rares. Les disciplines s’y croisent, s’y télescopent ou s’y métissent.

L’artiste de mât chinois Juglair, accompagnée avec une grande pertinence par le musicien Lucas Barbier, clôture en beauté cette édition avec Dicklove, spectacle transversal, transdisciplinaire, transgenre queer et réjouissant.

La scène-piste est lovée au milieu des spectateurs, c’est du premier rang qu’une voix légère et enjouée s’élève, pour quelques confidences d’enfance d’une écolière qui courait trop vite, et qui laissait toujours passer un ou deux garçons devant, parce que, quand même, « les pauvres ! ». Mais la jolie-voisine-toute-simple quitte les rangs des spectateurs, met les pieds sur scène et entame une folle succession de transformations, dont chaque étape contient toujours des traces des autres.

On rit beaucoup. Car Juglair, joueuse, taquine nos repères, bouscule les genres, glisse de l’une à l’un, de l’un.e à l’autre en un mouvement de bassin, un déplacement d’épaule, et c’est un rire d’étonnement qui crépite dans la salle. Mais on jubile aussi de franches scènes de comédie – l’évacuation du Président par hélico pour fuir une horde de féministes en mauve (et de Gilets jaunes en gilets jaunes) est irrésistible !

On y est surtout intensément ému par la grâce et la beauté de quelques fragments, un lent tournoiement au mât chinois, un maquillage dont les spectateurs sont le miroir; on y est saisi par une transe électro, un pole dance acrobatique, une chanson hypnotisante ; on y est peut-être aussi troublé ou impressionné par la fluidité des métamorphoses de l’artiste.
« Je suis femme qui se déguise en homme qui se déguise en femme, femme qui se ressemble à un homme quand elle s’habille en femme, homme qui se déguise en femme, drag, personnage, une fiction, un clown, un danger, un rêve, ou toi, ou toi, … » Juglair, brouillant les frontières, est tout cela, successivement ou en même temps. Elle interroge son genre, son expressivité, mais avant tout notre regard, nos regards, aux un.e.s et aux autres, sur le genre.

Performance circassienne, théâtrale, intime et politique, manifeste festif pour la multiplicité, expression singulière, chant libératoire et inclusif, Dicklove est une fête du multiple, de l’altérité – celle des autres, et celles de soi. Ce n’est sans doute pas militant : c’est tout simplement nécessaire, vivant et joyeux !

Marie-Hélène Guérin

 

 

DICKLOVE
Vu au 104 dans le cadre des Singulier.e.s
Création et interprétation : Juglair
Création et interprétation sonore : Lucas Barbier
Regards extérieurs et dramaturgiques : Claire Dosso et Aurélie Ruby
 | création et régie lumière : Julie Méreau
 | construction : Max Heraud, Etienne Charles et La Martofacture | 
costumes : Léa Gadbois-Lamer
 | administration, montage de production, diffusion : AY-ROOP | remerciements à Marlène Rostaing, Jean-Michel Guy et Johan Piémont alias Luna Ninja
Photos © Aurélie Ruby

À voir au festival SPRING les 24 et 25 mars à Cherbourg (50)

Rambert aux Bouffes du nord : Perdre son sac, Ranger, aux deux extrémités de la vie d’adulte

Perdre son sac : la force d’un coup de poing rageur contre un mur
À 19h, on peut voir, interprété avec fièvre par Lyna Khoudry (déjà interprète pour Rambert dans Actrice, remarquée notamment pour son beau premier rôle dans Papicha), Perdre son sac, un court monologue, une diatribe lancée à la face du monde, où se jouent la colère contre le père, contre la société des pères – monde ultracapitaliste qui réduit une jeunesse fougueuse à l’esclavage des « bullshit jobs », contre l’abêtissement à portée de télécommande, mais aussi le sentiment amoureux comme arme de la lutte des classes, et la puissance du langage. C’est compact, touffu, on aurait aimé trouver plus de reliefs, de clarté et de complexité dans le texte comme dans le jeu, mais on peut aussi voir dans cette opacité monolithique la force désespérée d’un coup de poing rageur contre un mur.


Ranger : leçon d’humanité et de théâtre

Dans l’univers lisse, anonyme et chic d’une chambre d’hôtel de luxe, Jacques Weber (qui fut patriarche dans Architecture pour Rambert) s’empare avec maestria de la magnifique partition qu’il lui a composée.
De la puissance du langage, et du sentiment amoureux, il sera aussi question dans Ranger. De la singularité des êtres, de la façon de se trouver une place dans la société, de l’amour des pères et des mères. Ces récurrences traversent l’œuvre de Rambert, la hantent, y reviennent en discrètes allusions ou grandes lignes de force. Rambert n’apporte pas de réponse, mais confronte inlassablement ses personnages à ses interrogations.
On est à Hong-Kong, de nos jours. Dans une chambre immaculée, le grand écrivain est venu recevoir un Prix couronnant son œuvre, il est seul. Il est très seul, ou plutôt pas du tout : l’ombre de sa femme, morte il y a juste un an, l’accompagne. C’est à elle qu’il s’adresse, ils ont eu 55 ans de compagnonnage, un si long dialogue, ça ne s’interrompt pas comme ça. Mais un an sans elle, maintenant c’est assez.
« Ranger », ce n’est pas ce qui l’occupait durant sa vie, mais désormais, sa bien-aimée partie, il s’y attelle. Mettre de l’ordre dans les papiers, dans les souvenirs.
 
 

 
Le grand écrivain est fatigué de voir ce monde qu’il a rêvé plus beau, qu’ils ont rêvé de transformer, lui échapper, et ne pas être plus beau, plus en paix. Il est fatigué de ces combats menés en vain, et de l’absence de l’aimée. Ils ont été très amoureux, très complices, très insouciants, ont partagé la littérature, la drogue, les voyages, la politique, l’alcool, « un goût féroce pour la liberté ». Ils ont partagé la jeunesse et la vieillesse. « Deux choses que nous n’aurons pas trompées : notre couple et la littérature ».
Le grand écrivain ce soir a envie, besoin, d’encore une fois, comme autrefois, raconter sa journée à sa femme. Sa journée, et leur vie.
Avec une grande douceur, et une immense drôlerie.
Cachets, whisky, rail de coke, beaucoup de whisky, encore de la drogue… le grand auteur a choisi sa destination et son mode de transports. Mais rien de sordide ou d’amer en cela, Rambert sait alléger le tragique de tendresse et d’humour, et sa mise en scène de velours tient le glauque à distance. La modernité clinique de la chambre se réchauffe de quelque objet chargé de couleur ou d’affection – baroque bouquet de rose, ours en peluche venue de l’enfance de sa femme, bouteille de whisky mordorée, des pénombres enveloppantes rompent la lumière crue, de délicates parenthèses musicales sont subtilement tressées au récit. On écoute avec le grand auteur fatigué, salle et scène plongées dans la même nuit et la même attention, une chanson d’Aznavour ; sur un Stranglers suave et sépulcral, il danse, à nouveau jeune, souple, léger, d’une élégance chaloupée. Instants de grâce dans un spectacle intense.
 
 

 
Une lettre d’amour sera lue, la première lettre de leur histoire. Était-elle belle ? sans doute. Mais, au fond, c’est des décennies qui ont suivi qu’elle est belle. Voilà un cadeau précieux que de voir cela sur une scène, ce que le temps apporte de beauté à la vie, sachons en gré à Pascal Rambert.
C’est un texte d’une grande maîtrise, aux moirures changeantes, aux ombres fluctuantes, entre folle légèreté et tendre gravité qu’il a inventé pour Jacques Weber. Et de son grand corps qui a vécu, de sa voix au grain de rivière charriant des cailloux, l’acteur déambule dans sa chambre d’hôtel comme dans les mots de Rambert, avec une puissance lente, des gestes denses, une incarnation d’une évidence palpable.
Ranger, c’est un chant d’amour et d’adieu pudique et poignant, une immersion dans une intimité large comme un monde. Jacques Weber a de la retenue et de la générosité, une présence magnétique, la malice qu’il faut pour que le grave reste léger. Une leçon d’humanité et de théâtre.

Marie-Hélène Guérin

 

PERDRE SON SAC
Aux Bouffes du Nord à 19h jusqu’au 18 février
2023
Texte, mise en scène et installation Pascal Rambert

Collaboration artistique Pauline Roussille
Régie générale Alessandra Calabi
Régie lumière Thierry Morin
Répétitrice Hélène Thil

Avec Lyna Khoudri

RANGER
Aux Bouffes du Nord à 21h jusqu’au 18 février
2023
Texte, mise en scène Pascal Rambert

Collaboration artistique Pauline Roussille
Création lumières Yves Godin
Costumes Anaïs Romand
Espace Pascal Rambert et Aliénor Durand
Répétiteur José-Antonio Pereira

Avec Jacques Weber

Photos Louise Quignon

Depuis que je suis né : joyeuse visite en enfance !

Voilà un bien joli et vif spectacle sur l’enfance et pour les enfants !

Samy, petit bout de 6 ans, découvre en même temps 1° qu’il sait lire et écrire 2° qu’on peut écrire l’histoire de sa vie.
Sa mamie, compositrice notoire – la postérité l’attend !, s’attelle justement à l’ouvrage. En voilà donc une bonne idée ! À 6 ans, on a déjà une vie bien remplie, pourquoi Sami n’écrirait-il pas lui aussi ses Mémoires ? C’est qu’il en a beaucoup, de la mémoire, se vantent régulièrement ses parents (un peu vexés d’être systématiquement perdants au Memory, malgré quelques tentatives de triche peu glorieuses).

Alors, au boulot ! Une fois réglé l’épineux problème du support (l’ardoise magique, non; le mur, ben, non plus; le cahier d’école, c’est pour l’école…), on démarre du début, et même d’avant le début…

– 1ère partie de mes mémoires : Bienheureux bébé barbotant dans le ventre maternel (mon fils, discrètement : « wouah, on dirait qu’il est vraiment dans l’eau. Mais il devrait enlever ses vêtements. »)
– 2e partie de mes mémoires : « en dehors du ventre de ma maman »

Sami va nous faire revivre les grands événements de sa petite vie, invitant quelques adultes, famille, nounous, au gré d’imitations savoureuses, manipulant objets et jouets pour animer ses souvenirs.
Les drames hautement dramatiques et globalement incompris (l’étiquette du body ! la dépose à la crèche ! le retrait de la crèche !), les joies infinies (le lait ! le lait ! les passions exclusives – motos, fourmis, ad libitum; les amis…), les interrogations existentielles (peut-on retourner vers avant ? comment me rappeler si j’ai d’abord su marcher ou parler ? pourquoi les parents n’aiment pas quand les choses s’arrêtent ?) : on s’amuse des situations brossées avec une acuité qui sent le vécu, on se régale du récit alerte, on se réjouit des trouvailles sonores et visuelles.
Le décor malin et beau de la plasticienne Alwyne de Dardel est un plaisir en soi, une chambre-cabane faite d’empilements de palettes, sur lesquelles trône un lit-igloo : c’est un vrai terrain de jeu, avec marches, caches, trappes escamotables d’où surgissent peluches, poupées, tableau blanc ou instruments de musique.

Sami est interprété en alternance par deux jeunes comédiennes, Louise Guillaume et, vue ce soir-là – menue, lumineuse, une voix fraîche d’enfance sans contrefaire le bébé, un jeu très juste – Mirabelle Kalfon. Pour son premier spectacle à destination du jeune public, David Lescot leur a composé un solo rythmique, dans une langue rapide, ludique, joyeuse.
Quelques chansons cocasses et judicieuses ponctuent le texte – on connaît le goût de David Lescot pour l’expression musicale – : Mirabelle Kalfon y est tout aussi à l’aise, et nous fait savourer de son joli brin de voix un hilarant opéra contemporain, une ballade ou un gentil rap de l’ère post-doudou.

Un spectacle pétillant d’intelligence, qui s’adresse à la bonne hauteur aux enfants, jouant autant de leurs imaginaires que de leurs réalités, avec une drôlerie pleine de tendresse. Une promenade en enfance malicieuse et pertinente, à savourer en famille (dès 6 ans, 6 ans moins le quart).

Marie-Hélène Guérin

 

DEPUIS QUE JE SUIS NÉ
Spectacle de la Cie du Kaïros
À l’Espace Cardin (Théâtre de la ville hors les murs), jusqu’au 26 février 2023
Texte, mise en scène & musique David Lescot
Scénographie Alwyne de Dardel / conception sonore, électronique Anthony Capelli / costumes Olga Karpinsky / perruques Catherine Bloquère / lumières Paul Beaureilles / collaborateur artistique Romain Pignoux
Avec en alternance Louise Guillaume, Mirabelle Kalfon
Photos © JM Lobbé

Texte édité chez Actes Sud Papier Heyoka en janvier 2022. David Lescot est artiste associé au Théâtre de la Ville Paris

David Lescot en parle ici :

« en son lieu », portrait d’un danseur par un chorégraphe

Sol blanc, clôture de pendrillons noirs, un rocher sombre de lave à cour, une paire de bottes en caoutchouc à jardin, autour du tapis de sol une lisière de hauts trépieds noirs, et dans l’air un grésillement lointain de ligne à haute tension.

Baskets, shorts amples, longues chaussettes vertes, une veste un peu baroque, une silhouette disparate, comme si on avait passé à la hâte, au frisson du soir, un vêtement chaud, tant pis s’il est trop élégant, sur la tenue qu’on portait pour vaquer au jardin.

Une brassée de tournesol dans les bras grande comme une gerbe funéraire; une lumière blanche et faible d’aube; un nuage de fumée dont la lenteur à se mouvoir est déjà mouvement et poésie.

L’appel du dehors

Des nappes de son sans mélodie ni rythme, faites d’intensité et de vibration – ruche bourdonnante ou saturation électrique. Des voix cousinant aux mélopées de Dead can Dance comme aux incantations bouddhistes. Des cloches d’alpage manipulées par le danseur. Le spectacle a été répété en extérieur, et l’extérieur s’y retrouve désormais enfermé – ou bien au contraire s’y retrouve fenêtre ouverte ?

Dans la matrice sonore d’ « en son lieu », si électronique, et si frémissante de ces gouttelettes de pluie, crissements de sable, chants d’oiseaux, comme dans les détails scénographiques, se lit nûment le projet de Christian Rozzi de dresser le portrait dansé de son interprète Nicolas Fayol : « C’est sa technique hip-hop, fille de la rue, et son choix, à première vue paradoxal, de vivre en dehors des villes qui ont convaincu Christian Rizzo de proposer au danseur d’être son compagnon de route. Ils sont alors partis à la dérive pour « répondre à un appel du dehors » et s’imprégner de l’environnement. Ce pour mieux revenir, en son lieu, entre les murs du théâtre. »
 

photo de répétition
 
Nicolas Fayol, de son corps sec, de son visage comme absent, trace dans l’espace d’étranges signes, sa silhouette se fait alphabet, lettres ramassées ou dressées se succédant en mots brefs.

Jouant des rapports équilibre / déséquilibre, sacrifiant sa verticalité pour en créer une nouvelle, inversée, tête en bas ou mains devenant nouvel axe du corps, plantées l’une au sol l’autre au ciel, le danseur est très mobile, léger, ses pas sont silencieux, effleurent à peine le sol, comme une feuille secouée par le vent le frôlerait fugacement.

Même posé un instant au sol il semble toujours prêt à s’en détacher.

Autant la musique et l’atmosphère sont sourdes, ont une épaisseur très physique, autant la danse est légère, presque joyeuse dans ses fugaces spirales à la virtuosité hip-hop.

Revenir « en son lieu »

Beaucoup de manipulations d’objet pourraient peut-être sembler obstacle à la danse, mais les images créées sont belles et sont geste esthétique et récit.

Le rocher noir fume, les tournesols maintenant jaillissent des bottes, les trépieds se sont resserrés sur le plateau en une forêt malingre mais dense.

Dans des crépitements dont on hésite à les entendre de vie ou d’apocalypse, compteur Geiger ou coassements de batraciens, tandis que le plateau se métamorphose, le danseur se fait étrange animal aux déplacements circonspects, à la lenteur de bûto. Danseur et chorégraphe se et nous promènent sur cette frontière poreuse, entre sauvagerie des forêts et sauvagerie des villes, entre dehors et dedans, ou – plutôt qu’ « entre » : « là » où cela se mêle, dans le corps du danseur, dans la graphie du chorégraphe, dans la respiration des spectateurs, là où justement s’écrit le spectacle.

Marie-Hélène Guérin

 

EN SON LIEU
Vu au 104 en 2021 dans le cadre du festival Les Singulier·e·s
à retrouver en tournée : le 29 novembre à L’Empreinte, Scène nationale de Tulle, puis dates à suivre ici
Chorégraphie : Christian Rizzo
Danse : Nicolas Fayol
Création lumière : Caty Olive
Création musicale : Pénélope Michel et Nicolas Devos (Cercueil / Puce Moment)
Direction technique : Thierry Cabrera

Echo : hybride et joyeuse entreprise de dissolution des chagrins d’amour

Dans les grésillements d’un ampli Vox, quelques signes griffent l’espace.
Ecran blanc, sol blanc, calligraphie d’un pied de micro noir, de longs cheveux sombres, d’une silhouette hiératique à l’immobilité de pierre.
Quelque chose de solennel se promet. On respire au rythme de l’artiste, l’attention s’aiguise.
Mais… une lueur espiègle pétille au coin de l’œil de Vanasay Khamphommala, une esquisse de sourire affleure… Sur grand écran, des témoignages défilent, avec une esthétique vlog entre journal intime et micro-trottoir, c’est toujours Vanasay face caméra, plus ou moins réveillée, plus ou moins échevelée, qui nous fait le portrait puzzle d’une histoire d’amour ratée, d’un syndrome de « la pauvre fille ». Derrière elle, à Paris ou ailleurs, clin d’œil des noms de rue – rue du Petit Cupidon, rue de la Gaîté, rue des Filles du Calvaire – qui dessine une géographie mélo des états d’âme de notre héroïne désabusée.

« Ceci est (une tentative / de rompre la malédiction d’) Echo »

Pour aller fouiller au jadis des peines de cœur, Vanasay Khamphommala fait appel à l’amoureuse malheureuse archétypale, la jolie et fraîche nymphe Écho, qui fut punie de sa bavardise par la femme du Big Boss. Petit rappel : Héra l’acariâtre cocue épouse de Zeus, pour être sûre de ne plus entendre les encombrants pépiements d’Écho, la priva de parole; ne lui resta plus que la possibilité de répéter ce que d’autres disent avant elle. Envoûtée par la beauté du narcissique Narcisse, Echo se languissait de lui avouer ses sentiments – ce qui n’aurait de toutes façons rien changer puisque Narcisse n’entendait que ses propres mots doux. Finalement, les deux amoureux de Narcisse – donc, Narcisse lui-même et Echo – mourront de chagrin, desséchés. De l’un il restera une fleur, de l’autre une voix.

© Pauline Le Goff

Comment faire pour libérer Echo de la prison de la répétition, que faire de nos chagrins d’amour ?

Dans ce spectacle protéiforme et baroque, Vanasay Khamphommala, artiste performeuse subtile et intense, très gracieusement entourée par les talentueuses personnalités de Caritia Abell, Natalie Dessay et Pierre-François Doireau, questionne avec érudition et malice notre rapport à la souffrance amoureuse.

Elle y met de la solennité et de la cocasserie.
Ça n’a pas l’air comme ça, mais ça se fait du bien réciproquement.
Mozart et boy’s band, Sappho et Britney Spears.
Lapsus chevelü, la compagnie de Vanasay Khamphommala « affiche crânement son identité trans : transculturelle, transdisciplinaire, transgénérationnelle, transcendentale surtout. Tout❤e trans❤e est pour elle un moyen autant qu’une fin. » Echo s’en fait l’écho, spectacle-performance, spectacle-rituel de guérison, spectacle-silence, spectacle-jeu, où les corps mon(s)trés ont des beautés pleines et in-attendues, où les langues se superposent, français, anglais, laotien, allemand, où le sérieux et le facétieux ont autant de valeur, où la tombe et la nappe du pique-nique voisinent chaleureusement, où le vide est empli et le chaos est doux…

Un bulbe de narcisse, une compresse sur le cœur
Une fleur piquée sur une poitrine
L’odeur du terreau sous lequel Echo, son cœur brisé et le corps de Vinasay sont enterrés
Le goût du raisin picoré
Tous les sens sont en alerte

La matière sonore, inventée, sculptée par Gérald Kurdian, est organique, dense et émouvante – boucles sonores, voix multiples nées toutes du même corps – hautes, ténues, sourdes, graves -, bruissements, amplifications des souffles, nappes électroniques hypnotiques entrelacées de chansons populaires ou d’airs classiques.
Un troublant duo bouleverse : la voix enregistrée de Natalie Dessay emplit l’air, parfaite, aérienne, tandis que doucement, comme pour elle-même, comme fredonnant, elle-même reprend sa mélodie, superposant sa voix intime, sa voix familière à celle de la chanteuse lyrique.

© Pauline Le Goff

Une veuve tout de noir vêtue plante des narcisses sur le monticule formé par le corps recouvert de terre, les arrose, chanterait bien, car « elle chante bien aux enterrements » – si un faune rouquin, fulminant (Pierre-François Doireau), ne l’interrompait sans cesse, interpellant Echo, ou son interprète ?, envahissant le recueillement de la veuve de mots, et le plateau d’artefacts de nature, rochers, mousses, arbres, figurines d’animaux.

Les mots saturent l’écran – palimpseste où c’est la superposition et non la disparition qui fait l’effacement, le plateau qui fut nu se couvre de désordre, c’est à dire de vie.

Des majestueuses ailes d’ange passent, portées par le vaste dos nu de Caritia Abell. On entend la légende laotienne de la création de l’écho, presque miroir inverse du mythe grec, puisque l’écho est né là pour guérir une absence, faire qu’à l’appel d’un être aimé il n’y ait jamais seulement du silence pour réponse.

© Pauline Le Goff

« Quand nous nous embrassons, les morts prennent part à nos baisers
Il y a dans nos bouches les baisers qu’Echo n’a pu donner à Narcisse, dans nos baisers Echo embrasse à perdre haleine
Echo ne répète plus les paroles des amants éplorés, sa langue a mieux à faire, elle fouille ta bouche »

C’est beau, c’est drôle, c’est poétique et grave, c’est intelligent, c’est joyeux et romantique, ça brasse et ça émerveille : Echo est un spectacle rare et étonnant, c’est aussi une expérience à laquelle il faut savoir s’abandonner, pour partager un moment hors de l’ordinaire.
Un hymne étrange, tonique, sacrificiel et vivifiant à la vie et l’amour.

Marie-Hélène Guérin

 

ÉCHO
Un spectacle de la compagnie Lapsus chevelü
Dramaturgie et textes Vanasay Khamphommala (à retrouver ici en entretien pour RFI)
Avec Caritia Abell, Natalie Dessay, Pierre-François Doireau, Vanasay Khamphommala et la participation de Théophile Dubus
Collaboration artistique Théophile Dubus et Paul B. Preciado
Création musicale et sonore Gérald Kurdian
Scénographie Caroline Oriot
Création lumière Pauline Guyonnet
Costumes Céline Perrigon

Vu aux Plateaux sauvages
À retrouver en tournée :
Du 4 au 7 octobre 2022 au Théâtre Olympia – CDN de Tours
Du 18 au 22 octobre 2022 au TnBA – Bordeaux
Du 6 au 7 décembre 2022 à la Halle aux Grains – Scène nationale de Blois
Du 13 au 14 décembre 2022 à la MCA – Scène nationale d’Amiens