HAMLET d’Ostermeier : ce fou furieux

Folie : trouble du comportement et/ou de l’esprit, considérée comme l’effet d’une maladie altérant les facultés mentales du sujet. Elle peut être furieuse : trouble mental accompagné de manifestations de violence. C’est le choix de Thomas Ostermeier. Hamlet est fou, il n’y a pas à tergiverser.

Lars Eidinger incarne avec génie un héros complètement dérangé, bedonnant, repoussant, qui vit encore chez ses parents. Un raté survolté. L’anti-héros par excellence. En alternant jeu et improvisation, il nous offre une folie démentielle, répondant à toutes ses impulsions, sans complexe. L’acteur va en chercher les limites jusqu’à les dépasser parfois. Mais la folie peut tout excuser. D’autant qu’elle n’est finalement pas si éloignée de nous.

La scène est recouverte de terre. On assiste aux funérailles du roi du Danemark. Les visages sont graves. On descend le cercueil, derniers adieux. Jusqu’ici, la scène est classique. Sauf que : un acteur sort un tuyau d’arrosage pour faire venir la pluie, et on sort les parapluies. Le fossoyeur bataille pour enterrer le cercueil – le roi n’arrive pas à être enterré – c’est tragique et burlesque à la fois. Puis on enchaine directement avec le banquet de noces. Sans transition. Mort et désir mêlés d’emblée.

Hamlet, Thomas Ostermeier, William Shakespeare, Urs Zucker, Lars Eidinger, Jenny König, Robert Beyer, Damir Avdic, Franz Hartwig, théâtre des Gémeaux de Sceaux@ Arno Declair

La pièce, adaptée avec justesse par le dramaturge Marius von Mayenburg, laisse place à toute la radicalité de la mise en scène d’Ostermeier, entre illusion théâtrale – du ketchup pour faire du sang – et juste modernité – utilisation de la caméra tout en finesse.

Presque 10 ans déjà que la pièce était si attendue dans la Cour du Palais des Papes. Elle ne l’était pas moins cette année au Théâtre des Gémeaux. Jusqu’au 29 janvier, on fonce à Sceaux, parce qu’on ne manque pas une mise en scène dans laquelle six comédiens se répartissent tous les rôles d’Hamlet. Parce qu’on ne manque pas un Hamlet génialement dingue, et surtout parce qu’on ne manque pas une mise en scène de Thomas Ostermeier.

Hamlet, Shakespeare, Thomas Ostereier, Lars Eidinger, Théâtre de Gémeaux de Sceaux, critique Pianopanier

HAMLET
Á l’affiche du Théâtre des Gémeaux de Sceaux  – du 19 au 29 janvier 2017 (20h45, dimanche 17h)
Une pièce de William Shakespeare
Mise en scène : Thomas Ostermeier
Avec : Lars Eidinger, Jenny König, Robert Beyer, Damir Avdic, Franz Hartwig

Soyez-vous même, les autres sont déjà pris

Tout commence par une sorte d’incantation psalmodiée par une étrange bonne femme, toute de noir vêtue. Une sorte d’Olive de Popeye qui aurait soudainement perdu la vue. Bien que totalement aveugle, cette directrice d’une importante entreprise de javel reçoit des candidats en entretien de recrutement. Très vite, on est dans l’ambiance, car cette dirigeante n’est pas à cours d’arguments lorsqu’il s’agit de vanter les mérites de sa société : “Il n’y a pas de vrai bonheur sans javel”, “En plus d’être efficace, la javel est morale”… On a  l’impression de se trouver face à un gourou plus qu’à un chef d’entreprise. Et il ne s’agit que de l’intermède. Car à côté de Madame la Directrice, une candidate est en scène, prête à tout (vraiment à tout) pour décrocher le job de ses rêves (“la javel c’est fait pour moi”).

Soyez vous-même, Côme de Bellescize, Compagnie Théâtre du Fracas, Eleonore Joncquez, Fannie Outeiro, Théâtre de Belleville©Pauline Le Goff

“Il faut que vous vous dépossédiez de votre carapace. Vous me dressez un portrait tellement triste et tellement convenu. Je m’ennuie, je m’ennuie !”

Jusqu’où est-on prêt à aller, à se compromettre, à n’être précisément plus du tout soi-même pour être retenu, sélectionné, choisi, recruté, embauché ? La jeune postulante ira très loin, trop loin, jusqu’à un dénouement qu’on ne dévoilera pas mais qui pourrait (devrait) faire frémir plus d’un recruteur…
La mise en scène de Côme de Bellescize, bien plus épurée que celle de ses précédents spectacles (Amédée, Eugénie…) laisse le champ libre à l’interprétation remarquable des deux comédiennes. Avec tout le talent qu’on lui connait, Eléonore Joncquez campe cette directrice bien plus cabossée par la vie qu’elle n’ose l’avouer (“je me suis lavé les yeux à la javel par amour”). Face à elle, Fannie Outeiro dégage la même dose folle d’énergie, la même puissante audace.

Soyez vous-même, Côme de Bellescize, Compagnie Théâtre du Fracas, Eleonore Joncquez, Fannie Outeiro, Théâtre de Belleville

“Danser nue et seule devant une aveugle, c’est quelque chose, non…”

Certaines scènes tellement réussies assurent à elles seules la promotion du spectacle. Eléonore Joncquez swinguant sur un air chantonné par Fannie Outeiro. Fannie Outeiro acceptant de se dévêtir et d’improviser, dans un élan de pudeur, “une danse de la chaise”. Fannie se lançant dans une scène de séduction et amenant Eléonore au paroxysme de l’excitation.
Elles nous font rire, et nous touchent au plus profond, parce qu’elles osent tout. Elles se dévoilent, semblent n’avoir aucune limite dans leur jeu. Pas de doute, ces deux-là sont elles-mêmes et c’est tellement réjouissant !

Soyez vous meme, Come de Bellescize Avignon 2018

SOYEZ VOUS-MÊME
Á l’affiche du Grenier à Sel – Ardenome  – du 6 au 28 juillet, 18h05
Texte et mise en scène : Côme de Bellescize
Avec Eléonore Jonquez et Fannie Outeiro

Europe Connexion : sous casque avec Alexandra Badea

Plus qu’à une sortie théâtre “classique”, c’est à une expérience singulière et inédite que nous convie Matthieu Roy avec son spectacle Europe Connexion. Singulière parce que le texte d’Alexandra Badea, dans la lignée de ses précédentes pièces, traite de thèmes trop peu souvent abordés sur scène : mondialisation, aliénation au travail, effets pervers du capitalisme…
Expérience originale liée au dispositif quadrifrontal qui nous situe à une place inhabituelle pour un spectateur. Originale aussi parce que le port du casque crée une distance vis-à-vis des comédiens, en même temps qu’il nous plonge au cœur de leurs (ou plutôt ses…) dialogues intérieurs. Tout le paradoxe est là…

Le spectacle créé à Taipei en octobre 2016 fait intervenir une équipe franco-taïwanaise. Ils sont quatre (plus un) sur un plateau représentant la suite luxueuse et froide d’un hôtel international. Deux femmes et deux hommes. Deux chinois et deux français. Quatre interprètes pour une même voix. Quatre voix pour un même anti-héros de la mondialisation.

Europe Connexion, Alexandra Badea, Matthieu Roy, Théâtre Ouvert, Compagnie du Veilleur, Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng, critique Pianopanier
©Chien-Che Tang 

“Tu veux conduire le monde par procuration. Tu aimes le cerveau pervers de la machine qui tourne.”

Ce lobbyiste qui aurait pu “utiliser son intelligence pour une cause plus noble” court après le pouvoir bien plus qu’après l’argent. Une course effrénée dont l’issue est forcément fatale. La mise en scène ultra rythmée de Matthieu Roy associée au style d’écriture saccadé et incisif d’Alexandra Badea illustre parfaitement cette course maudite. Les dix séquences s’enchainent au gré des pérégrinations de ce brillant attaché parlementaire européen, entre ascension professionnelle et inévitable burn-out.

1h10 d’une course éperdue, frénétique, désespérée. Puis noir. On ôte son casque, un peu sonné. Et l’on se remémore soudain ces paroles d’Alexandra Badea : “J’ai du mal à comprendre d’où les gens tirent la force de se réveiller tous les jours pour subir l’appareil bureaucratique, les rapports de domination, ainsi que la pression du temps”. Car ce qui vient de se dérouler sous nos yeux et dans nos oreilles est hélas aussi proche de la réalité que de la fiction…

Europe Connexion, Alexandra Badea, Matthieu Roy, Théâtre Ouvert, Compagnie du Veilleur, Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng, critique Pianopanier

EUROPE CONNEXION
Á l’affiche du Théâtre Ouvert  – du 13 janvier au 4 février (mardi et mercredi 19h, jeudi vendredi samedi 20h)
Une pièce d’Alexandra Badea
Mise en scène Matthieu Roy (Cie du Veilleur)
Avec : Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng

“Moi, Caravage” par Lui, Cesare Capitani

C’est l’histoire du peintre Michelangelo Merisi, dit Caravage (d’où vient ce nom ? réponse dans le spectacle, parmi de nombreuses autres anecdotes passionnantes). L’histoire de sa vie, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Comme elle fut passionnante et survoltée cette vie ! Personnage incroyablement romanesque, Caravage était un rebelle, une sorte d’écorché vif, un homme fougueux, toujours passionné, parfois violent, jamais paisible. Sa vie trépidante fut jalonnée d’aventures amoureuses avec des femmes, des hommes, des prostituées, des voyous…qui souvent lui servirent de modèles. L’existence du Caravage prit fin brusquement, dans des conditions qui demeurent obscures, à l’image de ses toiles qui marquèrent un tournant dans la peinture du XVIIè siècle.

Moi, Caravage, une pièce de et avec Cesare Capitani, d'après le roman de Dominique Fernandez mise en scène Stanislas Grassian critique coup de coeur Pianopanier ©B.Cruveiller©B.Cruveiller 

“Je ne veux pas de silence dans mes tableaux : je veux du bruit !”

Car c’est aussi et surtout de peinture dont nous parle Cesare Capitani dans son spectacle. Au fil de l’épopée qu’il nous relate, les célèbres tableaux se reconstituent dans notre esprit. De “Corbeille de fruits” à “David et Goliath” en passant par “Méduse”, les œuvres défilent sous nos yeux grâce à une scénographie qui reconstitue subtilement le clair-obscur du Caravage.
Mis en lumière tantôt par de simples bougies, tantôt par le jeu des projecteurs, les visages de Cesare Capitani et de sa partenaire de scène se détachent avec précision, finesse, réalisme.

Moi, Caravage, une pièce de et avec Cesare Capitani, d'après le roman de Dominique Fernandez mise en scène Stanislas Grassian critique coup de coeur Pianopanier ©B.Cruveiller

De mon existence, j’ai fait un précipice…

Laetitia Favart (en alternance avec Marion Leroy) chante a capella des morceaux de Monteverdi et d’autres compositeurs italiens de la Renaissance, donnant un relief supplémentaire au spectacle. On comprend le succès remporté par celui-ci. Depuis 2010, plus de 430 représentations ont permis de ressusciter autant de fois l’immense artiste, le “peintre maudit”. Et c’est assurément de la virtuosité, non plus devant la toile, mais sur les planches qui nous cueille dès les premières minutes. La virtuosité d’un comédien franco-italien aussi bouillonnant, passionné, exalté, véhément, débordant, volcanique que l’était son modèle. Cesare Capitani ne peut laisser indifférent : à peine sorti de salle, le premier réflexe, le premier désir est de “se téléporter” immédiatement devant une toile du Caravage…

MOI CARAVAGE 
Á l’affiche de Lucernaire  – du 11 janvier au 12 mars (18h30 du mardi au samedi, dimanche 16h)
Une pièce de Cesare Capitani, d’après le roman de Dominique Fernandez “La Course à l’abîme
Mise en scène Stanislas Grassian
Avec : Cesare Capitani et Laetitia Favart ou Manon Leroy (en alternance)
Spectacle en italien les mardis

Une Eclipse Totale pour un Julien Alluguette solaire

En 1871, Rimbaud (Julien Alluguette), jeune homme de 17 ans, arrive de Charleville et rencontre, à Paris, Verlaine (Didier Long), et son épouse Mathilde (Jeanne Ruff). Une attraction artistique autant que sexuelle s’opère immédiatement entre les deux hommes. Nous allons assister à un combat passionné qui durera deux années pleines.
La scène du Poche Montparnasse offre un décor magique pour l’expression de cet amour interdit. Face à un Rimbaud, animal, provoquant, rustre et raffiné se dresse un Verlaine, bourgeois, indécis et violent vis-à-vis de son épouse et de son enfant.
Ce qui émeut au plus haut point est l’interprétation offerte par les deux amants : le registre de la suggestion a été préféré à celui du voyeurisme. Mathilde, beauté intemporelle, incarne –en peu de mots mais avec une vraie posture- la délicatesse, la droiture et une forme d’ordre social.

La mise en scène proposée par Didier Long est d’un esthétisme pur. Seules deux banquettes noires, symétriques se font face et permettent un voyage agité, dans le temps et l’espace : Londres, Bruxelles… Nous accompagnons les deux hommes dans tous les paradis artificiels (alcool, absinthe) jusqu’à leur dernière étreinte, et à la mort de chacun d’eux, à 5 ans d’intervalle.

Au-delà du récit biographique, cette pièce enseigne la puissance de la passion comme acte créateur et destructeur, Rimbaud voulant « tout expérimenter dans sa chair afin de devenir lucide ».
À la sortie de la pièce, et comme dans l’inconscient collectif, ces deux poètes restent liés par un destin commun où la mort ne sépare pas totalement ce qui a été créé.

Magali Rossello

Rimbaud Verlaine, Eclipse totale
Á l’affiche du Théâtre de Poche Montparnasse jusqu’au 6 mai 2017 (mardi au samedi 21h)
Un texte de Christopher Hampton
Adaptation et mise en scène : Didier Long
Avec : Julien Alluguette, Jeanne Ruff, Didier Long

Un Faust diablement bien mis en scène

Pas un seul souhait de ce savant ne fut exaucé. Alors, découragé il pense à mettre fin à ses jours, quand un être surnaturel lui propose un pacte : il accepte de céder son âme au Diable pour retrouver  la jeunesse et les  plaisirs. Jeune et séduisant, Faust vit avec Marguerite, paysanne dévote. Une passion dévorante. Cette dernière, éperdument amoureuse, a empoisonné sa mère, croyant l’endormir seulement pour passer une nuit d’amour avec Faust.
Mais le Diable veut faire connaître à ce dernier d’autres voluptés, d’autres aventures… Faust délaisse Marguerite  pour errer en compagnie du Diable, ignorant que celle-ci a mis au monde un fils qu’elle a noyé. Elle est emprisonnée et condamnée. Faust, qui l’aime vraiment, veut la retrouver et la sauver. Lorsqu’il parvient à la prison, elle refuse de le suivre, car elle veut expier ses crimes. Elle est mise à mort mais son âme est sauvée. Faust, lui, disparaît avec le Diable. Damné à jamais.

“Tout doit te manquer, tu dois manquer de tout”

Cette adaptation de Ronan Rivière est très réussie. Le texte est réduit : pas de sorcière ici, ni de “nuit de Walpurgis”. Absent également Valentin, le frère de Marguerite et son fameux “honneur”. Comme dans l’opéra de Berlioz, l’intrigue se noue autour du couple Faust / Marguerite, avec Méphistophélès pour personnage principal. Le texte de Goethe, magnifiquement traduit par Gérard de Nerval, n’a en rien été modifié. Ce drame romantique, ce conte fantastique ainsi présenté nous procure plaisirs esthétique et intellectuel.
Le “prologue sur le théâtre” est remplacé par un prologue écrit par Ronan Rivière lui-même ; saluons l’initiative d’avoir adapté et joué l’œuvre la plus célèbre de l’immense écrivain allemand.

L’amour, le remords, l’angoisse existentielle, la morale sont présents.
La scénographie est très belle, les costumes conformes, surtout celui de Méphistophélès, “habit écarlate brodé d’or”. Le piano apporte une note de légèreté et  peut faire diversion dans cette ambiance sombre et dramatique.
Grâce au jeu de Ronan Rivière, excellent Méphistophélès, on rit “jaune” parfois des mots d’esprit de ce Diable qui, si malveillant soit-il, est  très cultivé !
Il faut aller applaudir cette pièce au théâtre du Ranelagh, car il y a trop peu d’occasion de voir cette œuvre sur les scènes françaises.

Marie-Christine Fasquelle

FAUST
Á l’affiche du Théâtre du Ranelagh jusqu’au 26 mars 2017 (19h)
Une pièce de Goethe
Adaptation et mise en scène : Ronan Rivière
Avec : Aymeline Alix, Laura Chetrit, Romain Dutheil ou Anthony Audoux, Ronan Rivière, Jérôme Rodriguez ou Olivier Lugo, Jean-Benoît Terral

Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke

“Quand un prince va parler, on doit faire silence …”

De 1903 à 1908, Rainer Maria Rilke (Michael Lonsdale) entretient une correspondance avec un étudiant Franz Xaver Kappas (Pierre Fesquet), suite à une première missive dans laquelle le jeune homme confie douter de sa vocation d’écriture.
Les deux hommes ne se rencontreront jamais mais échangeront une dizaine de lettres traitant des grands thèmes existentiels.
Dans l’écrin du théâtre de Poche Montparnasse, Pierre Fesquet met en scène une forme de cabinet de réflexion : il y convoque chaque spectateur face à la mort, l’amour ou la solitude.
Nous assistons à une trinité poétique, musicale et spirituelle entre le personnage central, un Rilke christique -du fait de l’incarnation de Michael Lonsdale-, un Kappas vigoureux et un violoncelliste céleste : Fabrice Bihan (en alternance avec Emmanuelle Bertrand).
L’harmonie qui se dégage de ce spectacle est liée à la profondeur des textes et au talent, tout en humilité, des trois interprètes. Michael Lonsdale nous transmet autant d’émotions par ses mots que par ses silences et regards ; les enseignements de vie de Rilke nous sont révélés avec la douceur et la profondeur de celui qui a probablement beaucoup voyagé et aimé passionnément.

“Soyez patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre coeur. Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère”.

La voix enveloppante de Pierre Fesquet guide l’enfant endormi au plus profond de nous et nous accompagne dans un voyage intime. Il dévoile les connaissances que Rilke a découvertes par lui-même et qu’il a à cœur de transmettre à son jeune correspondant. La mise en scène retenue est une caresse délicate qui dessine les âmes et les corps des trois personnages dans toute leur authenticité.
Les échanges de mots sont ponctués par les morceaux interprétés par Fabrice Bihan, lunaire et lumineux. Il nous réveille avec Bach, Henze et Amoyel. Le cri du violoncelle -n’est-il pas l’instrument le plus proche de la voix humaine ?- nous connecte à notre nature profonde.
Il existe des auteurs et des interprètes qui vous transforment ; c’est le cas de cette pièce initiatique qui apporte, au croyant comme à l’athée, sérénité et rayonnement. Alors réservez un lundi soir et courez au Théâtre de Poche Montparnasse.

Magali Rossello

LETTRES A UN JEUNE POETE
Á l’affiche du Théâtre de Poche-Montparnasse jusqu’au 10 avril 2017 (lundi 19h)
Texte de Rainer Maria Rilke
Mise en scène : Pierre Fesquet
Avec : Michael Lonsdale, Pierre Fesquet
Violoncelle : Emmanuelle Bertrand ou Fabrice Bihan (en alternance)

Letter to a man, quand un monstre sacré interprète un autre monstre sacré

“I like lunatics. I like lunatics because I know how to talk to them.”
“J’aime les fous. J’aime les fous parce que je sais leur parler.”

Des extraits du journal de Nijinsky nous parviennent en voix-off et par bribes, en anglais, en français et en russe. Le danseur hors pair du début du siècle dernier l’avait écrit en six semaines avant de se faire interner en asile psychiatrique. C’est seul en scène que Mikhail Baryshnikov interprète cette grande personnalité. Non pas en tant que personne, mais comme un personnage, comme une idée de la danse, de la folie, de la vie artistique, de l’artiste. À la fois acteur et danseur, Baryshnikov fait le lien entre les extraits de ce journal et la mise en scène acidulée, implacable et radicale de Robert Wilson.

Tout est calibré, rythmé, millimétré. La cadence de la musique et les jeux de lumières sont nets et les mouvements précis. On est ébloui par les sons, les images, les émotions qui s’en dégagent. On ne cherchera pas de naturalisme. Le visage peint en blanc de Mikhail Baryshnikov nous plonge à la fois dans l’univers clownesque et dans celui du cinéma muet. Toutes ses expressions en sont agrandies.

Letter To A Man, un spectacle de Robert Wilson avec Mikhail Baryshnikov inspiré de Diary of Vaslav Nijinski, critique Pianopanier au théâtre de la Ville© Lucy Jansch 

Malgré une certaine froideur dans cette mise en scène si incroyable et calculée, on est ému et impressionné de voir à quelques mètres de soi ce grand grand grand monsieur de la danse. On voit celui qui fait onze pirouettes dans le film “Soleil de nuit”, et dont l’histoire est finalement proche de celle du danseur qu’il interprète : quitter l’Union Soviétique pour danser aux Etats-Unis. Cet artiste respire la liberté et la grandeur de cœur dans ce qu’il accomplit sur scène. On assiste à une véritable leçon de plateau : tous ses gestes sont majestueux, incarnés, passionnés.

C’est puissant, c’est magique.
Le spectacle affiche complet jusqu’au 21 janvier à l’espace Pierre Cardin, mais avec un peu de patience, il est possible d’obtenir des places de dernière minute : cela vaut largement le coup, croyez-moi !

LETTER TO A MAN
Á l’affiche du Théâtre de la Ville  – du 15 décembre 2016 au 21 janvier 2017 (20h30 du mardi au samedi)
Mise en scène, décors & conception lumières : Robert Wilson
Avec : Mikhail Baryshnikov

Je danserai pour toi, l’histoire d’un corps et d’une âme

Elle est jeune et pétillante, elle aime danser, se mettre du vernis à ongles, sortir dans les bars branchés, se montrer aux terrasses des cafés, debriefer sur le dernier film des frères Cohen, danser encore, avoir des amoureux… Vie normale de jeune active en somme, vie banale, vie parisienne.

A peine arrivés, des vapeurs d’encens nous guident vers la salle du petit théâtre de l’Essaïon. Non, ce n’est pas une expérience mystique – enfin pas tout à fait- qui nous attend dans cet endroit confiné mais le seul en scène de Louison, comédienne parisienne, qui nous raconte comment elle a rencontré le Christ.
Entre chamanisme, bouddhisme, spiritisme et catholicisme, l’actrice nous raconte avec humour son combat spirituel et ses questionnements. C’est un vrai défi d’aborder ce sujet-là et Sophie Galitzine le fait avec beaucoup de justesse.

Je danserai pour toi, un spectacle écrit et interprété par Sophie Galitzine, Théâtre Essaïon, critique Pianopanier© Clémentine Houdart 

La comédienne nous témoigne de sa foi comme d’une véritable libération. Contrairement à ce que l’on croit, le catholicisme est une religion du corps – elle nous rappelle d’ailleurs la sensualité du Cantique des Cantiques.
Sophie Galitzine rayonne, pétille, partage sa joie. Un très très joli moment.

Le spectacle se joue jusqu’au 14 janvier, alors vite vite vite, prenez vos places ! On a bon espoir qu’il soit prolongé.

JE DANSERAI POUR TOI
Du 18 novembre 2016 au 14 janvier 2017 à l’Essaïon Théâtre (vendredi et samedi 21h30)
Un spectacle écrit et interprété par Sophie Galitzine
Avec la complicité de Jean Franco

Vu du Pont Odeon Théâtre de l'Europe Ateliers Berthier Charles Berling mise en scène Ivo van Hove reprise 2017 critique Pianopanier

Je suis venue, j’ai vu du pont, j’ai été convaincue…

“On voudrait parfois crier gare et dire sans ménagement à un homme de façon précise ce que lui réserve l’avenir.”
L’avocat Altieri – l’excellent Alain Fromager – fait figure de Chœur, de Cassandre.
Il s’apprête à nous exposer le destin d’Eddie Carbone, un docker new-yorkais qui travaille dur pour élever Catherine, la nièce de sa femme Béatrice. Un destin qui va prendre la forme d’un véritable drame antique. Ivo van Hove avait d’ailleurs déclaré s’être attaqué à la pièce d’Arthur Miller comme à une tragédie grecque.

Très vite, on se sent happé par l’intensité des rapports unissant les six personnages. Chacun d’eux défend des enjeux considérables. L’apparent dénuement de la scénographie nous recentre sur l’essentiel : les différents combats qui se livrent sous nos yeux. Combat d’un homme fou d’adoration pour celle qu’il ne lui est justement pas permis d’aimer. Combat d’une femme pour son mari qu’elle voit s’éloigner, se détruire et se perdre. Combat de deux immigrés italiens qui luttent contre la pauvreté et la mise à l’écart.

Vu du Pont Odeon Théâtre de l'Europe Ateliers Berthier Charles Berling mise en scène Ivo van Hove reprise 2017 critique Pianopanier© Thierry Depagne

Pour incarner ces combattants, ces guerriers, ces lutteurs aux pieds nus, Ivo van Hove a rassemblé une troupe d’exception. Charles Berling, troublant de désespoir, de sincérité, de colère rentrée, de passion jalouse, apparaît au sommet de son art. Face à lui, deux comédiennes se le disputent : une incroyable Caroline Proust – trop rare sur les scènes de théâtre – et la jeune et prometteuse Pauline Cheviller. Nicolas Avinée, le plus jeune des frères, impose une remarquable et saisissante figure de héros. Chacun d’eux prend place dans l’arène façon ring de boxe proposée par Ivo van Hove. Une arène qui se déploie au coeur même des spectateurs, grâce à un dispositif trifrontal extrêmement approprié.

La scène finale est aussi belle que bouleversante, elle referme la page ouverte par Alfieri au tout début du spectacle. On comprend d’où vient cette pluie mystérieuse. On la voit après l’avoir entendue. On sort de là un peu sonné, comme si l’on avait pris place sur ce fameux ring, et le combat orchestré par l’un des plus grands metteurs en scène nous restera longtemps en mémoire…

VU DU PONT
A l’affiche de l‘Odéon Théâtre de  l’Europe  – du 4 janvier au 4 février aux Ateliers Berthier (20h)
Une pièce d’Arthur Miller
Mise en scène Ivo van Hove
Avec : Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust