Neige, de Pauline Bureau : subtile et merveilleuse fable de la métamorphose des âges

“Si tu ne vas pas dans les bois, jamais rien n’arrivera, jamais ta vie ne commencera.
Va dans les bois, va.”
— Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, Grasset, 1996,
citée par Pauline Bureau en exergue de son travail

Une étrange et lumineuse forêt, parcourue de piafs colorés et de biches rêveuses, a envahi le théâtre de La Colline. Dans la salle, les murs enveloppent les spectateurs d’immenses photos d’arbres en bleu et blanc, comme des cyanotypes outremer. La Colline s’est verdoyée pour nous immerger dans le beau conte que nous invente cette fois Pauline Bureau.
On la connaît et on l’aime prenant à bras le corps, sans concession ni esthétique ni morale, des sujets de société vibrants d’actualité – scandale du Médiator (Mon cœur), GPA (Pour autrui), ou plongeant dans des univers moins documentaires mais pas moins réels (Bohème, notre jeunesse).
Dans Dormir cent ans, déjà une enfant se perdait/se trouvait dans une forêt… Comme dans tout conte qui se respecte ! Depuis si longtemps c’est dans les forêts que se déroulent les rites initiatiques et leurs déclinaisons narratives que sont les contes.

 

 
Dans Dormir cent ans, les enfants étaient au sortir de l’enfance, au seuil de l’adolescence. Aujourd’hui Neige a bientôt 15 ans, et sa mère bientôt 50. Chacune à une extrémité de la vie fertile, du temps de la fécondité biologique, doit trouver le chemin de sa liberté et de l’affection envers soi-même et les autres.
La mère est une belle femme, active, élégante, sans pitié, elle a la bienveillance tyrannique, et s’étonne de vieillir – dépitée de voir apparaitre dans un selfie les traits de sa propre mère. Neige fait de la danse classique en tutu et pointes, vient d’avoir pour la première fois ses règles, a encore des airs d’enfant, se sent grandir, les habits corsetés de petite-fille-idéale la compriment et l’étouffent. Histoire d’oxygéner ses poumons, d’agrandir son horizon, elle suit en douce quelques jeunes gens – plus délurés qu’elle, un joli Chris qui ne sait pas qu’il fait battre son cœur, une vive Delphine à l’aise dans ses baskets, partis faire la fête dans la forêt voisine.
 

 

Apprends-moi l’inutile.
Ce qui ne sert à rien mais qui fait du bien.
Apprends-moi à rêver, à marcher sur les mains, à aimer le temps qui passe.
— Pauline Bureau, Neige

Ce conte d’aujourd’hui nous emmène sur ces frontières où oscillent mère et fille, en ces moments instables faits de continuités et de ruptures, d’étonnements et d’interrogations, où l’on passe d’un âge à l’autre, comme un élément passe d’un état à l’autre sans cesser d’être lui-même.
Comme dans les contes de toujours, il y a un miroir où l’on mire ses traits et ses rêves, une princesse, une reine et un roi, un chasseur, des biches et des loups, et l’on y fait l’apprentissage d’être soi.

Neige est un spectacle extrêmement délicat et tendre, où le chasseur-guetteur n’est pas un prédateur mais un protecteur, où les loups alertent mais ne dévorent pas, où les êtres ne sont pas univoques et où le cœur de chacun finit par trouver son chemin. Pauline Bureau sait comme peu d’autres conférer de la magie à la technologie. Elle use de la vidéo avec un à-propos et une poésie rare, et teinte le réalisme quasi-documentaire de l’écriture de ses personnages d’un onirisme, d’un merveilleux vibrant. La scénographie est spectaculaire et rêveuse, les séquences subaquatiques sont envoûtantes, évoquant dans leur lente chorégraphie les fascinantes vidéos de Bill Viola, la composition musicale électro est ample et prenante. Les interprètes – mention spéciale à l’irrésistible Marie Nicolle dans le rôle de la mère et à Régis Laroche, singulièrement touchant en chasseur qui aime la solitude et les animaux – ont tous une justesse qui irradient d’humanité leurs personnages.

À voir, de préférence avec un.e ado mais ce n’est pas nécessaire. De 10 ans à 110 ans, les mouvements de l’âme et de la vie des protagonistes de ce conte contemporain sauront vous mouvoir et émouvoir, avec sensibilité, humour et finesse. Un spectacle gracieux et profond, d’une grande douceur, et d’une incroyable beauté.

Marie-Hélène Guérin

 

NEIGE
Au Théâtre de la Colline jusqu’au 22 décembre 2023
Un spectacle de la compagnie La part des anges
Texte et mise en scène Pauline Bureau
Avec Yann Burlot, Camille Garcia, Régis Laroche, Marie Nicolle, Anthony Roullier, Claire Toubin
Scénographie et accessoires Emmanuelle Roy | costumes Alice Touvet | composition musicale et sonore Vincent Hulot | dramaturgie Benoîte Bureau | magie et vidéo Clément Debailleul | lumières Jean-Luc Chanonat | perruques Julie Poulain | collaboratrice artistique Valérie Nègre | assistanat à la mise en scène Léa Fouillet | cheffe opératrice tournage subaquatique Florence Levasseur
Construction décor Atelier de La Comédie de Saint-Étienne
Photos de répétitions © Christophe Raynaud de Lage

Conseillé à partir de 10 ans
 

Production
La part des anges
Coproduction La Colline – théâtre national, La Comédie de Saint-Étienne – Centre dramatique national, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, L’Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône, Théâtre Sénart – Scène nationale EPCC, Le Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, Scène nationale 61 – Alençon-Flers-Mortagne
Le spectacle bénéficie de l’aide à la création du Conseil général de Seine-Maritime.

Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet
Avec la participation à l’écran de Camille Chamoulaud, pré-apprentie du CFA des arts du cirque – L’Académie Fratellini, Sylvia Rozenman-Conti, Oriane Fischer
remerciements la Jeune Troupe de La Colline, le Labec, Valérie Fratellini et Agnès Brun

Pauline Bureau est actuellement associée à La Comédie de Saint-Étienne – CDN, à la Scène nationale 61 Alençon-Flers-Mortagne, au Bateau Feu – Scène nationale de Dunkerque, et à L’Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône.
La part des anges est conventionnée par le Ministère de la culture / Drac Normandie et la Région Normandie.

Spectacle créé le 17 octobre 2023 à La Comédie de Saint-Etienne – Centre dramatique national

Choréographiques : la danse qui dessine, le dessin qui danse… un spectacle-immersion avec Hervé Tullet

Choréographiques est né d’une proposition de Wajdi Mouawad à Hervé Tullet de concevoir une performance au théâtre.
Les gens qui fréquentent des enfants connaissent de près ou de loin les ouvrages farfelus, colorés et joueurs d’Hervé Tullet.
Farfelu, coloré et joueur lui-même, Hervé Tullet a trouvé l’idée du directeur de La Colline « fabuleuse et surprenante ». Ses livres étant eux-mêmes en mouvement, il n’y avait pas un si long chemin à faire pour les mettre en théâtre.
Et comme à tout spectacle il faut des acteurs, auteur et public entreront de concert dans la danse au propre comme au figuré pour donner vie à Choréographiques.

Pour libérer le geste, pas de gradins, pas de sièges, pas de plateau. Petits et grands rassemblés sur un grand carré de moquette où ils pourront s’asseoir, se coucher, gambader, sautiller, babiller, ad libitum, à leur gré ou sur incitation du maître de joyeuse cérémonie, Hervé Tullet et de ses acolytes musicaux et dansants du Garilli Sound project.

Hervé Tullet nous invite donc à entrer DANS ses livres.
On commence modestement par feuilleter ses ouvrages en compagnie de l’auteur, faire des oh et des ah avec un « livre qui fait des sons », et des grrr et des bouh avec un môme et son copain-kôpain dragon, on encourage un enfant mi-crâneur mi-intimidé qui fait naître de nouvelles couleurs en frottant son doigt devenu magique sur les pages de Couleurs. Un petit côté « home made » – on a l’impression qu’Hervé Tullet, crinière de neige et jean barbouillé, nous pique notre rôle de parent-qui-lit-joue avec son enfant avant la sieste. Ce serait presque feignant si ce n’était pas aussi gai.
Puis ça se débride, le livre change de dimension et s’agrandit à la taille même du théâtre. Et tout le monde se retrouve à déchiqueter, plier, coller des grandes feuilles colorées, fabriquer en chœur une fresque éphémère, taper des mains, faire une ronde, des rythmes, des ombres, tonitruer et murmurer, inventer des reflets, des grondements d’orage, des étoiles au plafond. Poésie et jeu en égales proportions !

Choréo-graphiques, traduisons donc par danser-dessiner…
L’œuvre c’est le geste, écrit Hervé Tullet. Et des gestes, Choréographiques, mi-lecture, mi-performance collective, mi-atelier créatif, en fait naître à profusion.
La danse qui dessine, le dessin qui danse… Une immersion ludique, stimulante et joyeuse, à l’image de ses ouvrages de papier, à partager avec des enfants, dès tout petits.

Marie-Hélène Guérin

 

CHORÉOGRAPHIQUES
Au Théâtre de La Colline
Spectacle jeune public dès 3 ans
Equipe artistique conception Hervé Tullet avec la complicité du Garilli Sound project
Avec Serena Abagnato, Giulia Carli, Elisabetta Garilli, Gianluca Gozzi, Hervé Tullet, Léo Tullet
Photographies © Tuong-Vi Nguyen / Leo Tullet

Production La Colline – théâtre national

23 (ou 36) fragments de ces derniers jours : Ordem, Progresso e Amor !

« Les répétitions de ce spectacle appelé 23 fragments de ces derniers jours ont commencé à Brasilia au début de l’année 2019. Elles listent comme points de départ des hypothèses pour un monde en pièces. Construire un spectacle, donc, pièce par pièce, fragment par fragment, dans un pays qui littéralement traite avec la destruction. Essayer de comprendre, puisqu’il n’est donné de transformer que ce que nous comprenons. »

Maroussia Diaz Verbèke, circographe*, a composé ce spectacle mosaïque avec 3 femmes artistes du collectif Instrumento de Ver et trois artistes de Rio, Recife et Salvador de Bahia. Entre 2019 et 2022, entre le Brésil et la France, s’est inventé ce spectacle protéiforme. C’est l’arrivée de Bolsonaro au pouvoir qui a poussé ce spectacle a continué sa croissance hors de son territoire de naissance. Et qui va nourrir aussi leur travail. Trapézistes, acrobates, fakir, voltigeurs, danseurs, clowns… et citoyen.ne.s ! Et jeunesse vivante !

Ces 23 Fragments de ces derniers jours sont autant de débuts, fins, souvenirs des années passées, ils s’intitulent « Toute l’année 1998 », « 36 janvier de je ne sais plus quelle année », « ce 1er octobre 2021 », ou « Heure d’une grande ville où existent des pics anti-humains »…
Les 23 Fragments seront 36, car 23, finalement c’était trop peu. 23 36 fragments choisis parmi mille qui ont permis à leurs créateur.rice.s de supporter la dureté de ce temps. 23 36 fragments comme autant de revendications, protestations mais surtout envies, élans, désirs, luttes, éclats de rires. 23 36 fragments qui racontent le Brésil d’aujourd’hui, multiple et en mouvement.

Sur la scène du Monfort, on a disposé un tapis circulaire, on y retrouve la piste de cirque, on y échappe à la lecture frontale, les artistes entourent la piste, les spectateurs entourent les artistes, le théâtre entoure les spectateurs, la ville/la société entoure le théâtre…
Une litanie, rapidement, donne l’axe, les axes, du spectacle, celle la liste des choses fragiles : « coquilles d’œufs, écran de téléphone, démocratie, droit à la propriété des terres par les populations originelles de l’Etat brésilien, cœur, coquillages, boucle d’oreille… » : importe l’intime, importe le minuscule, importe le monde.

Pour ceux qui s’en souviennent, la forme fragmentaire, numérotée et dés-ordonnée des 23 Fragments… peut rappeler les incroyables Notes on the circus, du collectif Ivan Mosjoukine. Maroussia Diaz Verbèke faisait partie de l’aventure, la parenté est des plus naturelles.

Dès le début du spectacle, les artistes apportent les accessoires qu’ils utiliseront plus tard, en une oulipienne parade d’objets aussi banals qu’inattendus. Défilent donc boîtes de Légo®, bouteilles de verre, rampes d’ampoules, céleris, une édition de la Constitution du Brésil, légèrement écornée, photo grand format de cafard, poulpe en plastique, paillassons, ad libitum. Lumières plein feu, objets à vue, artistes autour du plateau, on ne joue pas le mystère, pourtant les surprises ne manqueront pas !

Une partition musicale enlevée, à la fois très brésilienne et sans folklore, où samba, fanfares recifiennes et sons électro se métissent, électrise la représentation. Maïra Moraes, fakir moderne, traversera la piste sur maintes choses inconfortables tandis que Julia Henning se perchera sur des empilements qui méritent qu’on retienne (et tout le monde retient) son souffle ; André Oliveira DB, extrêmement vif, fera tenir sa danse effrénée sur la Constitution brésilienne, format poche, édition 1988. Lucas Cabral Maciel, technique et farfelu, se déchaînera en d’échevelés frevo ; Béatrice Martins brisera des milliers de bulles sous ses pieds de contorsionniste contemporaine ; Marco Motta, avançant en équilibre sur une bouteille, nous emportera dans les notes troublantes de sa trompette.

On bascule du franc rire au souffle coupé, du ludique au virtuose. Toujours, dans une égale gaité, une tenace joie de vivre.

Petit à petit, le texte reflue, les fragments se déploient, les corps s’envolent, le spectacle gagne en intensité. On quitte le sol, les artistes se font aériens pour de magnifiques numéros de trapèze, de corde, de vol, émouvants de beauté – combinaisons rares de souplesse et de puissance, poétiques prouesses d’une grâce saisissante. Il émane d’eux une exultation communicative, une sensation de « pouvoir » – pouvoir être libre, pouvoir s’affranchir des limites des possibilités de la physiologie humaine, de la pesanteur, de ce qui réduit et contraint.

« L’amour pour principe, l’ordre pour base, et le progrès pour but; tel est le caractère fondamental du régime définitif que le positivisme vient inaugurer. » Auguste Comte, Système de politique positive (1852)

Sur la « photo de famille », aux côtés d’Ordre et Progrès, la troupe invite Amour – comme le proposait Auguste Comte il y a bientôt 2 siècles. Et puis finalement pourquoi ne pas inviter aussi Mémoire, Multiplicité, Joie, Enthousiasme ?
Avec leurs 23 Fragments, en effet, Maroussia Diaz Verbèke et les 6 artistes interprètes et créateurs, invitent Mémoire, Multiplicité, Joie, Enthousiasme sur le plateau, en armes allègres et toniques contre la violence et le désespoir, pour qu’un « précieux après » ait son lever du jour, pour faire vaincre le collectif, la fête, le plaisir partagé ! Alors… adhérons à leur programme hautement réjouissant ! Allons nous faire réchauffer à leur générosité, enchanter à leurs folies, égayer à leur farce et leur poésie !

Marie-Hélène Guérin

 

*Circographie [siʁkɔɡʁafi] n.f. (2015 ; néologisme de Maroussia Diaz Verbèke en open source)
Écriture ou mise en scène spécifique d’un spectacle de cirque. Forme verbale : circographier. (veut aussi dire « soyons fous » en brésilien du Nord, mais c’est un hasard.)

23 FRAGMENTS DE CES DERNIERS JOURS
Au Théâtre Silvia Monfort – Paris – Du 12 au 16 décembre 2023
Tout public à partir de 8 ans
Circographie* Maroussia Diaz Verbèke
Assistante à la circographie* Élodie Royer
Interprètes créateurs Lucas Cabral Maciel, Julia Henning, Beatrice Martins, Maíra Moraes, Marco Motta et André Oliveira Db
Régie générale Thomas Roussel | Conception technologique Bruno Trachsler | Création lumière Diego Bresani et Bruno Trachsler | Recherche musicale Loic Diaz Ronda et Cícero Fraga | Recherche scénographie Charlotte Masami Lavault | Technique costumes Emma Assaud | Chargé de production Marc Délhiat
Photographe João Saenger
Graphiste Lisa Sturacci

Virile et touchante Tendresse d’une jeunesse tourmentée

La Tendresse, mis en scène par Julie Berès, compose avec le premier spectacle Désobéir, un dyptique sur une jeunesse en rupture avec les modèles du passé et à la recherche de nouveaux repères. En 2016, elle proposait de rencontrer quatre femmes issues de l’immigration qui s’exprimaient sur le cadre familial et intime dans lequel elles évoluent en abordant de nombreux sujets encore tabous sur les scènes de théâtre ou mal traités par les médias (la religion, les relations entre hommes et femmes, la famille…).
Dans son nouveau spectacle, la metteuse en scène s’intéresse à la masculinité et à ses codes. Poursuivant sa démarche de terrain en allant récolter des récits dans le cadre de rencontres et d’entretiens, elle réunit huit jeunes comédiens sur le plateau, aux parcours, aux origines et aux milieux très différents, proposant ainsi un large panorama de la société française urbaine. À partir de la matière documentaire collectée, en collaboration avec les auteurs Kevin Keiss et Alice Zeniter, elle fait surgir des personnages et des récits qui parlent des hommes et les représentent dans leur diversité et leur complexité.

Nous sommes bien au théâtre pour raconter une histoire, des histoires. Il ne s’agit ni d’une leçon d’éducation civique, de genre ou de sexualité ni d’un documentaire. La parole, ou plutôt les paroles, jaillissent de manière très frontales, brutales parfois, comme si nous venions d’ouvrir une boîte de Pandore dont le contenu bouillonne et doit déborder pour évacuer un trop-plein. La scène devient alors une place libre et ouverte pour donner à chacun la possibilité de s’exprimer, de raconter son vécu, de témoigner et surtout de se confier. La frontière entre le récit et l’improvisation se brouille. Assiste-t-on au spectacle d’hier et à celui de demain ? Les personnages et les histoires seront-ils les mêmes ? On a le sentiment d’avoir mis le doigt dans un trou noir infini et que les vannes sont ouvertes, que le temps du grand témoignage est arrivé. Ouvrir son sac et dire, parler, mettre des mots pour soulager, nettoyer, vider puis soigner. Car si les personnages parlent du passé, des générations précédentes et de cet héritage dont ils sont trop lourdement chargés, c’est vers l’avenir qu’ils regardent, un avenir qui les effraient. Âgés d’une vingtaine d’années, ils se lancent dans la vie comme sur des sables mouvants. Les fondations du monde d’hier qui a forgé leur éducation et leur vision du monde viennent de s’écrouler. Ils doivent désormais écrire leur rôle, définir leur nouvelle identité, trouver leur place malgré le flou et le brouillard qui les enveloppent. La Tendresse interroge le poids de la responsabilité qui leur incombe, les doutes et les peurs qui les habitent. Le spectacle agit comme un parcours initiatique pour interroger ce nouveau monde, s’adresser à lui, le tâter avant de s’y plonger totalement.

La troupe formée sur scène prend des allures d’une bande de copains, de gamins même, qui se retrouvent dans un lieu interlope et neutre, tantôt un vestiaire masculin où la virilité s’exacerbe, un club où les corps et le désir s’expriment, un square ou une place publique où les adolescents se retrouvent pour traîner et finalement une tribune où chacun prend la lumière à tour de rôle pour déclamer son histoire. Dans un effet de brouhaha choral, les comédiens s’interpellent, se chamaillent, se charrient, se bagarrent comme des enfants dans une cour de récréation. De l’anecdote partagée timidement au sein du cercle masculin des potes, le récit se transforme en une confession publique, plus profonde, universelle, et le public, qui partageait la complicité du groupe à la manière d’un membre silencieux, se transforme en une assemblée populaire face à des orateurs, des grands témoins d’une génération malmenée et effrayée. Ce doute incessant face à l’avenir et au cadre que la société est censée nous offrir fait ressortir de manière saillante tous les paradoxes auxquels nous sommes confrontés. Les discours bien-pensants, les réactionnaires, les injonctions contradictoires, tout y passe.
Dans une époque où il semble ne plus y avoir de tabous, ici, la parole dérange, interpelle et éclate comme si elle faisait résonner haut et fort ces petites voix qui nous taraudent devant une actualité si complexe et si violente. Tout est dit frontalement, sans aucun filtre, et le spectateur se retrouve scotché dans son fauteuil. Acquiesçant souvent, parfois dérangé, intimidé de voir ses questionnements intimes déballés publiquement. On rit jaune aussi.

La Tendresse évite tous les lieux communs, les discours éculés et les leçons de morale. Avec une grande bienveillance et sans parti pris, le spectacle offre de la place à chacun dans un discours pluriel où rien n’est noir et rien n’est blanc et où l’incertitude, finalement, prend toute son importance. Il donne confiance et rassure pour aller de l’avant, affronter les jugements et la fausse morale.
L’énergie phénoménale déployée sur scène par les comédiens est galvanisante. Deux heures durant, c’est un tourbillon qui se répand sur scène et déborde, encore une fois, jusque dans la salle. Nous sommes tous pris à parti, concernés et impliqués. On ne peut plus faire semblant. La danse se mêle à la violence, les corps s’expriment.
On rit beaucoup aussi. Et cet humour simple, naïf et trivial parfois, révèle les paradoxes et les contradictions des situations, des débats et des stéréotypes. On souffle, on prend du recul, et le spectacle qui pourrait être écrasant et insupportable prend soudain une autre dimension, plus réflexive.
Julie Bérès et son collectif de comédiens et d’auteurs nous offrent un spectacle puissant et troublant d’une vive intelligence, courageux et libre. Il est bon d’entendre ces voix qui nous rassurent, nous donnent de la force et nous réconcilient.

Alban Wal de Tarlé

LA TENDRESSE
Un spectacle de la compagnie Les Cambrioleurs
Le texte est publié aux éditions Librairie Théâtrale – collection L’Œil du Prince.
Vu en mars 2022 au TGP, Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis
Actuellement aux Bouffes du Nord (du 6 au 23 décembre 2023)
Conception et mise en scène Julie Berès
Dramaturgie et écriture Kevin Keiss, Julie Bérès et Lisa Guez, avec la collaboration d’Alice Zeniter
avec Bboy Junior (Junior Bosila), Natan Bouzy, Charmine Fariborzi, Alexandre Liberati, Tigran Mekhitarian, Djamil Mohamed, Romain Scheiner, Mohamed Seddiki / Et en alternance Ryad Ferrad, Saïd Ghanem et Guillaume Jacquemont
Chorégraphe Jessica Noita – création lumière Kélig Lebars – assistante éclairagiste Edith Biscaro – création son Colombine Jacquemont – régie générale Quentin Maudet – régie plateau Dylan Plainchamp – scénographe Goury chef atelier de construction – Grand T François Corbal – création costumes Caroline Tavernier – régie de tournée Quentin Maudet et Loris Lallouette
Photos © Axelle de Russé
Dates de tournée et autres informations à retrouver ici

Production Compagnie Les Cambrioleurs, direction artistique Julie Berès
Coproductions et soutiens La Grande Halle de La Villette, Paris ; La Comédie de Reims, CDN ; Théâtre Dijon-Bourgogne ; Le Grand T, Nantes ; ThéâtredelaCité – CDN de Toulouse Occitanie ; Scènes du Golfe, Théâtres de Vannes et d’Arradon ; Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; Les Tréteaux de France, Centre Dramatique Itinérant d’Aubervilliers ; Points Communs, Nouvelle Scène nationale de Cergy-Pontoise / Val d’Oise ; Théâtre Public de Montreuil, CDN ; Théâtre L’Aire Libre, Rennes ; Scène nationale Châteauvallon-Liberté ; Théâtre de Bourg-en-Bresse, Scène conventionnée ; La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc ; Le Canal, Scène conventionnée, Redon ; Le Quartz, Scène nationale de Brest ; Espace 1789, Saint-Ouen ; Le Manège-Maubeuge, Scène nationale ; Le Strapontin, Pont-Scorff ; TRIO…S, Inzinzac-Lochrist ; Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône ; Théâtre de Saint- Quentin-en-Yvelines, Scène nationale
Soutiens Fonds d’insertion de l’ESTBA et de l’ENSATT, avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
La Compagnie Les Cambrioleurs est conventionnée par le Ministère de la Culture / DRAC Bretagne et soutenue par la Région Bretagne, le Conseil Départemental du Finistère et la Ville de Brest. Julie Berès est artiste associée du projet du Théâtre Dijon-Bourgogne, dirigé par Maëlle Poésy.
Nous remercions toutes les personnes qui ont accepté de nous partager des apports biographiques et artistiques pour ce projet.

Le décor a été construit par l’Atelier du Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique-Nantes

Au Poche-Montparnasse, une Education sentimentale électrisée par la Fiancée du requin

temps de lecture 3 mn

Après une très réussie Écume des jours portée par une troupe de jeunes comédiens délicieux et un Madame Bovary qui nous avait enchantés, Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps continuent de creuser avec talent le sillon de l’adaptation de chefs-d’œuvre de la littérature.
Ils s’attaquent aujourd’hui à L’Éducation sentimentale, vaste roman d’apprentissage, ample autant que désabusé, tissant valses-hésitations intimes et historiques sur plusieurs décennies.

L’adaptation de Paul Emond, déjà complice sur Madame Bovary, se concentre sur les parcours de Frédéric Moreau, jeune provincial « monté à Paris » faire ses études de droit, et sa dulcinée, Marie Arnoux, épouse mal aimée d’un bourgeois filou, tout en rendant opportunément présents les mouvements de l’Histoire qui animent cette période troublée qui verra tomber la Monarchie de Juillet.
À déguster volontiers en compagnie d’ados : cela colle à leur programme d’Histoire, pour la peinture fine et détaillée de cette période du XIXe siècle. Et sans doute à leurs interrogations personnelles, sur les idéaux et leur mise en œuvre, sur le sentiment amoureux ou encore l’amitié.
Avec de la chair, du rythme et de l’humour, cette Éducation sentimentale nous rend proches et si vivants, si actuels, ses protagonistes, cette cohorte d’anti-héros aux illusions perdues dans un monde en plein mutation.
Du monument flaubertien, adaptateur et metteurs en scène-interprètes ont mitonné une piquante réduction, l’ont lu et relu, ont épluché, émincé, y ont ajouté de la musique sur scène en guise d’épices et en ont tiré des sucs des plus savoureux.
Interprétation incarnée et énergique, pimpants costumes très graphiques, scénographie simple et chaleureuse, poétisée par une très belle toile peinte, musique en direct qui électrise Flaubert, tout concourt à la qualité et à l’intelligence du spectacle et au plaisir des spectateurs.
Enthousiasmant, à déguster tout en attendant avec gourmandise leur prochaine pépite.

L’ÉDUCATION SENTIMENTALE
Un spectacle de la compagnie La Fiancée du requin
Au Théâtre de Poche-Montparnasse
De Gustave Flaubert
Libre adaptation Paul Emond
Mise en scène et interprétation Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Collaboration artistique David Talbot – Scénographie Esther Granetier – Lumières François Thouret – Costumes Sabine Schlemmer – Musique originale Gilles-Vincent Kapps
Photographies © Pascal Gely

Production Le Théâtre de Poche-Montparnasse et La Fiancée du requin

À huis clos : un duel intense

Six ans après À vif, Kery James revient au théâtre du Rond-point avec sa nouvelle pièce, À Huis clos, mise en scène par Marc Lainé, jouée du 15 novembre au 3 décembre.
Ici, plus de joute oratoire ou de débat mais le procès d’un juge et d’un de ses verdicts.
Soulaymaan, jeune avocat de À vif, se présente chez un juge avec la ferme intention de le tuer. Ce dernier a en effet jugé non coupable le policier meurtrier de son frère. « Une vie pour une vie ». S’engage alors un échange, tantôt abrupt, tantôt apaisé. Echange au-dessus duquel pèse une question comme une épée de Damoclès : Soulaymaan tirera-t-il vraiment ?
La pièce est politique et ne s’en cache pas. A travers le personnage de Soulaymaan, Kery James délivre un réquisitoire à charge contre les violences policières et la situation des quartiers qu’il préfère appeler « prolétaires », où vivent les pauvres, plutôt que « populaires », où vit le peuple. Il fait irruption dans ce salon bourgeois et y prend le dessus, inversant un rapport de forces pour questionner la responsabilité et l’impartialité de notre système judiciaire. Face à lui, les faibles arguments du juge, entendus maintes fois dans les médias, ne font pas le poids et sont aisément démontés.

Campé avec justesse par Jérôme Kircher, ce dernier se montre d’abord pathétique et s’enlise dans une défense creuse et fébrile. Mais au fil de la discussion, quand les deux hommes s’engagent sur d’autres sujets, le ton change et la parole lui est partiellement rendue. Sur un registre plus personnel, inimaginable au premier abord, chacun se dévoile et expose ses douleurs, ses interrogations, nous faisant presque oublier le contexte. Ces moments d’échanges, intimes lorsqu’il évoquent un frère ou une mère, une femme ou une fille, ou plus philosophiques lorsqu’il est question d’amour, de résilience ou de réparation, réduisent la distance entre les deux protagonistes et servent le rythme de la pièce. Ils n’empêchent pas pour autant la tension de ressurgir et de s’intensifier jusqu’à la fin de la pièce.
Sur ce plateau circulaire où s’opposent deux mondes et deux points de vue diamétralement opposés, de nombreuses questions surgissent sans débat ni argumentation méthodique mais plutôt dans l’urgence née de la situation.
Qui est en position de pouvoir ? Celui qui tient le pistolet ? Celui qui juge ? Quelle violence est légitime et faut-il lui préférer la résilience ? Et surtout, qui des deux hommes s’en sortira vivant ?

Louise Dauron

À HUIS CLOS
Au Théâtre du Rond-Point
15 novembre — 3 décembre 2023, 20h30
Un spectacle de Kery James
Mise en scène et scénographie Marc Lainé
Dramaturgie Agathe Peyrard
Avec Kery James et Jérôme Kircher
Photos © Koria

Assistant à la mise en scène Olivier Werner – Collaboration artistique Naïlia Chaal – Création vidéo Baptiste Klein – Costumes Marie-Cécile Viault

Production Astérios Spectacles & Otto Productions
En coproduction avec Chaillot – Théâtre National de la Danse (Paris), Les Quinconces et L’Espal – Scène Nationale du Mans, Le Radiant-Bellevue à Caluire-etCuire, La Machinerie – Théâtre de Vénissieux, Maison de la Musique de Nanterre, Théâtre de Dreux, Théâtre Jean Vilar (Vitry-sur-Seine), La Filature – Scène nationale (Mulhouse), La Comédie de Valence – CDN Drôme Ardèche, le Théâtre-Sénart – Scène nationale
Avec le soutien du Théâtre du Rond-Point (Paris)
Parution du texte le 18 octobre 2023, aux éditions Actes-Sud
Kery James est auteur associé de Chaillot – Théâtre National de la Danse

Wall Street malgré moi : une fable moderne folle et drôle, au Funambule Théâtre

Le petit et accueillant Funambule Théâtre, perché dans le XVIIIe arrondissement de Paris, accueille un seul-en-scène jouissif qui s’arme d’absurde, d’humour et de tendresse contre la mécanique vorace de l’ultralibéralisme.
2028. Elu manager du siècle, l’homme le plus riche de la planète a Wall Street à ses pieds, et est le dos au mur. Bondissant de succès industriels en overdose d’argent, il doit se démener pour rompre ce « cercle vicieux de la win » qui le mène à l’AVC (accident vénal cérébral) et l’éloigne de sa famille et ses valeurs de jeunesse. Pas si simple…

Dans une mise en scène rythmée d’Anne Bouvier, Christophe de Mareuil, drôle, grave, joueur, cynique, attendrissant, incarne le piteux et flamboyant héros et la dizaine de personnages qui l’entoure. Il campe avec une précision et une allégresse délectables sa piquante épouse, le vice-président de son empire tout en veulerie, la farfelue richissime Mouna… Le texte composé à six mains et trois têtes affutées par l’interprète, Stéphane Guignon et Carole Greep, est brillant, on rit beaucoup et de toutes les couleurs, jaune tant le fond est inquiétant et réaliste, vert comme les billets qui lui servent de drogue…
Antoine Lhonoré-Piquet a offert à cette vive « fable morale » une élégante scénographie qui envoie notre héros dans une BD en crayonné noir et blanc réalistico-baroque, nous baladant des habitacles feutrés des bagnoles de luxe de Rusquin aux méandres de son cerveau en surchauffe. Pour Richard Rusquin, moderne roi Midas, pas de Dyonisos pour lever le miracle-malédiction : il va devoir se débrouiller tout seul. Croisons les doigts pour qu’il trouve le moyen de s’extraire de la « matrice financière » qu’il nourrit et qui le nourrit – et l’empoisonne, en même temps que le reste de la planète : de son salut dépend le nôtre !
En attendant l’issue fatale ou heureuse (allez voir, vous saurez !), savourons ce seul-en-scène jouissif qui pousse l’absurdité d’un système jusque dans ses derniers retranchements, et, sur le terreau de l’ironie et de la farce, fait finalement place à l’émotion.

WALL STREET MALGRÉ MOI
Au Théâtre le Funambule les mercredis jusqu’au 4 janvier
Texte de Stéphane Guignon, Carole Greep et Christophe de Mareuil
Mise en scène Anne Bouvier
Avec Christophe de Mareuil
Création lumières et animation graphique Antoine Lhonoré-Piquet
Un spectacle de la compagnie Le Théâtre des Possibles
Photos © Manu Marques

À La Scala, un délicieux Petit Prince

“« Le Petit Prince est un livre pour enfants écrit à l’intention des grandes personnes. »
Antoine de Saint-Exupéry

La Scala-Paris, pour les fêtes de fin d’années, fait le cadeau aux enfants et aux “grandes personnes” d’une délicieuse adaptation, joliment respectueuse, et très poétique du grand classique d’Antoine de Saint-Exupéry.

On a tous des images du conte initiatique de Saint-Exupéry, qui voit un Petit Prince venu des étoiles faire le récit des aventures qui l’ont mené jusque sur Terre à un aviateur en panne dans le désert.
Tout est là, le petit prince ébouriffé avec son écharpe jaune paille, le dessin du serpent dans le boa, le mouton dans sa boîte, la rose et le renard, la nostalgie, l’amitié, ce que l’on sait voir avec le cœur et ce que la puissance des rêves peut rendre réel.

Sous les yeux émerveillés des enfants (et des grands, qui en profitent pour retrouver des yeux d’enfants), la rose qui peuple le monde du petit prince, puisqu’elle est venue d’ailleurs, parle avec un accent british, et le petit prince s’envole réellement, flottant au milieu des étoiles. L’accompagnant dans sa quête, on bondit de planètes en planètes à la rencontre des adultes insensés à force d’être si sérieux, si occupés à posséder, obéir, exercer le pouvoir, jusqu’aux rencontres déterminantes, les roses, le renard, le serpent, l’aviateur, autant de jalons de ce parcours initiatique à hauteur de cœur pur.

On peut peut-être regretter le jeu un peu extérieur, un peu «dessin animé », de Hoël Le Corre, qui fabrique un ton enfantin à son Petit Prince – sa présence malicieuse et vive et son minois juvénile n’ont pas besoin de cela pour convaincre petits et grands. Il y a une grande mélancolie dans ce conte, la solitude hante ces personnages, mais ces questions existentielles sont traitées avec une tendresse et une esthétique qui les éclairent avec beaucoup de douceur. C’est Philippe Torreton qui prête sa voix au narrateur, avec ce qu’il faut de simplicité, de clarté et de profondeur. La mise en scène de François Ha Van est élégante, rythmée, joueuse, et la scénographie enchante, mêlant la magie numérique à un univers graphique très réussi. Les dessins sont à la fois poétiques et évocateurs, souvent somptueux, tel la magnifique tapisserie du parterre de roses ou les cartes du géographe. L’impeccable création musicale de Guillaume Aufaure électrise la nuit scintillante et les spectateurs, quel que soit leur âge, se laissent charmer, redescendant sur Terre après ce voyage avec le sourire et des étoiles dans les yeux.

Marie-Hélène Guérin

LE PETIT PRINCE
d’Antoine de Saint-Exupéry, éditions Gallimard
À La Scala Paris
À partir de 5 ans – Durée 1h05
Mise en scène François Ha Van
Avec Hoël Le Corre
Création de magie augmentée : Moulla – Création graphique : Augmented Magic – Chorégraphie : Caroline Marcadé – Création lumière : Alexis Beyer – Création musicale Guillaume Aufaure
Photographies © Thomas O’Brien
Merci à Philippe Torreton, d’avoir prêté sa voix à Saint-Exupéry.

PROCHAINES REPRÉSENTATIONS
Du 10 au 31 décembre à 11h ou 14h
Du 13 février au 2 mars, du mardi au samedi à 19h et les dimanches à 15h

Une production : Le Vélo Volé
Avec le soutien duThéâtre de l’Arlequin de Morsang-Sur-Orge et de la Ville de Boulogne-Billancourt

J’aurais voulu être Jeff Bezos

Il était une fois, dans un royaume pas si far away que ça, disons, l’Occident des années 20 (du XXIe siècle, of course). Il était une fois, donc, une race de TechnoSeigneurs au front ceint de couronnes de dollars. Leurs terres infinies, colonisées « jusque dans le ciel, jusque dans les cœurs, sans armes ni violences », sont irriguées de rivières d’algorithmes et l’on s’y repaît de cookies odorants.

Arthur Viadieu, dont c’est la première pièce – texte et mise en scène, s’en donne à cœur joie pour trousser une comédie assez folle, au rythme aussi effréné que le cours des actions Amazon période covido-confinement.

Pour nous conter l’épopée besossienne et nos propres soumissions plus ou moins volontaires, l’auteur-metteur en scène et ses acolytes interprètes du Collectif P4 s’amusent. Dans un décor façon cabaret bric-à-brac, rimes et alexandrins de spectacle de fin de cycle, sitcom dysfonctionnelle, clownerie overtestostéronnée, unboxing (dire que cela existe…) de vide, souvenirs d’enfance façon Guignol sous LSD, vaudeville avec mari falot, femme outragée tout éventail dehors et borne Alexa dans le rôle de la maîtresse cachée, talkshow laudateur, entretien docu réaliste, rap malin, conférence de développement personnel (« La clef du succès », menée par un inénarrable Pascal Richard), tout y passe pour dévoiler les multiples facettes de l’hydre amazonienne et ses tentaculaires imbrications dans nos vies.

Une visite à la droguerie L’Amazone ramène les comportements de vente numérique dans le réel, que ce soit un vendeur en pompidolienne blouse grise qui sollicite la cliente et non une interface web en souligne par l’absurde le caractère violent et invasif, et on ne sait plus si on s’en étrangle d’effroi ou d’hilarité… D’autant plus que cette comédie, toute parodique qu’elle soit, s’appuie sur des faits parfaitement documentés, et que tout y est vrai.

Certaines séquences révèlent plus que d’autres le talent des très agiles comédiens, et au détour d’une saynète l’on est surpris par la fantaisie de l’un.e ou la sensibilité de l’autre.
La forme composite et éclatée restreint peut-être la possibilité d’une intensité, mais ça ne gâche pas le plaisir qu’on prend à ce feu d’artifice satirique et corrosif, efficace et plein de drôlerie.

Marie-Hélène Guérin

J’AURAIS VOULU ÊTRE JEFF BEZOS
Un spectacle du Collectif P4
Au Théâtre de Belleville du dimanche 8 au mardi 31 septembre 2023
Texte et mise en scène Arthur Viadieu
Avec Roma Blanchard, Chloé Chycki, Bob Levasseur, Mathias Minne et Claire Olier
Création lumière Maxime Charrier – Création musicale Antoine Mermet – Scénographie Lucie Meyer – Costumes Clémence Amand et Anaëlle Leplus
Photographies Avril Dunoyer

Administration et production Carole Benhamou Production Collectif P4 Remerciements La ville de Riom Saison Culturelle Accès-Soirs – Scène Régionale Auvergne-Rhône-Alpes, Théâtre de l’Echangeur – Bagnolet, Nouveau Gare au théâtre Vitry-sur-Seine, SPEDIDAM, ADAMI Mention Spéciale du jury du concours jeunes metteurs en scène du Théâtre 13 en juin 2021

Fêu : des femmes puissantes

Dans l’obscurité, les silhouettes des danseuses se précisent, doublées de leurs ombres géantes; elles instaurent une ronde magnétique et rigoureuse autour d’une minuscule bougie rougeoyante, dans un grondement de basses à la limite de l’infrabasse, plus vibratoires que sonores. On reconnaît l’intensité tellurique des compositions de François Caffenne, dont l’électro puissante avait contribuer au saisissement des spectateurs de Tragédie d’Olivier Dubois.

Fouad Boussouf, directeur du Centre Chorégraphique national du Havre Normandie, prolongeant l’envoûtement du geste cyclique inauguré en 2022 dans l’installation vidéo Burn to shine, réalisée avec le plasticien Ugo Rondinone au Petit Palais à Paris, explore à nouveau dans ce Fêu palpitant la force vitale du mouvement perpétuel. Il lance les danseuses en une course incessante, tel un sac et ressac battant la rive, une contraction-relâchement du muscle cardiaque, leurs jambes cisaillant l’espace-temps de leurs longues enjambées.
C’est d’abord une mathématique qui captive, une circumambulation, une sorcellerie où l’on dessine au sol des formes géométriques pour y piéger le surnaturel et le dompter, ou s’en approprier les principes.

Il y a dans cette première partie comme une joliesse qui enchante, mais qui, à l’instar du tulle qui entoure l’arène des danseuses, peut faire écran à l’émotion, à l’échange entre le plateau et le public. Pourtant, brutalement le tulle tombe et avec lui la mathématique. On entre dans le biologique, algues dans le courant, herbes agitées par le vent, incendie consumant, escarbilles bondissant, corps en transe. On y devine aussi des images de son enfance marocaine, longues chevelures des femmes, costumes et lumières couleurs de henné, ondulations des danses de fête.
Dans cette spirale aussi irrépressible que la pulsion de vie, Fouad Boussouf offre à ses danseuses un temps de suspens, elles sont dos à nous, toute frénésie momentanément retenue, et dans cette apnée, dans cette économie de gestes peut naître une condensation de l’énergie, une intensification de l’émotion inattendues.

Elles sont dix, les interprètes de ce Fêu, diverses – d’âges, de tailles, de rondeurs et de couleurs de peau, d’expériences aussi, puisqu’elles viennent du hip-hop, de la battle, du ballet, même du cirque.
Dix monades, unités sans mélange ni échange avec les autres, et pourtant formant un tout qui est lui aussi une unité en soi.
Quelques solos fiévreux, brefs, explosifs, souvent saccadés, presque brutaux, laissent surgir la personnalité de ces interprètes. Et quand le cercle reprend, semblable au cercle initial, il s’est enrichi de leur singularité.
Un spectacle puissant, martial, lumineux, paradoxalement joyeux, à l’image de ses interprètes.

Marie-Hélène Guérin

FÊU
Vu au Théâtre du Rond-Point
Direction artistique et chorégraphie : Fouad Boussouf
Avec : Serena Bottet, Filipa Correia Lescuyer, Léa Deschaintres, Rose Edjaga, Lola Lefevre, Fiona Pitz, Charlène Pons, Manon Prapotnich, Valentina Rigo, Justine Tourillon
Composition : François Caffenne
Costumes : Gwladys Duthil
| Scénographie : Aurélie Thomas
| Création lumière : Lucas Baccini
Photographies © Antoine Triboulet

Mentions de production
Production Le Phare – Centre chorégraphique national du Havre Normandie Coproductions Biennale de la danse de Lyon, Le Quartz – Scène nationale de Brest, Le Volcan – Scène nationale du Havre, Maison de la Musique de Nanterre — Scène conventionnée d’intérêt national — art et création — pour la musique, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – Scène nationale, Équinoxe — Scène nationale de Châteauroux Soutien en résidence Le Volcan — Scène nationale du Havre Le Phare – CCN du Havre Normandie est subventionné par le ministère de la Culture – DRAC Normandie, la Région Normandie, la ville du Havre et le département de la Seine-Maritime.