Les brillantes Pyrénées de Victor Hugo

Entrer au Lucernaire, c’est à chaque fois une petite fête. Dans ce théâtre composé de plusieurs salles de moins de 120 places chacune, d’un cinéma, d’une librairie, d’un restaurant et d’un café squatté par les étudiants du 6ème arrondissement, il règne un désordre empreint d’un charme sans pareil et d’une certaine nostalgie. C’est une accumulation de livres en éditions originales, de spectacles sans gros budgets mais sélectionnés avec exigence, de films qu’on a ratés dans les grands cinémas, de spectateurs hétéroclites ouverts à l’inconnu et sensibles à la tradition des salles d’art et d’essai.

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©Fabienne Rappeneau

“Voyager, c’est naitre et mourir à chaque instant.” – Victor Hugo

Dans la file d’attente pour le spectacle « Pyrénées, le voyage de l’été 1843 », il y a des vieux, des jeunes, des bobos, des petits ménages tout propres, des curieux et des profs amoureux de Victor Hugo. Tous viennent écouter le compte-rendu élégant que l’écrivain de 41 ans a fait de son voyage d’un mois en 1843, un voyage qui nous entraîne jusqu’au pays basque français et espagnol. Le comédien Julien Rochefort se promène dans une jolie lumière, avec pour seul décor un tabouret, un petit carnet et une gourde d’eau fraîche. Il nous sert avec malice et quelques manières de précieux le texte d’Hugo, magnifique, plein d’allant, brillant, drôle.

pyrenees ou le voyage de l'été 1843 Lucernaire

Ce qui fait tout le génie de ce récit qui pourrait nous assommer au bout de 10 minutes, c’est qu’Hugo ne s’attache finalement pas du tout à ce que l’on pourrait appeler « la carte postale » des différentes villes et villages traversés. Il se plonge avec délice dans des détails proustiens, le souvenir d’une amourette platonique vécue à Bayonne par exemple, dans la description lapidaire de l’embarcation vers l’île d’Oléron qu’il trouve apparemment affreuse, ou dans le scrupuleux inventaire de ses repas en villes de province. On est heureux d’assister à ce petit miracle du théâtre, le public oscille entre rires et sourires devant un Julien Rochefort souvent lunaire, toujours sensible, qui dévoile avec gravité à la dernière minute la blessure et le remord indélébiles du grand Victor Hugo.

Pyrénées ou le voyage de l'été 1843

Pyrénées ou le voyage de l’été 1843 – spectacle vu le 17 septembre 2016 au Lucernaire
Un texte de Victor Hugo
Adaptation et mise en scène : Sylvie Blotnikas
Avec : Julien Rochefort

La Louve : Béatrice Agenin dans le corps de Louise de Savoie

Partons pour un voyage dans les années 1515, au moment où Louise de Savoie (Béatrice Agenin) va œuvrer afin que son fils François d’Angoulême (Gaël Giraudeau) devienne Roi de France.

Dans les coulisses du pouvoir, les manipulations politiques sont au paroxysme. L’interprétation “royale” de Béatrice Agenin contribue à magnifier cette pièce ; la comédienne apparait dans toutes ses facettes : mariée à 12 ans à Charles d’Orléans, femme séductrice, mère dévote, etc. La puissance des émotions qu’elle nous transmet est très forte et son combat pour légitimer la place de son fils nous ébranle.

Les échanges avec la Reine Marie (Coralie Audret) illustrent des identités féminines parfaitement incarnées. Malgré des intérêts politiques opposés, elles se rejoignent par une grâce divine qui nous interpelle sur les rôles de la femme d’hier et d’aujourd’hui.

Les sept comédiens maitrisent une langue alerte, gourmande, imagée et humoristique. Le spectateur navigue joyeusement entre plusieurs registres : épopée historique, farce, romance, comédie de boulevard…

Cette création théâtrale de Daniel Colas est mise en valeur par un décor épuré, élégant et original : un miroir frontal occupe toute la scène et reflète tour à tour les comédiens et le public devenu complice. Ce spectacle d’un grand esthétisme est sublimé par la richesse des costumes réalisés par Jean-Daniel Vuillermoz.

Magali Rossello

La Louve une comédie de Daniel Colas, avec Béatrice Agenin, Gaël Giraudeau, Coralie Audret, Maud Baecker, Yvan Garouel, Adrien Melun, Patrick Raynal
Spectacle vu le 8 septembre 2016 au Théâtre La Bruyère
Avec : Béatrice Agenin, Gaël Giraudeau, Coralie Audret, Maud Baecker, Yvan Garouel, Adrien Melun, Patrick Raynal
Jusqu’au 4 décembre 2016 – 21h mardi au samedi et 15h30 le dimanche

Le Voyage en Uruguay : un road-trip un peu spécial

Et oui, ça y est ! C’est la rentrée… Les vacances sont finies, Paris est de nouveau bondé. Ceux qui ont eu la chance de partir se consolent à coups de photos et souvenirs. Les autres rêvent de grands espaces et attendent leur tour…. Il est un lieu où les uns et les autres peuvent se retrouver et poursuivre leur quête d’évasion. Ce lieu au nom prédestiné, c’est la salle Paradis du Lucernaire. Tout en haut du théâtre perchée, elle accueille un spectacle savoureux, touchant, tendre et délicat.

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©Juliette Parisot

Laissez-vous convier à un double voyage. Voyage vers l’autre bout du monde, précisément l’Uruguay. Et voyage à travers la mémoire d’un petit garçon d’une dizaine d’années. Le garçonnet en question, c’est Clément Hervieu-Léger, et l’histoire qu’il nous raconte, il l’a entendue des dizaines et des dizaines de fois. Car l’un des héros du récit n’est autre que son grand-père, qui fut un éleveur normand réputé. En 1950, un riche propriétaire uruguayen rendit visite à sa Ferme Neuve et lui acheta trois taureaux et deux vaches. L’odyssée venait de débuter…

Le voyage en Uruguay

Depuis des années, je ne sais plus très bien ce qui est la vérité. Je sais simplement que c’est une belle histoire intitulée Le Voyage en Uruguay – Clément Hervieu-Léger.

En 1950, les expéditions sont forcément au long cours et c’est tant mieux. Aux côtés de Philippe, un jeune cousin du grand-père chargé d’acheminer les bêtes de Beaumontel – Normandie à Montevideo – Uruguay, nous voici entrainés à bord d’un train puis d’un paquebot, pour une sorte de “road-trip maritime”. Au gré de la traversée, on s’attache à Philippe, incarné par un Guillaume Ravoire chaleureux, poétique, lumineux, pénétrant, sensible et éloquent. S’appuyant sur un texte précis, tendre et pittoresque, Daniel San Pedro  nous offre un spectacle totalement dépaysant, véritable parenthèse enchantée. Grâce à l’empathie immédiate que provoque en nous son comédien – ces deux-là se connaissent bien, et leur complicité plane sur le plateau – on se laisse volontiers et totalement embarquer outre-Atlantique.

Cette histoire à deux voix, entre songe et réalité, nous fait immédiatement partir ou repartir : en vacances, en enfance, dans une contrée où l’on se sent définitivement libre et serein.

Le voyage en Uruguay – spectacle vu le 3 septembre 2016 au Lucernaire
Un texte de Clément Hervieu-Léger
Mise en scène : Daniel San Pedro
Avec : Guillaume Ravoire

DON QUICHOTTE ou DON QUICHOTTE de la Mancha…

Qui n’a pas une image de Don Quichotte, le chevalier errant… ?

Jean-Laurent Silvi nous invite à revisiter ce mythe par un original et audacieux choix de découpage scénique. En effet, il intercale parmi les principaux épisodes de la vie de Don Quichotte (Sylvain Mossot) et de son écuyer Sancho Pança (Axel Blind) des interviews de chacun des héros par une journaliste (Barbara Castin) directement échappée d’une émission de télé-réalité …
La mise en scène efficace et dépouillée (trois cubes noirs) met les comédiens en pleine lumière et rend les tableaux irrésistibles :
Don Quichotte, chevauchant Rossinante, livre bataille contre les moulins à vent qu’il prend pour des géants !
La scène avec Cardénio dans la forêt est mémorable.

Tout en respectant l’essence du texte de Cervantès (1200 pages), Jean-Laurent Silvi parvient à toucher le spectateur grâce à un niveau de dérision admirable.
Sylvain Mossot et Axel Blind incarnent les héros mythiques avec toute la puissance physique décrite dans le roman, sans gommer la finesse et la sensibilité des caractères. Le flamboyant et fou Don Quichotte évolue dans un monde parallèle, tandis que Sancho nous interpelle par sa lucidité, son sens de l’amitié et son intelligence de la vie.
La parfaite diction des comédiens, le rythme trépidant des répliques et des confrontations physiques nous transportent dans un voyage onirique. À ne pas manquer lors, d’une future programmation parisienne…

Magali Rossello

«DON QUICHOTTE, FARCE EPIQUE» d’après Cervantès, avec Sylvain Mossot, Axel Blind, Barbara Castin et Anthony Henrot – spectacle vu le 18 août 2016 / par Magali
A l’affiche du Lucernaire, jusqu’au 20 août
Mise en scène : Jean-Laurent Silvi

La trop bruyante solitude d’un amoureux des mots

35 ans. 35 ans hors du monde. 35 ans sous terre, au trou, dans une cave. Avec pour unique trace de vie celle de dizaines de souris espiègles et polissonnes.
Est-il prisonnier ? Dangereux terroriste ? Bandit de grand chemin ? Rebut de la société ? Que nenni ! Hanta n’est qu’un simple ouvrier. Ouvrier d’une presse mécanique. Toute la journée, depuis donc 35 ans, il broie des livres dans le noir et broie du noir car il broie des livres. Mais pour rien au monde il n’échangerait sa place ni son emploi. Car cette place lui permet de sauver des dizaines, des centaines de livres. Cet emploi contribue à lutter contre l’obscurantisme. Face à la censure, Hanta a trouvé un subterfuge. Philosophe, humaniste, il se dévoile peu à peu homme de lettres, à mesure qu’il subtilise et cache tous ces (ses?) ouvrages. Kant, Hegel, Nietzsche… sont devenus au fil des ans ses compagnons d’infortune. Grâce à eux, pour eux et avec eux, il tente d’oublier son amour perdu – une jeune tzigane qui n’eut pas la chance, elle, d’être soustraite à la barbarie nazie.

 

Une Trop Bruyante Solitude Thierry Gibault
©Pauline Le Goff

Quand il ne reste rien, demeurent les voix, dans l’espace vide… qui nous invitent à tout réinventer – Laurent Fréchuret.

Thierry Gibault incarne ce héros bibliophile avec une conviction, une densité, une intensité exceptionnelles. Pour l’accompagner dans ce projet dont il est à l’origine, Laurent Fréchuret a opté pour une mise en scène tout en sobriété.
Une simple ampoule pour éclairer les vêtements maculés de Hanta. Un jeu de lumière signé Eric Rossi pour évoquer tour à tour la salle de presse ou les rues de Prague. En fond sonore, le ronronnement doux et régulier d’une machinerie. C’est presque rien et pourtant on voyage dans la vie d’Hanta, on souffre avec lui, on est suspendu à ses lèvres, on écoute et on vit son histoire.
À la fois reconnaissant et plein d’empathie, on est admiratif d’une telle bravoure. Son héroïsme et sa rébellion nous touchent au plus profond. Et pour un peu, on serait prêt à demeurer 35 ans sous terre, à l’écouter nous dire des vers…

 

Une trop bruyante solitude – spectacle vu le 28 juillet 2016 au Théâtre des Halles
Un texte de Bohumil Hrabal
Adaptation et mise en scène : Laurent Fréchuret
Avec : Thierry Gibault

Encore une nuit et je serai trop vieille, l’âge d’aimer

Geneviève de Kermabon sait parler des corps et des désirs.

Après Sous ma peau, spectacle intense sur le désir à l’âge adulte, composé à partir d’écrits de Grisélidis Réal, artiste et prostituée, et d’autres témoignages, Geneviève de Kermabon donne forme à la question de la sexualité des adolescents. Là encore elle nourrit son travail de rencontres, et les propos des jeunes gens interrogés gorgent son texte de réel. La liberté de leurs confidences témoigne sans nul doute de la confiance qu’elle a su leur inspirer.

Encore une nuit et je serai trop vieille, le désir en question

C’est l’histoire de Rosie… Rosie est une adolescente aux formes généreuses, entravée par son éducation, la difficulté d’accepter son corps, le regard des autres et par l’autocensure.
Elle aimerait, mais elle n’ose pas…
Alors elle écoute les confidences des autres, leurs histoires intimes, parfois crues, souvent drôles…

 

« L’amour avec un grand A,
c’est le fait d’être complètement nu de l’intérieur devant quelqu’un »

Rosie, c’est un ample personnage en jean XXL, à la poitrine faite de 2 demi-mappemondes, au visage de loupe. Elle trône au centre d’une piste peuplé d’un apparent bric-à-brac profus, pas loin d’une installation d’art brut, ou de cet « art pauvre » qui redonne une valeur artistique à des matériaux dits modestes.

Silhouettes à taille humaine, corps de tuyaux, ressorts, bras articulés. Amas de fils de fer qui se déploieront en un gracieux couple pour une danse lascive. Ces « machines » signées Soux prendront la voix de ces « autres » dont Rosie guette la parole, leurs visages de plexiglas animés en transparence par le visage de l’artiste, leurs corps mus ou abandonnés au gré de ses mouvements.

Des empilements d’accessoires, masques, perruques, photos, accrochés à des patères, posés sur un coin de chaise : bientôt un jeune homme romantique, bientôt une jeune fille amusée. Menue, vive, avec ou sans masque, Geneviève de Kermabon a 15 ans, 20 ans, garçon ou fille, ou pétillante grand-mère – pour un souvenir d’une adolescence d’un autre temps – avec la même crédibilité.

 

« La première fois, ça a duré 6 secondes, il était trop désolé,
mais moi j’men fous, des premières fois, y’en aura des tas »

Il y a de la fraicheur et du sérieux – car les sentiments et le sexe peuvent être choses très sérieuses ! – dans ces mots adolescents. Il y a aussi des dévoilements inattendus, touchants ou cruels. A un Robin figuré par un portrait du Caravage, sa mère déboussolée : « je préférerais te voir mort que pédé » « alors si c’est ça, je vais choper le SIDA ». Un bref et dur silence.

Marionnettes, masques, mise en scène joueuse, interprétation décalée : ainsi portée, la parole peut s’adresser autant aux adolescents qu’aux adultes, et être sans inhibitions, spontanée, sans que jamais l’on se retrouve voyeur malsain, déplacé. La finesse de jeu de l’actrice, la justesse et la malice de son regard sans jugement, au contraire, nous font spectateur attentif et sensible de ce portrait aux multiples facettes, tendrement humain.

 

ENCORE UNE NUIT ET JE SERAI TROP VIEILLE – spectacle vu le 14 juillet 2016
À l’affiche du théâtre Les 3 Soleils
Un spectacle conçu et interprété par Geneviève de Kermabon

Face au Gorille

Il entre dans la salle par une porte dérobée et nous surprend, nous, public, immédiatement. Un gorille en redingote et haut de forme, très chic, vient nous saluer et entreprend, au pupitre dressé devant nous, de nous entretenir de son bien curieux destin.

Capturé dans la forêt africaine, enfermé dans une caisse à bord d’un cargo, il a traversé les océans pour venir jusqu’à nous. Et pour sortir de sa condition de gorille, on lui propose de devenir un homme. Le Gorille-conférencier nous conte alors son apprentissage : serrer une main, boire de l’alcool, dire bonjour…mais, surtout, être un humain : apprendre les sentiments, apprendre à être sociable, apprendre les différences, les bassesses, les compromissions. Apprendre, surtout, à être un autre, et à être accepté comme tel par la communauté des humains.

Le Gorille Brontis Jodorowsky
©Adrien Lecouturier

« Pour les humains, la place d’un singe est dans une cage. Eh bien, alors, voilà : j’allais cesser d’être un singe… »

Alejandro Jodorowsky, dont on connait l’œuvre foisonnante, a pris la nouvelle de Kafka comme point de départ à une réflexion assez vertigineuse et bougrement efficace sur l’absurdité de notre condition. Son fils, Brontis, incarne ce Gorille. Rarement le terme « incarner » avait été plus juste pour définir ce que réalise ce comédien accompli. Perruqué, grimé, cravaté, il nous apostrophe, nous prend à parti, nous interpelle. Il saute, bondit, mime, danse. Quelque fois, ses instincts de Gorille se réveillent, mais l’humanité reprend malgré tout le dessus, à moins que ce ne soit l’inverse… l’homme derrière le Gorille ou le Gorille derrière l’homme ? Qui triomphera ? Brontis nous renvoie la question, en nous transperçant plusieurs fois au cours de ce spectacle de son regard hypnotique. Mais tout cela, avant tout, n’est que théâtre. Et grand théâtre.

Le Gorille

Ce Gorille a déjà triomphé près de 300 fois en France et à l’étranger : il reste encore quelques dates à Avignon pour le découvrir ou le revoir.
1 – Brontis Jodorowsky, qui a travaillé au Théâtre du Soleil, a une maîtrise incroyable de son corps. Il produit, pendant plus d’une heure, une performance scénique proprement hallucinante.
2 – L’adaptation d’Alejandro et Brontis Jodorowsky de la nouvelle de Kafka « Compte-rendu à une académie » est vivante et dynamique : ce gorille nous aura littéralement capturés à son tour.
3 – Cette harangue fiévreuse est un de ces spectacles que l’on n’oublie pas : il renvoie à la vacuité de nos pauvres existences d’humain…qui seraient encore plus ternes sans des spectacles de cette qualité.

LE GORILLE– spectacle vu le 25 juillet 2016 au Théâtre des 3 Soleils / Avignon Off 2016.
Un spectacle d’Alejandro et Brontis Jodorowsky d’après une nouvelle de Franz Kafka (Compte-rendu à une académie)
Avec : Brontis Jodorowsky

Le Monde de Rita… ou comment “kniter” (tricoter) sa Joie

Certaines pièces vous touchent en plein cœur… Ce fut mon cas et celui du public (appelé « Jojo » par Clémentine Célarié) lors de cette hallucinante et interactive création humaine et artistique. La comédienne, seule en scène (enfin, dans le monde visible) nous fait vivre un voyage symbolique dans l’unique but de réveiller en nous l’enfant intérieur – «Inside puppet». Elle permet ainsi une reconnexion à notre capacité d’émerveillement intime.
Comme tout voyage en terre nouvelle ou oubliée, une langue locale est en vigueur : il s’agit ici du «chkloukign » qui nous sera enseigné au cours de cette séance spirituelle.

Le ravissement produit est lié notamment à l’évocation de multiples rites réels ou imaginaires. La récipiendaire en expérimente plusieurs sous nos yeux avant d’accéder à son essence personnelle. La purification par l’eau atteint un paroxysme d’humour. Vous l’aurez compris : l’artiste a mis son ego dans la poche d’une des centaines de vestes présentes sur scène. Elle a choisi de rire d’elle-même afin de nous faire évoluer…

L’esthétisme et l’efficacité du spectacle sont offerts par Denis Koransky : une fois encore, il donne une âme aux objets inanimés grâce à une création lumières époustouflante.
La générosité de Clémentine Célarié transpire par tous les pores de sa peau dans une pièce où elle se met à nu. Son engagement est total. Corps, cœur, esprit : Rita donne tout de sa vie. Peurs, amours, doutes, fragilités : elle transmet avec humilité et dérision des enseignements et recettes pratiques pour se ressourcer, « se repulper le bulbe », comme par exemple la position du poirier que la comédienne yogi tient à la perfection.

Cet objet théâtral (qui convoque aussi le chant et la danse) germe, s’éveille, éclot et s’envole sous les yeux d’un public ébahi. Une pièce difficile à nommer, et c’est tant mieux. Une expérience initiatique ne se décrit pas : elle se vit.
Courant 2017, partez à la rencontre de Rita. Grâce à sa tournée, offrez-vous la liberté d’être émerveillé par vous-même !

Magali Rossello

 

 

«Le monde de Rita» de Clémentine Célarié – spectacle vu le 22 juillet 2016 au Théâtre du Chien qui fume à Avignon
Assistant à la mise en scène : Pierre Hélie
Création Lumières : Denis Koransky

Ma folle otarie : voyage en imaginaire

Il est là, tout frêle, tout fin, un peu pâlot, droit sorti d’une BD de Sempé. Un petit bout d’homme pour incarner un personnage passe-partout, un “nobody”, le plus ordinaire des plus ordinaires des hommes.

Très vite, cependant, quelque chose l’arrache de cette normalité maladive. Sous nos yeux -ouverts ? fermés ? – il se trouve confronté à un problème aussi énorme que singulier. Un problème lié, non pas à de simples et banales histoires de fesses mais à ces dernières, tout bêtement. À ses fesses, oui. Son postérieur, son cul, son derrière, son popotin, son arrière-train se met à doubler, tripler, décupler de volume sous nos mirettes ébahies qui jamais n’ont contenu telle circonférence – 5 à 6 mètres, incroyable, imbattable, inouï.

Ma folle otarie Pierre Notte Brice Hillairet

“Ma folle otarie, c’est avant tout l’histoire d’un homme sans folie” – Pierre Notte

Alors forcément, lui que personne ne remarquait, tout le monde s’empresse de le moquer. Jusqu’à l’entraîner bien loin, dans une fuite désespérée. Jusqu’à lui faire souhaiter la mort. Seule une otarie lui portera secours, le sauvera du suicide et lui montrera le chemin d’une résilience douce et aérienne.

Fable philosophique, ode à la vie et à l’amour, manifeste pour la différence, plaidoyer contre l’indifférence, aventure poétique et ludique, invitation au voyage, balade dans notre imaginaire, fabrique d’un rêve éveillé… Ma folle otarie est tout cela à la fois. Car la prouesse de ce spectacle est de nous faire voir tant de choses qui n’existent pas, en tous cas pas sur scène. Le plateau est dépouillé, dénudé, dénué de tout artifice, de tout décor, immaculé, vierge, nu, désert. Plein de vide et pourtant prêt à tout et tant nous offrir. Des fesses monstrueuses d’énormité de notre anti-héros à son amie l’otarie moustachue, de l’homme-tronc protecteur à la sale gamine au vélo rouge, du marbre glacial d’une tombe à une rame bondée de métro, d’une plongée en eaux profondes à une envolée pétaradante… Le décor et les personnages se construisent et grandissent dans notre cerveau avant de se déposer sous nos yeux. Et l’on réalise à quel point notre imaginaire est capable de prouesses encore insoupçonnées.

L’écriture de Pierre Notte, toujours tendre, drôle, sensible, intelligente et délicatement poétique donne sa voix à un formidable interprète. Comme ça, l’air de rien, sans crier gare, sans costume, dans une voix quasi monocorde, Brice Hillairet nous invite à percevoir l’énormité de son cul, mais surtout l’immensité de notre imagination.

 

Ma folle Otarie – spectacle vu le 24 juillet 2016 au Théâtre des Halles
Texte, mise en scène et chanson : Pierre Notte
Avec : Brice Hillairet

Kennedy : les Damnés de l’Amérique

19 Mai 1962 : dans la tête de JFK. On a beaucoup parlé des Damnés de Visconti/Van Hove pendant le festival d’Avignon 2016. Tous les jours à 15h, jusqu’au 30 juillet, le Chêne Noir nous donne l’occasion de pénétrer dans une autre légende noire familiale : celle des Kennedy.
Nous sommes le 19 Mai 1962, dans une suite d’un luxueux hôtel new yorkais. Marylin Monroe vient de susurrer à la tribune, en Mondovision, un Happy Birthday aussi sensuel qu’éméché. JFK, pourtant, est vite parti se réfugier en coulisses. Les crises de la maladie d’Addison dont il souffre sont de plus en plus fréquentes. Et ce soir, derrière l’apparence d’une fête d’anniversaire parfaitement réussie, se cachent l’intolérable souffrance d’un Président et les démons d’une famille.

Bobby (Dominique Rongvaux) a beau tenter de raisonner son frère de président (Alain Leempoel) : John ne veut pas entendre parler d’un retour sur scène. La douleur dans son dos est une vraie torture ce soir, et aller serrer toutes les mains qui l’attendent, qu’elles soient soumises, admiratives, ou déjà conspiratives, est au-dessus de ses forces. De plus, très vite, apparaît une jeune femme à l’identité mystérieuse (Anouchka Vingtier) mais à(aux) apparence(s) pourtant familière(s). Qui est-elle ? Que veut-elle ?

KENNEDY
©Aude Vanlathem

“Si JFK n’a pas commandité son propre assassinat, qu’a-t-il fait pour éviter la balle fatale ?” (Thierry Debroux)

C’est là tout l’astucieux parti pris de l’auteur belge Thierry Debroux (par ailleurs directeur du Théâtre Royal du Parc à Bruxelles) : et si, finalement, l’issue fatale de JFK était moins due à Oswald, à Castro, à la Mafia… qu’à un acte manqué porté par JFK lui-même, un rendez-vous inéluctable avec le destin d’un homme et d’une famille ? Dans ce huis-clos habilement mené, on (re)découvre la face cachée de John : les relations ambigües avec son cadet, Bobby, la raison d’un appétit sexuel presque maladif, le pacte passé avec Jackie… On regrettera, peut-être, ça et là, un texte un peu trop foisonnant et didactique, voulant jouer avec toutes les composantes de « l’imagier Kennedy ». On sort de cette suite d’hôtel ému et touché d’avoir assisté à un bout d’Histoire américaine…même si celle-ci est totalement inventée : elle est très justement restituée grâce à un travail théâtral parfaitement maîtrisé.

Kennedy Anouchka Vingtier

Le théâtre ne s’était pas si souvent emparé de la légende des Kennedy : c’est chose faite, et c’est chose bien faite.

1 – La mise en scène de Ladislas Chollat est précise, soignée et, comme souvent, cinématographique. L’intégration de vidéos d’archives projetées sert le récit en y amenant même une certaine émotion.
2 –Les trois personnages joués par les comédiens sont très profondément ancrés dans notre imaginaire collectif : pourtant, ils parviennent à les incarner avec beaucoup de justesse, sans les imiter.
3 – Sous l’enveloppe parfaite des Kennedy se cachait un côté très obscur : beaucoup d’ouvrages ont révélé l’envers du mythe. Cela offrait un « ferment dramaturgique » idéal que Thierry Debroux a efficacement utilisé.

KENNEDY– spectacle vu le 22 juillet 2016 au Théâtre du Chêne Noir.
Une pièce de Thierry Debroux
Mise en scène : Ladislas Chollat
Avec : Alain Leempoel, Dominique Rongvaux, Anouchka Vingtier
Reprise parisienne prévue la saison prochaine