Cyrano version Pitoiset-Torreton : comme une évidence…

 

Cyrano de Bergerac – spectacle vu le 15 mai 2016
A l’affiche du Théâtre de la Porte Saint-Martin jusqu’au 29 mai 2016
Mise en scène : Dominique Pitoiset
Dramaturgie : Daniel Loayza
Avec : Philippe Torreton, Hervé Briaux, Adrien Cauchetier, Antoine Cholet,Tristan Robin Patrice Costa, Gilles Fisseau, Yveline Hamon, Jean-François Lapalus,
Bruno Ouzeau, Julie-Anne Roth, Luc Tremblais, Martine Vandeville, Pierre Forest

 

Cyrano Philippe Torreton
© Brigitte Enguerrand

 

Courez ! Que dis-je, ruez-vous au Théâtre de la Porte Saint-Martin si vous n’avez pas encore vu l’incroyable panache de Philippe Torreton en Cyrano de Bergerac ! Après un succès considérable à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en 2013, et une longue tournée en France, le public ne se lasse pas d’acclamer cette audacieuse mise en scène.

Le décor est planté : des chaises et des tables blanches sous la lumière blême d’une rangée de néons ; nous sommes dans un hôpital psychiatrique. L’idée parait folle, mais elle est intelligemment menée. Le texte nous parvient à merveille, révélant l’incroyable modernité de l’écriture d’Edmond Rostand.

 

Cyrano Philippe Torreton
© Brigitte Enguerrand

 

Philippe Torreton ne verse pas dans l’excès : le Cyrano qu’il incarne est dépourvu de lyrisme et d’emphase. Il s’en dégage quelque chose de pur et de radical. Les suspensions et les silences que l’acteur donne au texte nous en renvoient toute la subtilité… Ses partenaires de jeu ne tombent pas non plus dans une caricature, leur fragilité est délicate et le travail des corps, remarquable.

Frappant hommage au théâtre, art du vivant et de l’être vivant, et rien ne vaut finalement « être libre, avoir l’œil qui regarde bien, (et) la voix qui vibre ».

Britannicus, Néron et… Dominique Blanc

Britannicus – spectacle vu le 8 mai 2016
A l’affiche de la Comédie-Française jusqu’au 23 juillet 2016
Mise en scène : Stéphane Braunschweig
Avec : Clotilde de Bayser, Laurent Stocker, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, Benjamin Lavernhe, Dominique Blanc et les élèves-comédiens de la Comédie-Française

 

“Et ton nom paraîtra, dans la race future, – Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.” – Britannicus, Jean Racine

 

Une porte immense et immaculée en avant-scène. Une porte posée, là, qui ne clôt aucun espace. Une porte seule, sans mur aucun. Une porte qui disparaîtra plus tard mais qui, pour l’heure, dévoile une Agrippine qu’on attendait depuis longtemps. Car il nous aura fallu de la patience, à nous autres fidèles spectateurs du Français. Qui avions eu la bonne surprise de voir Eric Ruf confier à Stéphane Braunschweig la mise en scène de Britannicus. Qui avions appris l’engagement de Dominique Blanc au sein de la troupe, dont le premier rôle serait celui d’Agrippine. Qui avions découvert plus tard le reste de la distribution. Georgia Scalliet en Junie, Laurent Stocker en Néron, Stéphane Varupenne en Britannicus, Benjamin Lavernhe en Narcisse, Hervé Pierre en Burrhus – l’affiche faisait déjà rêver.

Le résultat est à la hauteur de l’attente. D’abord parce que la mise en scène du tout nouvel administrateur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe est précise, fluide, accessible, soignée, léchée, esthétique et concrète. Dans un décor ultra contemporain – immense table ornée de chaises en cuir et moquette “rouge puissance” – se dressent ces fameuses portes, symboles des coulisses du pouvoir.

 

Britannicus_Dominique-Blanc-Hervé-Pierre-Clotilde-de-Bayser-Comédie-Française
© Brigitte Enguerrand – collection Comédie-Française

 

Le résultat est là parce que Dominique Blanc est une immense tragédienne. Le personnage d’Agrippine évolue énormément tout au long de la pièce, ce qui permet à la nouvelle pensionnaire de dévoiler la palette inouïe de son jeu. Préoccupée par le changement de son fils, ambitieuse, possessive et craignant de ne plus exercer sur Néron l’autorité d’antan, elle cherche la meilleure alliance possible. Vaut-il mieux s’unir au fils de son second mari, Britannicus – un Stéphane Varupenne touchant de sincérité ? Ou bien à Burrhus, le gouverneur de Néron – formidable Hervé Pierre, tout en mansuétude et humanité ?

Le long plaidoyer-réquisitoire de l’acte IV, au cours duquel Agrippine tente d’obtenir la libération de Britannicus par Néron, est le point culminant de la pièce. Car pour tenir tête à Dominique Blanc, il ne fallait pas moins que le remarquable talent de Laurent Stocker. Ce “monstre naissant”, tel que le décrit sa propre mère, ce Néron assoiffé de pouvoir, prêt à tout pour le conserver, y compris faire assassiner son demi-frère. D’un point de vue plus psychologique, Stéphane Braunschweig veut montrer que “l’impossibilité d’obtenir l’amour de sa mère se retourne en haine”.

 

Britannicus Laurent-Stocker-Stephane-Varupenne-Comédie-Française
© Brigitte Enguerrand – collection Comédie-Française

 

Laurent Stocker campe un Néron comme pris au piège de son propre destin. Sous l’influence de Narcisse – Benjamin Lavernhe, glacial de détermination et de duplicité – il va commettre des crimes qui le dépassent : enlever Junie (la touchante Georgia Scalliet), se parjurer face à sa mère, emprisonner puis assassiner Britannicus. Laurent Stocker laisse percevoir un personnage qui est tout sauf manichéen. Comme le sont et le seront toujours les tyrans de son espèce.

Stéphane Braunschweig et Dominique Blanc font tous deux leur entrée dans la maison de Molière, leur Agrippine est au centre d’un spectacle très réussi 

1 – La scénographie traduit parfaitement le souhait de Stéphane Braunschweig de transposer la tragédie de Racine dans les coulisses d’un pouvoir façon “House of Cards” .
2 – Autour d’une nouvelle pensionnaire transcendante, les comédiens du Français nous livrent un jeu précis, nuancé, fluide, incisif et saisissant.
3 – Ce texte écrit en 1669 semble d’une terrible actualité, dans sa version  “braunschweigienne” 2016.

LeVideEssaideCirque Monfort

Le Vide essai de cirque : un vertige de sens et de frissons

Le Vide essai de cirque – spectacle vu lundi 9 mai 2016
A l’affiche du Monfort Théâtre jusqu’au 21 mai 2016
Spectacle écrit par Fragan Gehlker, acrobate à la corde
Alexis Auffrey, création musicale et régie de piste
Maroussia Diaz Verbèke, dramaturgie

“L’impossible, nous ne l’atteignons pas, il nous sert de lanterne.” – René Char.

Monter, descendre, monter, descendre. Un homme, une corde. Monter, descendre, monter encore. Tomber, se relever.

C’est un Sisyphe acrobate que l’on voit se confronter au danger du vide, au défi de la corde, à la réalité concrète des obstacles scéniques qui ne cessent de s’imposer à lui. Infiniment il grimpe, tombe et se relève sans relâche, sans ciller, il persévère. Absurdité circassienne, humour aussi, absurdité de la vie dans cette relecture du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus.

On passe une heure intense à retenir son souffle avec cet homme – personnage aussi presque Beckettien – qui côtoie ces 18 mètres de vide sous lui. Au rythme d’un violon et de silences. Et avec autant de dextérité. Le son des lourdes cordes qui s’abattent sur le sol n’est pas sans rappeler parfois l’implacabilité du réel et de la vie.

 

Le Vide essai_de_cirque_Monfort
© Perrine Cado

Se confronter au néant, repousser ses propres limites, atteindre des sommets, et pourtant se heurter au réel, voilà le défi et la condition de l’homme.

Belle interrogation sur la vie, sur comment se sentir vivant et trouver de la joie dans ce vertige.
C’est beau, ça fait frissonner, c’est intense, ça met en joie, allez-y : plongez dans le Vide !

ELECTRONIC KIT PRESS

LaDerniereBandeJacquesWeber

La Dernière bande à l’Œuvre… Bobine ! Bobiiiine !

La Dernière bande de Samuel Beckett – Spectacle vu le 16 avril 2016
A l’affiche du Théâtre de l’Œuvre jusqu’au 30 juin 2016
Mise en scène : Peter Stein
Avec Jacques Weber

 

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Dans cette courte pièce écrite par le prix Nobel de Littérature à l’âge de 52 ans, nous sommes projetés dans les derniers moments de vie de Krapp, écrivain âgé, myope et dur d’oreille. Il se remémore des souvenirs enregistrés depuis 30 ans, à sa date anniversaire sur un magnétophone d’époque.

Cette pièce est jouissive et tendue par de multiples paradoxes, liés tant à l’écriture de Samuel Beckett qu’à l’incarnation voulue par Jacques Weber et Peter Stein.

Le début de ce monologue se déroule sans que le comédien –travesti en clown, grâce aux costumes d’Annamarie Heinrich et au maquillage de Cécile Kretschmar, Jacques Weber est méconnaissable- ne prononce un seul mot, se livrant à un rituel de dégustation de bananes et de recherche de bobines dans un immense bureau –décor majestueux et épuré de Ferdinand Wögerbauer. Le public devient immédiatement le geôlier de cet animal qui lui renvoie l’image de sa propre prison !

 

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Le souvenir de la balade en barque avec une jeune amoureuse va hanter par trois fois l’esprit du vieil homme et là-encore ce sont les oppositions entre les différentes temporalités qui nous prennent aux tripes : le corps de l’homme affaibli, alcoolique, tordu entre deux quintes de toux, se confrontant à la vitalité et l’exubérance des émotions amoureuses qui surgissent sous nos yeux !

Enfin, l’histoire est rythmée par un humour imprévu, lié à des ruptures de langage et des mots qui sortent de nulle part ; la danse dans laquelle Krapp nous entraîne pour reconnaitre le mot « viduité » est une pure délectation.

Enfin, Jacques Weber est un Maître accompagné par un autre Maître Peter Stein.

Alors, pas d’hésitation, allez rembobiner la bande au Théâtre de l’Œuvre, et ce pour la dernière pièce programmée par son Directeur Frédéric Franck !

Magali Rosselo

 

L’Avare, version dynamite de Ludovic Lagarde

L’Avare – spectacle vu le 23 avril 2016 à la Comédie de Reims.
Voir les dates de tournée ici
Mise en scène : Ludovic Lagarde
Avec : Laurent Poitrenaux, Christèle Tual, Julien Storini, Tom Politano, Myrtille Bordier, Alexandre Pallu, Marion Barché, Louise Dupuis

La peste soit de l’avarice, mais pas de cet Avare-là !

Harpagon est dans l’import-export et il a transformé sa maison en entrepôt pour garder sous les yeux sa marchandise : des dizaines de caisses, palettes, boîtes, s’amoncellent sur le plateau. Mais aujourd’hui, on lui a donné du « cash », qu’il a dû dissimuler dans son jardin. Angoisse insupportable, le jour où il doit annoncer son mariage avec la jeune Marianne…

C’est l’une des nombreuses grandes idées de Ludovic Lagarde, qui s’empare de ce classique en le transposant dans notre siècle actuel. Ce qui est toujours un défi : les exégètes ronchons s’interrogent souvent sur l’utilité de ce qui peut être perçu comme une coquetterie. Il n’est en rien ici !

Tout au long de ces 2 heures 40, on entend Molière sous un jour inédit, grâce aux efficaces trouvailles qui en soulignent le sens… Au point qu’on se demande souvent si le texte n’a pas été réécrit, tant il semble coller à ces partis-pris de mise en scène. C’est ici que la magie survient : pas une ligne n’a été modifiée (à l’exception de la toute fin, allégée), et tout fonctionne à merveille.

 

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©Pascal Gély

La troupe de comédiens réunie par Ludovic Lagarde a l’énergie communicative. Il faudrait tous les citer, mais on retiendra Alexandre Pallu, qui compose un hilarant Valère, lèche-bottes et manipulateur, Myrtille Bordier, qui campe une Elise à la limite de la bipolarité, et Louise Dupuis, formidable Maître Jacques, tenancière de food-truck, toute en irrévérence gouailleuse.

Et puis, bien sûr, il y a Laurent Poitrenaux. Il virevolte, il sautille. Il éructe, il minaude. Il s’agite, il s’étire. Il terrorise son petit monde, tout en souffrant au plus profond de son propre avarice. Il exploite au mieux la palette infinie de son jeu et de son corps élastique pour nous proposer un Harpagon halluciné, emprisonné dans sa folie violente, absurde sans être mortifère, presque flamboyante. Ce soir-là, à la Comédie de Reims, les 700 spectateurs se sont levés d’un seul homme pour une longue ovation. Et cet hommage unanime, rare sur une scène nationale, était payé comptant.

Cet Avare a été créé en octobre 2014 à la Comédie de Reims et a beaucoup tourné depuis : la centième n’est pas loin, d’autres dates sont à venir en Province et c’est tant mieux !

1 – Les trouvailles de Ludovic Lagarde et de ses comédiens ne sont jamais gratuites et on entend le texte de Molière comme rarement.
2 – Laurent Poitrenaux, hallucinant Harpagon, chef d’entreprise et de famille, mène une troupe à l’énergie communicative.
3 – Il est réellement incompréhensible qu’aucune scène nationale parisienne n’ait encore programmé cet Avare…il est encore permis d’espérer.

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SurLesCendresEnAvant Pierre Notte

Sur les cendres en avant : la grande fête macabre de Pierre Notte

Sur les cendres en avant – Spectacle vu le 20 avril 2016
A l’affiche du Théâtre du Rond-Point jusqu’au 14 mai 2016
Texte, musique et mise en scène : Pierre Notte
Avec : Juliette Coulon, Blanche Leleu, Chloé Olivères, Elsa Rozenknop
Au piano : Donia Berriri

Une grande fête macabre et joyeuse sur la question du voisinage”C’est en ces termes que Pierre Notte résume son dernier spectacle.

En cette fin avril 2016, à l’heure où Paris est gris, triste et froid, il est un endroit où se ressourcer et reprendre espoir. Oublier ses tracas le temps d’une parenthèse (en)-chantée… Rendez-vous au Théâtre du Rond-Point, salle Jean Tardieu. Ne soyez pas effrayé par les gravats et décombres qui jonchent la partie droite de la scène. De ces débris, de ces ruines, de ces cendres naîtront des trésors.

Pour raconter un drame de voisinage, Pierre Notte convie sur scène quatre femmes plus ou moins cabossées par la vie. D’abord, il y a Mademoiselle Rose, celle qui reste assise au milieu de ses meubles calcinés. Celle qui n’a que ses jumeaux à la bouche, mais de jumeaux point de trace. Celle qui feint d’ignorer que la cloison a brûlé. Parce qu’elle serait contrainte d’adresser la parole à sa prostituée de voisine. Il y a donc aussi Macha, la putain, qui n’a trouvé d’autre moyen pour subvenir aux besoins de sa sœur Nina. Nina, l’adolescente rebelle en mal de figure paternelle. Nina qui cherche de façon quasi obsessionnelle son épluche-légumes. Nina qui veut de jolies jambes fines de danseuse.
Et puis, surgie sans crier gare et armée jusqu’aux dents, il y a cette femme trompée, jalouse, prête à tout pour sauver son honneur et récupérer son homme.

 

Sur les cendres en avant_2
© Giovanni Cittadini Cesi

Comment ces quatre destins brisés, désespérés parviendront-ils à former un quatuor aussi harmonieux ?
Simplement, l’air de rien, sur des airs spontanés et faciles.
En chansons, en ritournelles, en rengaines et leïtmotivs.
Naturellement, grâce à la poésie instinctive de Pierre Notte qui a su créer cet objet théâtral drôle, tendre, grinçant, léger, pétillant et joliment optimiste.

Au Rond-Point, jusqu’au 14 mai ce ne sont pas les cendres qui vous réchaufferont le coeur, mais les airs d’une truculente comédie de voisinage :

1 – Pierre Notte souhaitait contrebalancer l’aspect très simple et quotidien de l’écriture par la musique et la chanson : pari gagné !
2 – Les quatre comédiennes sont toujours justes, le chant n’altérant pas leur jeu : challenge relevé !
3 – Au final, on sort léger, optimiste, joyeux et réchauffé : soirée gagnée !

 

Les Fureurs d’Ostrowsky : portrait de famille à l’hémoglobine

Les Fureurs d’Ostrowsky – spectacle vu le 20 avril 2016
À l’affiche du Théâtre de Belleville jusqu’au 22 avril – puis au Théâtre Gilgamesh (ex-Girasole) à Avignon du 7 au 30 juillet.
Texte Gilles Ostrowsky et Jean-Michel Rabeux
Délire mythologique
D’après (très très lointainement) la terrible histoire des Atrides
Mise en scène Jean-Michel Rabeux
Avec Gilles Ostrowsky

Au sujet du sang, et du théâtre

Enfermé dans une haute cage aux barreaux solides, un boucher lunaire et sanguinolent surgit de derrière un étal/autel – car il sera beaucoup question de boucherie et de dieux dans cette histoire…

L’habit ne fait décidément pas le moine, et c’est un Gilles Ostrowsky paré comme à la plage, tongs, short, chemisette à fleurs, qui va s’emparer de la fresque sanglante des Atrides, l’engloutir, la mâcher, plus ou moins la digérer (tous ces meurtres fatiguent l’estomac et mettent les nerfs à vif), et nous la restituer, passée au filtre de son corps élastique. Condensée ainsi, projetée en un langage très actuel, la tragédie des Atrides, dans ses répétitions, ses excès, sa réinvention perpétuelle du pire, prend des allures de farce burlesque.

Rabeux a étudié la philo ? Ostroswky a œuvré comme clown ? tous deux en ont gardé le goût de la rébellion et du paradoxe, le “goût du non” (dit de lui-même Rabeux) et du rire fou.

La mise en scène (se) joue des codes du cabaret, du music-hall, du grand-guignol, nous mitonne du brutal, du trivial, pour faire surgir l’universel, le tragique, nous le faire empoigner par le rire et l’effroi.
Avec quelques articles de carnaval, vaguement grotesques, un casque de soldat antique en plastoc, des litres d’hémoglobine, des têtes de poupée, dans l’arène de sa cage ceinte de lumières minimales et précises, avec la virulence du texte pour transe, la liberté de jeu d’Ostrowsky semble sans bornes. Et Ostrowsky-Atrée, Ostrowsky-Agamemnon, Ostrowsky-narrateur lance à plusieurs reprises à son auditoire “imagine !” – “imagine, comment fait-on pour cuisiner des enfants, on n’a pas de recettes, imagine, le père avec son masque, imagine, la mère avec sa hache, imagine, le doute, imagine, le remords !”. “Imagine” : incantation magique ! On est bien au théâtre, et c’est bien un art vivant, où tout est vivant, l’auteur, le personnage, le passé, le futur, l’acteur, le spectateur !

 

LesFureurs@RonanThenadey
Gilles Ostrowsky © Ronan Thenadey

Ostrowsky prévient en “note d’intention “de toute façon on sait tous que les morts parlent très bien au théâtre et là on va pas se priver, on va les faire parler les morts !”. Alors ça jacte, ça gueule, ça geint, ça fredonne et ça impréque, de génération en génération, ça trahit et ça maudit, tout ça sort d’Ostrowsky, les paroles des morts, les paroles des vivants, celles des vivants qui vont transformer des vivants en morts, même celles des chèvres et des bébés qui ne se doutent encore de rien, le texte déboule comme un torrent, avec ses tourbillons, ses chutes, élans de fureurs, blagues incongrues, et parfois un étalement apaisé.

Et si le beau et le bizarre fraient toujours ensemble, cet étrange moment suspendu où Ostrowsky se métamorphose en Clytemnestre, la femme meurtrie, lente mue commençant en se perchant sur des hauts talons instables, ce moment est sûrement un de leurs rejetons, fragile, biscornu, et bizarrement beau.

La folie comme remède à la folie

Le mur de la cage va s’abattre, et Oreste, petit-fils d’une lignée de meurtriers, infanticides, traîtres, va pouvoir se libérer du joug de la destinée familiale. “Comme tous et comme toujours, il trempe son épée dans le sang familial, mais là, c’est celui de la mère, et, gronde Ostrowsky mécontent qu’on puisse en arriver là, ça, ça ne pardonne pas : il va pouvoir devenir complétement fou”.

Ostrowsky et Rabeux eux-mêmes se libèrent de la mythologie antique pour offrir à Oreste une porte de sortie, et c’est par quelques pas de danse tâtonnants, sur les notes acidulées de Raindrops keep fallin’ on my head, qu’Oreste va s’échapper définitivement.

Le spectacle n’est plus à l’affiche au Théâtre de Belleville que quelques jours, mais, Parisiens, il n’est pas trop tard. Allez-y ce soir, à 20h30 vous êtes sortis, pile pour le dîner. Et il reprend à Avignon pour le festival, salle Guilgamesh. Guettez-le.

 

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Compagnie au Studio-Théâtre : “Soyez câlins !”

Compagnie de Samuel Beckett – Spectacle vu le 16 avril 2016
A l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française jusqu’au 24 avril 2016
Conception et interprétation : Christian Gonon
Collaboration artistique et dramaturgie : Pascal Antonini
Lumières : Julien Barbazin

 

“Compagnie”, écrit par Samuel Beckett 9 ans avant sa mort, a été joué en 1984 par Pierre Dux, avec une mise en scène de Pierre Chabert. L’auteur irlandais qui, de façon générale, ne voulait pas expliquer intellectuellement son œuvre, s’était néanmoins livré à cette confidence : “Soyez câlins avec ce texte !”.

Aujourd’hui, c’est Christian Gonon qui nous offre cet objet théâtral difficilement identifiable ; une heure de spectacle sépare la première phrase : “Une voix parvient à quelqu’un dans le noir. Imaginer” de la dernière : “Seul”. Dans cet intervalle, nous remontons le temps et partageons différents souvenirs de l’enfance de l’écrivain : naissance, relation aux parents, transport amoureux, soin d’un animal. La solitude et la finitude de la condition humaine sont abordées via des mots réalistes et crus.

 

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©Vincent Pontet – coll. Comédie-Française

 

Le mental-seul n’est pas de la meilleure compagnie pour réaliser ce voyage initiatique et accepter ce saut dans le vide qui nous interroge sur le sens de notre propre vie !

Christian Gonon, seul en scène, apporte délicatesse par rapport aux mots et aux silences, humour pudique et sensualité à ce puissant travail de dissection de l’âme humaine, préparé avec Pascal Antonini, depuis plusieurs mois.

En ne retenant qu’une phrase, Christian Gonon choisit de nous dire : “Si tes yeux venaient à s’ouvrir, le noir s’éclaircirait“.

“Compagnie” est superbe –les lumières en clair/obscur favorisant le regard intérieur-, déconcertant et hypnotisant ! Courez-y !

Magali Rosselo

 

La ménagerie de verre_1

La Ménagerie de verre, “trip in memory”

La Ménagerie de verre – Spectacle vu le 14 avril 2016
A l’affiche du Théâtre de la Colline jusqu’au 28 avril 2016
De Tennessee Williams – Mise en scène Daniel Jeanneteau
Avec : Solène Arbel, Pierric Plathier, Dominique Reymond, Olivier Werner

Comment déposer les bribes d’une mémoire sur un plateau de théâtre ? Daniel Jeanneteau y parvient à merveille, nous offrant un spectacle d’une absolue beauté.

Daniel Jeanneteau est arrivé à La Ménagerie de verre par le biais d’une commande lancée par le Centre culturel de Shizuoka, près de Tokyo. Lui qui pensait a priori ne pas aimer la pièce découvre une écriture singulière, basée sur un effet de distance avec le réel. “The play is memory” : c’est ainsi que Tennessee Williams présente lui-même son œuvre. Dans la mémoire, tout peut être exagéré ou éludé. Le monde est forcément affecté par la charge affective et émotionnelle liée aux souvenirs.

Tenter de restituer ce qu’est un espace intérieur : c’est précisément ce challenge que Daniel Jeanneteau a souhaité relever, cette difficulté à laquelle il a aimé se frotter. Le résultat, qui peut sembler déroutant si l’on n’accepte pas ce principe de départ, permet de pénétrer dans les différentes couches de souvenirs de Tom. En fonction des bribes qu’il nous raconte et de leur acuité respective, la densité des personnages évolue. Daniel Jeanneteau offre ainsi aux quatre comédiens l’occasion de déployer une vaste palette de jeu. Toujours inouïe sur un plateau, Dominique Reymond est Amanda Wingfield, cette femme obsédée par sa jeunesse perdue, qui vit seule avec ses deux enfants adultes et va orchestrer l’éclatement de sa funeste cellule familiale.

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Personnage central, Amanda passe par tous les stades : tantôt spectrale et glaciale, tantôt extrêmement réaliste et concrète. D’un instant à l’autre, au gré de la mémoire de Tom, elle se montre violente, douce, tyrannique, intraitable, drôle, brutale, ingénue, perverse, amère, farouche, légère, frivole, charmeuse, intransigeante, impitoyable et captivante. Les trois autres comédiens ne sont pas en reste. Solène Arbel, touchante de fragilité et d’étrangeté, Pierric Plathier, son “galant” déniché par Tom pour faire plaisir à sa mère et l’excellent Olivier Werner en narrateur aux airs de Cassandre nous font voyager de souvenirs en remembrances, d’évocations en impressions. Un voyage d’une beauté rare et entière.

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En attendant une tournée et une reprise, il est encore temps d’aller découvrir cette Ménagerie si poétique et troublante :

1 – Tout est sublime sur le plateau : les effets de son et de lumière, la scénographie simple et belle – un plateau carré entouré de rideaux blancs translucides, qui apportent cette “déréalisation” souhaitée par l’auteur.
2 – Autour d’une Dominique Reymond miraculeuse, les trois autres comédiens répandent leurs propres miracles.
3 – Au bout du compte, Daniel Jeanneteau relève ce challenge de nous embarquer dans une quasi-réminiscence de Tennessee Williams.

 

 

 

 

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Phèdre(s) : lettre ouverte à Isabelle Huppert…

Phèdre(s) – Spectacle vu le 24 mars 2016 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe
A l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 13 mai 2016
De Wajdi Mouawad, Sarah Kane et J.M. Coetzee
Mise en scène : Krzysztof Warlikoswki

En sortant de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, j’ai eu envie d’écrire une lettre enflammée au monstre sacré Isabelle Huppert…

Chère Isabelle, merci d’avoir accepté d’incarner les trois Phèdres de Warlikowski. Merci d’être aussi plurielle, aussi multiple, aussi innombrable. Merci d’être incandescente, magnétique, lumineuse, hypnotique, magistrale, fascinante, envoûtante. Merci d’être une reine parmi les reines. Lorsque vous apparaissez, Aphrodite ultra sexy de Wajdi Mouawad, on devine déjà l’inoubliable soirée que vous allez nous offrir. De la déesse de l’Amour à cette figure centrale de la mythologie – Phèdre brûlante de passion pour Hyppolite, le fils de son mari Thésée – vous entrez comme par effraction dans l’imaginaire de cette légende collective, vous la violentez, vous la diffractez. Cette Phèdre surgie de la pièce Une Chienne de Wajdi Mouawad emprunte aux textes d’Euripide, Eschyle, Sénèque. Avec Mouawad, grâce à lui, vous offrez au destin de cette première Phèdre une trajectoire tout autre, un chemin vers la sexualité, la lutte et l’émancipation des femmes.

 

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©Pascal Victor

Plus tard, après que vous avez fait disparaître cette première Phèdre à coup de nœud coulant, vous faites entendre la Phèdre de Sarah Kane. Avec une force inouïe, sans doute jamais atteinte. Cette Phèdre incestueuse, charnelle, exaltée, centrée sur son désir sexuel. Cette mère maladivement jalouse de sa fille, une Strophe elle-même incestueuse née de la plume de Sarah Kane.

Un deuxième nœud coulant plus tard, vous voici métamorphosée en Elisabeth Costello, cette conférencière autobiographique mise en avant par J.M. Coetzee. Tellement différente des deux précédentes Phèdres que vous avez incarnées précédemment. Mi-cérébrale, mi-taquine, vous nous faites voyager dans un tout autre univers. Et lorsque, tout à coup, au détour de vos exposés un brin provocateurs, vous déclamez une tirade de Racine, la grande tragédienne que vous êtes nous cueille intégralement, profondément et parfaitement.

 

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Vos partenaires de scène se surpassent à votre contact. Agatha Buzek, Andrzej Chyra, Alex Deccas, Gaël Kamilindi et Nora Krief sont sublimés par votre présence. Chère Isabelle, merci de repousser à ce point les limites de ce qui peut émerger sur une scène de théâtre. Quiconque aime le théâtre est nécessairement follement éperdu de vous…