L’amour Amok
/0 Commentaires/dans Avignon, Critiques, Seul(e) en scène /par Sabine AznarOù il est question d’honneur, d’orgueil, d’amour à mort et… d’amok.
Voici un spectacle qui a déjà rencontré un énorme succès lors de sa création au Théâtre de Poche Montparnasse. Il s’agit de la toute première création de Chayle et Compagnie. Dès les premiers instants, on comprend pourquoi le bouche à oreille a fait un tel travail autour de cet Amok. Le matériau de départ n’est ni plus ni moins qu’une de ces nouvelles de Stefan Zweig dont on raffole. Amok ou le Fou de Malaisie, c’est l’histoire d’un médecin allemand parti pratiquer en Indonésie. C’est l’histoire de son amour obsessionnel pour une femme. Une passion tellement funeste que le narrateur la compare à l’amok, cet accès subit de violence meurtrière observé par de nombreux ethnologues, notamment en Malaisie. Adapter à la scène cette œuvre de Zweig constituait déjà une gageure. Décider d’en façonner un seul en scène était un pari plus risqué encore. Caroline Darnay et Alexis Moncorgé le relèvent avec brio.
©Christophe Brachet
Imposant, captivant, envoûtant, le comédien incarne avec entrain l’ensemble des protagonistes mais c’est indéniablement son personnage principal du jeune médecin fuyant la Malaisie qui nous émeut violemment. Lorsqu’il nous confie son lourd secret, lorsqu’il se dévoile, se met à nu, nous sommes conquis. Les yeux tantôt mouillés tantôt hargneux, la voix tantôt chancelante tantôt éclatante, il nous fait revivre son histoire d’amour enflammée. Peu à peu, l’air de rien, il nous entraîne dans sa chute, dans son plongeon à mort, dans son amok à lui.
Ce spectacle affiche souvent complet, il est donc préférable de réserver à l’avance car il serait dommage de passer à côté :
1 – On aime être aussi proche de ce comédien jusqu’ici méconnu : un moment rare et privilégie, pour lui comme pour nous.
2 – Stefan Zweig a souvent été mis à l’honneur sur les planches de théâtre, cette nouvelle sans doute moins connue rassemble tous ses thèmes de prédilection.
3 – La mise en scène au cordeau et les jeux de lumière pénétrants participent de la belle écoute qui règne dans la salle.
À l’affiche du Théâtre du Roi René du 6 au 29 juillet à 14h45
Mise en scène : Caroline Darnay
Avec Alexis Moncorgé
La conférence magique de Yann Frisch
/0 Commentaires/dans Critiques, Seul(e) en scène /par Stéphane AznarYann Frisch est unique. Ce magicien prodige a été champion du monde 2012 de « close up », cette discipline sans filet et sans artifices, où l’illusion, juste sous nos yeux, est encore plus vertigineuse.
Yann Frisch est multiple. Ce n’est pas qu’un magicien extrêmement doué, c’est aussi un artiste complet et un comédien accompli. Nous l’avions découvert en 2015 dans « Le Syndrome de Cassandre », qui était aussi un spectacle de magie époustouflant, mais surtout un grand moment de théâtre. Depuis, nous guettons avec une fébrile impatience chacune de ses nouvelles créations.
Yann Frisch ne fait décidément rien comme les autres. Plutôt que d’occuper l’une des salles du Rond-Point, il a construit un « Camion-Théâtre » qui sera son écrin pour ses prochains spectacles. C’est un théâtre itinérant, fabriqué sur mesure, presque, déjà, un tour de magie, où tous les spectateurs ont l’impression d’être au premier rang.
Yann Frisch est très jeune – à peine 28 ans – ce qui laisse songeur sur la maîtrise de son art et sur le champ des possibles qu’il lui reste à labourer. Il nous revient en ce joli mois de mai dans les jardins du théâtre du Rond-Point, dans le cadre du Festival Magie, pour ce « Paradoxe de Georges ».
© Giovanni Cittadini Cesi
« Il pleut dehors, mais je ne crois pas qu’il pleuve »
Quand on pénètre dans son antre, Yann Frisch est déjà sur le plateau. L’ambiance est très cosy, les lumières sont tamisées, le décor a des allures d’un salon du début du siècle dernier. Un microsillon tourne sur un gramophone sans âge. Une gnôle est posée sur la table – elle servira à étancher la soif du magicien et à nous faire croire (déjà une première illusion ?) qu’il joue avec l’alcool pour risquer d’être moins concentré sur son art.
Il ne faut, bien entendu, rien dire de ce spectacle d’une heure qui passe à la vitesse d’une minute. Encore une illusion, car il y aurait beaucoup à raconter.
Il s’agit ici purement de cartomagie, c’est-à-dire de tours de cartes. Mais l’on sait que Yann Frisch a l’art de la mise en scène. Le spectacle prend ainsi très vite des allures de conférence, où nous, public, serions les spectateurs attentifs d’un cours magistral sur la magie et ses diverses sous-disciplines (« ses petits artisanats », précise joliment le magicien) : dextérité, manipulation psychologie, détournement d’attention.
C’est bien entendu, une nouvelle fois, une vaste illusion car, sous couvert de nous dévoiler ses techniques, Yann Frisch nous embarque un peu plus loin dans la magie pure, sans jamais se prendre au sérieux, en restant toujours dans une proximité et une connivence qui font souvent le sel de ses créations.
Durant ce spectacle à ne pas manquer, Yann Frisch va théoriser autour du fameux paradoxe du philosophe anglais Georges Edward Moore (« Il pleut dehors, mais je ne crois pas qu’il pleuve »), nous parler de magiciens célèbres, aveugles, voire manchots ( !), et partir explorer, en nous prenant à témoin, souvent grâce à son humour absurde absolument ravageur, toutes les émotions qui nous traversent quand nous sommes confrontés à ces illusions : certains riront aux éclats, d’autres seront éberlués, certains seront même tristes, et d’autres très énervés de s’être fait attrapés.
C’est bien entendu souvent le prétexte à des tours absolument stupéfiants. On caresse alors l’idée de revenir autant de fois que nécessaire, tous les soirs, dans ce camion-théâtre, pour tenter de percer les diaboliques mystères de ces tours incroyables. Mais on laisse vite tomber cette idée saugrenue – et sûrement très coûteuse – car on se doute bien que cette initiative serait tout-à-fait vaine. Et ça, c’est aussi très énervant.
Stéphane Aznar
LE PARADOXE DE GEORGES
À l’affiche du Théâtre du Rond-Point jusqu’au 30 mai
Un spectacle de et avec Yann Frish
Sandre : La Leçon de Ténèbres d’une femme blessée
/0 Commentaires/dans Critiques, Seul(e) en scène, Théâtre contemporain /par Marie-Hélène GuérinSur une petite estrade carrée, scène de poche posée sur la scène des Métallos, un fauteuil XVIIIe, une lampe sur pied dont l’abat-jour tamise d’un or chaud la lumière; autour : la pénombre. Un lieu de confidences, un recoin de salon accueillant, bercé d’une matière sonore électronique, répétitive, languide, enveloppante.
Sous le fauteuil, des piques, stalactites et stalagmites scintillantes, dont la préciosité confère une étrange et menaçante beauté à cet espace familier lové au creux de la nuit du plateau nu.
Face à nous, Elle. Tee-shirt et pantalon de toile noirs, pieds et bras nus, c’est le comédien Erwan Daouphars qui offre sa voix et son corps à la parole de cette femme, innommée et si difficilement dicible. Le physique solide, la voix à peine allégée pour glisser vers le timbre d’une femme.
Au milieu de menus propos du quotidien, le café, les perruches qu’on appelle inséparables, la grande à qui il faut faire réciter ses leçons, un déshabillé de soie dont on rêve pour être belle, s’immisce déjà, comme une ombre rapide, une robe de chambre couverte de sang.
Solenn Denis, l’autrice, a composé ce « monologue pour un homme » pour donner la parole à des femmes qui n’en n’ont pas, et que société et individus auraient, quand bien même, du mal à entendre, tant elles sont loin, au-delà, isolées dans la nuit du tabou, les mères qui reprennent la vie qu’elles viennent de donner.
Elle cite Paul Ricoeur « La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre mais la reconnaissance du principe que la vérité m’échappe. […] Comprendre revient à donner du sens à un événement, quel qu’il soit, en vue de s’en dégager pour mieux le tolérer et ensuite le prévenir. Et c’est dans cet ordre que notre pensée doit agir. Il y va de notre santé mentale. Il s’agit de ne pas rester sidéré par un fait divers. Ce pas en arrière consiste à s’éloigner de l’horreur de l’acte pour ouvrir un espace qui fonctionnera comme une mise au point. On voit si mal quand on est collé à ce que l’on regarde ! »
Son texte est remarquable de pudeur et d’humanité, soliloque-confidence qui se déroule, s’enroule sur lui-même, revient en arrière, procède par bonds ou échos, pour déployer la vie de cette femme qui se désagrège. Cette femme fragile qui parfois se sent « sortie d’elle-même », qui préfère « sourire plutôt que répondre aux gens qu’ils veulent tout savoir », qui de renoncements en abandons, d’illusions usées en rêves délaissés, se disloque, se perd. C’est la litanie des vies simples, elle a aimé, elle a cru sa mère qui lui disait que les hommes, « ça se tient par le ventre », elle a mitonné, côtes d’agneau, ratatouilles, choux farcis, tartes tatin, elle a fait tout ce qu’il fallait faire, laver, ranger, attendre, écouter, elle a fait deux beaux enfants, elle a grossi, et quand elle a « été pleine de côtes, de farces, de tartes », elle a été encore enceinte, mais « ça s’est pas vu, personne ne pouvait le voir », et puis comment le dire au mari qui ne l’aime plus, au mari qui veut partir ?
Les souvenirs s’égrènent, enfance, jeunesse, rires, débuts de l’amour… Erwann Daouphars, comédien sensible, généreux et fin, sans pathos et d’une grande justesse, le geste économe et la présence dense, sait les teinter de tendresse, de douceur, y glisser des irisations d’amertume, des éclats d’ironie qui en soulignent la complexité…
Pendant que de l’eau sourd du lampadaire – cette eau de l’océan où une Médée d’un autre temps a jeté les membres de ses enfants assassinés, cette eau des larmes, du ventre des mères, du monde qui se dissout -, la lumière dorée de l’abat-jour se fait refuge, le comédien s’en approche comme d’un feu de cheminée bienveillant, y cherche au fond de sa part d’ombre le cri qui bouillonnera à sa bouche, encre opaque, bile noire ancestrale de la mélancolie, de la rage.
La mise en scène est discrète, miniature soignée, attentive, resserrée, tenant en équilibre sur la petite estrade carrée – et pourtant l’estrade est ceinte d’ombres et de lumières (création subtile et précise de Yannick Anché), et non de murs : les mouvements tiennent dans un mouchoir de poche, mais la parole – ténue mais libre – s’envole, franchit l’espace, et vient se nicher dans le cœur des spectateurs au souffle coupé. La matière sonore, bruissements, vagues, devient mélodie, gonfle, reflue, redevient organique, grondante. Cela est beau, très beau, mais rien n’est décoratif, c’est beau pour accorder de l’humanité à cette femme en miettes, de la dignité à cette Médée moderne qui chercher le fil pour recoudre ces morceaux échappés, pour être malgré tout un être.
Erwann Daouphars, au-delà de la prouesse d’acteur indéniable qu’il livre, offre un portrait intense, un moment de théâtre et d’humanité dense et précieux.
Marie-Hélène Guérin
SANDRE
À l’affiche de La Maison des Métallos jusqu’au 8 avril
Texte Solenn Denis (Editions Lansman)
Interprétation Erwan Daouphars
Mise en scène Collectif Denisyak
Conception lumière Yannick Anché
Conception scénographique Philippe Casaban et Eric Charbeau
Costumière Muriel Leriche
Construction décor Nicolas Brun
Photos © Marie-Elise Ho-Van-Ba
La Loi du marcheur : dans les pas d’un ciné-fils
/0 Commentaires/dans Critiques, Seul(e) en scène, Théâtre contemporain /par Marie-Hélène GuérinUn revox dans un coin, une vieille chaise d’écolier, une bouteille de whisky, un vaste panneau blanc dressé en retrait, au centre de la scène : voilà les simples objets qui vont servir de page blanche et de lieu à la pérégrination mentale et sensible de Nicolas Bouchaud/Serge Daney.
Serge Daney se qualifiait lui-même de ciné-fils, ré-enfanté par le cinéma. “Critique de cinéma”, pour lui, c’était “spectateur du monde”. Il avait aimé très jeune cet art : “Ma mère disait… On fait pas la vaisselle, on la f’ra plus tard et on va au cinéma”
Serge Daney fut un grand critique, observateur, amateur, penseur du cinéma, aux Cahiers du cinéma, à Libé, à la radio, dans des essais, des documentaires, à l’écrit, à l’oral, devant des étudiants, toujours en mouvement. L’image fondatrice, pour l’enfant Serge Daney, c’était l’atlas de géographie, la carte “en tant que promesse” et pour l’adulte Serge Daney, “le cinéma, c’est pareil, c’est une promesse, une promesse d’être citoyen du monde, de voyager aussi”… Le cinéma comme lieu autant que comme moteur.
@Giovanni Cittadini Cesi
Pieds nus dans ses chaussures souples, pantalon de toile, T-shirt aux manches longues, assis sagement sur sa chaise d’écolier Nicolas Bouchaud s’empare des mots de Daney au point que fugacement on oublie qu’il n’est pas Daney, que cette parole vive n’est pas en train d’être inventée mais a été ingérée puis restituée. D’hésitations en brusques interruptions, de longs développements théoriques en souvenirs d’enfance, d’ellipses en circonvolutions, on navigue dans la pensée alerte et joyeuse de cet homme qui, comme le cinéma, “marche sur deux jambes”, celle du populaire et celle de l’intello. La discussion mène aussi bien sur les sentiers du plaisir, des rêves de héros flamboyants que sur ceux d’interrogations existentielles ou morales – ainsi, sur le rôle et le pouvoir des images.
“Choisir le cinéma, c’est choisir une maison qui a deux portes, une porte qui tout le monde prend et qu’il faut prendre, et une autre porte dérobée” : Serge Daney aimait sa maison, et y faisait de salutaires courants d’air en en ouvrant grand ses deux portes !
Nicolas Bouchaud et Eric Didry, le metteur en scène, déploient cette parole dans un dispositif simple, quelque chose de l’ordre de la “conférence gesticulée”, un espace dépouillé, quelques accessoires, et toute la place pour les mots et le jeu. Le cinéma y est à la fois objet, sujet, support. Nicolas Bouchaud avec son habituelle agilité alterne la restitution de la parole et des séquences de jeu avec la matière même du cinéma, triturant un extrait de Rio Bravo, s’immisçant dans les images, dans les dialogues, réinventant la scène avec le sérieux fantaisiste d’un gamin qui joue aux cowboys ! Serge Daney se voyait “passeur” (“le cinéma, c’est à peine un métier, c’est un truc de transmission”), Nicolas Bouchaud est lui-même passeur, chamane tranquille qui se fait transmetteur de cette pensée vivante : de l’intelligence en marche.
Marie-Hélène Guérin
LA LOI DU MARCHEUR
Un projet de et avec Nicolas Bouchaud
D’après Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils un film de Pierre-André Boutang, Dominique Rabourdin
Entretiens réalisés par Régis Debray
Mise en scène : Éric Didry
Adaptation : Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud, Éric Didry
Spectacle terminé, guettez tournée ou reprise. Retrouvez Nicolas Bouchaud au Rond-Point avec deux autres spectacles : Un métier idéal et Le Méridien
Les Bijoux de pacotille, précieuse petite musique d’enfance
/0 Commentaires/dans Critiques, Et Compagnies..., Seul(e) en scène, Théâtre contemporain /par Marie-Hélène GuérinLe 19 juin 1985, à 3h30 du matin, il fait bon, c’est presque l’été; la nuit est claire et sereine. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, un couple rentre d’une soirée gaie, entre amis. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une petite fille qui a presque neuf ans et son frère cadet dorment comme des enfants, guillerets de l’absence des parents, on a regardé un western avec le baby-sitter, on a traîné, on ne s’est pas brossé les dents.
Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une voiture sort de la route à l’entrée du tunnel de Saint-Germain-en-Laye. Tout a brûlé, le véhicule, les vêtements, les papiers, les peaux. Pour toute trace, ne restent plus de cette nuit-là qu’une boucle d’oreille en forme de fleur et deux bracelets en métal, noircis par le feu, bijoux de pacotille restitués à la famille, petit trésor qui tient au creux d’une main, minuscule, et immense comme ce qui compte.
Une voix “off” juvénile énonce d’un ton presque anodin, presque léger les circonstances de l’accident. Dans cette voix, c’est le début du printemps, le plaisir de la soirée qu’on entend, pas le crissement des freins, pas la brutalité de l’accident.
Cette voix, c’est celle de Céline Milliat Baumgartner, qu’on ne voit pas encore, et ces mots sont les siens, et cette nuit, c’est la sienne.
En 2013, la comédienne a ressenti le besoin, l’urgence d’écrire Les Bijoux de pacotille, pour renouer les fils de son histoire, redessiner ce moment de basculement, celui où une enfant chérie devient une enfant sans parent.
“Le livre est publié en février 2015.
Mes mots et mes morts, mes fantômes, sont ainsi rangés dans cet objet, ils ont trouvé une place et n’envahissent plus ma vie n’importe quand, n’importe comment.
C’est bien. C’est plus confortable”.
Les mots écrits petit à petit ont pris leur envol, et se sont tissés à sa vie de comédienne, jusqu’à arriver sur scène. C’est à Pauline Bureau, dont on a beaucoup aimé il y a quelques temps “Mon coeur”, que Céline Milliat Baumgartner va remettre cette part si intime d’elle, pour que la confidence devienne spectacle – tout en restant confidence.
Le plateau est nu, un cadre-miroir le surplombe, incliné, dans son reflet l’actrice semblera plus seule, un peu lointaine. La voix de Céline se déploie dans cet espace vide, l’absence de son corps capte l’attention, d’emblée. Puis elle va arriver, petite robe bleue, joli sourire dessiné rouge, frange noire, elle se tient droite comme une enfant sage.
Actrice et metteuse en scène ont trouvé un équilibre subtil, les gestes justes qui aiguisent le propos, la distance qui s’amenuise ou s’étire pour densifier l’air entre notre regard et elle, la trajectoire qui se dessine au sol – pour créer la fine chorégraphie, tremblante et douce, de ce chant de deuil et de vie.
Avec pudeur et discrétion, en transparence derrière le sourire, s’avancent la fragilité de l’enfance, la blessure de l’absence, la ténacité de la force de vie.
“On me dit parfois que je ressemble à ma mère. Oh, elle était plus grande, et si belle. Mais je lui ressemble, le menton, et le sourire, là. Je peux lui redonner corps, lui redonner vie.
Je ne peux rien donner à mon père, ni corps ni vie. Les souvenirs sont avec lui sous terre. Il faut que je creuse.”
Céline Milliat Baumgartner nous dessine le portrait de ses parents. La mère, la belle, la grande, ah, et quelle actrice !, la mère aux bracelets de pacotille s’entrechoquant à ses poignets. Le père aux yeux bleus, beau comme un acteur américain. Les parents aimés, qui s’aiment et se disputent, qui aiment leurs enfants et qui aiment les laisser quelques heures pour aller s’amuser chez leurs amis. Le tableau d’une famille vivante et mouvante, brossé de mémoire et d’invention par la petite fille devenue grande, qui fouille ses souvenirs, invente des histoires et comble les oublis, dans une langue mélodieuse, écrite, peaufinée, et pourtant souple comme une parole, ondulante, incarnée.
Elle s’assoit, quitte bottines et socquettes, passe des chaussons de danse, des pointes.
“et comment tu feras quand on ne sera plus là ” demandait la mère à l’enfant qui a besoin pour s’endormir de son câlin, son verre d’eau, son encore un bisou maman…
Elle nous dit le futur de son passé.
“Quand mes parents ne seront plus là, personne ne nous dira rien, personne n’osera nous dire la vérité, que c’est plié.
Quand mes parents ne seront plus là, je soufflerai neuf bougies, dix, onze, quatorze, quinze, et j’aurai 8 ans encore et encore.
Quand mes parents ne seront plus là, je marcherai quinze centimètres au-dessus du sol et de toute douleur.”
Une musique de carillon, de cette sorte de métallophone dont on jouait en 6e, dans ces années-là; elle arrondit ses bras, s’élève sur ses pointes, elle flotte sur des nuages, elle est aérienne, vulnérable, courageuse.
À l’image de ce moment, dans ce spectacle, tout est délicat, gracieux, tendre. Dès le titre, ces “bijoux de pacotille”, ces bijoux à deux sous, si précieux parce qu’ils sonnaient aux bras de la mère aimée. La vidéo se fait seconde peau, ombre fugace – films super 8 aux saveurs nostalgiques et gaies, vagues lentes sur du sable blond, nuages cotonneux, les images glissent sur le décor, sous les pas de l’actrice, se fondent dans l’air avec la discrétion et la tenace présence d’un souvenir.
« J’oublierai l’odeur de mon père, j’oublierai la chaleur de leurs corps. Je veillerai sur mon petit frère. Je me ferai des talismans avec des petites choses retrouvées dans les cartons du déménagement.
Je n’ai pas à rendre compte de ma vie à mes parents; je n’ai pas à me justifier pour ne pas venir déjeuner avec eux dimanche; je n’ai pas à m’occuper d’eux, trouver le temps, être patiente. Je n’ai pas peur de les perdre.
J’envoie à la morgue toute personne aimée qui a plus de dix minutes de retard.
Je ne passe pas mon permis pour ne pas être responsable de l’accident, puis je le passe pour ne pas être victime de l’accident.
Je fais plein de petites choses bizarres, pour rester en vie.
J’ai désobéi à ma mère, je suis devenue actrice. »
Ces « bijoux de pacotille » nous laisseront au cœur une mélodie entêtante et touchante, triste et douce comme le souvenir de la musique des bracelets d’une mère cliquetant à son poignet.
Marie-Hélène Guérin
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Les Bijoux de pacotille
à l’affiche du Théâtre du Rond-Point à partir du 7 mars
Texte de Céline Milliat Baumgartner
publié aux éditions Arléa
Mise en scène Pauline Bureau
Interprétation Céline Milliat Baumgartner
Vidéo Christophe Touche
Photos : Pierre Grosbois
Mon Ange : voyage en Enfer
/0 Commentaires/dans Critiques, Seul(e) en scène /par Redaction PianoPanierNous sommes en Syrie. Rehana, jeune kurde, vit avec sa famille dans la région de Kobané. Mais Daech. Il arrive. C’est l’inquiétude. C’est l’angoisse. C’est la panique. Il faut partir. Il faut fuir. En Europe. Le père de la jeune Syrienne décide pourtant de rester sur ses terres. Pas question de les perdre. Pas sans combattre. Alors, Rehana revient l’aider. Pas question de le perdre. Pas sans combattre. Elle mettra sa vie en jeu. Et pas question de la perdre. Pas sans combattre.
Une nuée de plumes noirâtres, une butte de terre, des lumières élégantes et tamisées contribuent à dresser un décor troublant et oppressant. Tout. Tout est sombre. Noir. Obscur. À l’image de ce témoignage tragique et palpitant. Cette mise en scène sobre et épurée, pourtant si juste et subtile, sert avec légèreté et force ce texte puissant et poignant. Car il s’adresse à nous. À vous. À tous. Il nous interpelle. Nous accule. Nous frappe. Nous prend au ventre. À la gorge. Et nous emporte. En Syrie. Au cœur du combat. Au cœur de l’enfer.
Et puis il y a Lina El Arabi. Cette ombre. Cette présence. Ce fantôme. Qui nous hèle. Et nous livre son histoire. Celle de cette jeune fille qui, pour l’amour de son père, va devenir le symbole de toute une résistance. Y tuer. S’y tuer. Y mourir. L’angélique comédienne prête sa voix, son aisance, sa prestance, à ce personnage touchant et attachant. Elle lui prête son corps. C’est un bloc. De marbre. De granit. Immobile. Mais gorgé de vie. Qui nous la transmet. Cette force vive. Unique. Et indispensable.
Il faut nous abandonner. Laisser cours à ce récit chargé d’émotions. Pour qu’il nous frappe. En pleine face. Nous emmène loin. En Syrie. En enfer…
Nathan Aznar
À l’affiche de Théâtre Tristan Bernard du 17 octobre au 30 décembre 2017 (mardi au samedi 21h)
Texte : Angel, d’Henry Naylor – traduction Adélaïde Pralon
Mise en scène : Jérémie Lippmann
Avec : Lina El Arabi
Le Récital des postures : calligraphie de corps
/0 Commentaires/dans Critiques, Danse, Seul(e) en scène /par Marie-Hélène GuérinUne surface blanche couvre le sol et se prolonge sur le mur de fond de scène : une page sur laquelle se dessinera la patiente partition de ce Récital.
Yasmine Hugonnet a créé il y a plusieurs années déjà ce solo, issu de sa réflexion sur le rapport entre forme, image et sensation, de sa recherche sur le processus d’incarnation et d’appropriation.
« J’aime envisager la forme du spectacle comme un rite chorégraphique : dans cet espace vibratoire entre l’interprète et le spectateur, on assiste à la naissance de l’Idée d’un Corps. Mais ce corps n’est pas celui de la danseuse, c’est un corps symbolique, archétype, social, un corps qui est le lieu de la communication.” Yasmine Hugonnet
@ Anne-Laure Lechat
Elle est en scène avant l’arrivée des spectateurs. Petite virgule immobile, la jeune femme, vêtue d’un justaucorps gris, attend, penchée en avant, les cheveux touchant le sol. Le corps imperceptiblement s’arrondit, glisse au sol, s’y allonge de tout son long. Pause. Pour seule musique, le grésillement des projecteurs, le presque imperceptible effleurement de son corps sur le sol. La silhouette ondule comme si chaque partie du corps respirait. Pause. Demi-pointes, attitudes. Pause. En quelques gestes simples, elle se dévêt, et dévoile aussi enfin son visage, resté jusque-là noyé dans ses cheveux ou blotti contre ses bras, entre ses genoux.
Avec une lenteur de taï-chi ou de demi-sommeil, Yasmine amène à la surface de son corps mille autres corps. Un vieillard voûté, une gracile danseuse, une silhouette brinquebalante aux gestes saccadés : une foule la traverse. Il y a parfois quelque chose de très joueur, de burlesque, dans la composition d’un personnage cocasse, une façon de coincer ses cheveux sous son nez pour parader bedaine en avant et moustache fière… mais est-ce le silence, est-ce sa nudité, les rires restent muets. Sa performance est minimaliste, l’œil guette des métamorphoses parfois microscopiques sous une lumière élégante et sans fioritures, mais son dépouillement est sans abstraction, elle est sensuelle, charnelle, parfois drôle. Fantasque au visage impassible, c’est en ventriloque que Yasmine Hugonnet, motus et bouche cousue, posture de scribe égyptien, annonce « we are going to dance ».
Dans le silence, dans ce rythme qui ne tient qu’à celui de sa respiration, sait-on si c’est de la danse, en tous cas, le geste est là, où la vie bat, où le spectateur peut projeter ses imaginations ; Yasmine Hugonnet écrit dans l’espace par son mouvement, elle dépose une infinité de signes sur la page blanche du plateau, inventant une calligraphie de son corps nu. Les spectateurs restent suspendus à ce discret miracle.
Le Récital des postures – aux Hivernales, Avignon, jusqu’au 30 juillet
Chorégraphie et interprétation : Yasmine Hugonnet
Collaborateur artistique : Michael Nick
Création lumières : Dominique Dardant
Photos : © Anne-Laure Lechat
Fille du paradis, la beauté déchirée
/1 Commentaire/dans Critiques, Et Compagnies..., Seul(e) en scène, Théâtre contemporain /par Marie-Hélène GuérinUn espace qui semble au premier regard abstrait, de grandes glaces, des tentures noires pour clore la scène, et puis dans un coin un empilement de chaises qui donne un sens au lieu, une salle de bar après la fermeture, ou avant l’ouverture, une salle qui accueillera des clients mais pour l’heure déserte.
C’est l’histoire de Cynthia, jeune étudiante en littérature qui décide un jour de composer le numéro de la plus grande agence d’escorte de Montréal.
Cette Fille du paradis, la Putain du roman autobiographique de Nelly Arcan adapté ici par Ahmed Madani, c’est Véronique Sacri qui lui prête – ou plutôt qui lui offre en pâture – sa voix, son joli visage au regard franc, page vierge pour les pensées brûlantes, les émotions dures à venir.
Ahmed Madani est de ces metteurs en scène ardents et courageux, qui s’emparent du monde, de leur société, pour en faire œuvre de théâtre. Récemment F(l)ammes, sa dernière création, était à l’affiche de la Maison des Métallos. Saisi par l’humanité meurtrie de la romancière, Ahmed Madani a voulu “mettre en jambes, en chair, en sang, une langue qui se prête magnifiquement à la profération à haute voix” pour plonger “dans cette écriture, happés par la puissance d’un récit qui n’épargne ni les hommes ni les femmes.” Il donne à ce texte un écrin sombre, précis, sans fioritures, qui intensifie la présence de la comédienne.
Le ton semble d’abord à la confidence, simple et léger : plus qu’une confession, c’est la conversation conviviale d’une jeune femme d’aujourd’hui, presque anodine, même si le propos est d’emblée sans voile. La salle reste éclairée, une même lumière partagée par la comédienne et les spectateurs, sans crudité mais sans ombres où se dissimuler.
Se faire putain “pour renier tout ce que j’étais.”
La mère, un « débris de mère », une femme épuisée, une forme sous un drap, des cheveux épars sur l’oreiller, si peu une mère ; le père, lui, « il ne faisait que ça, croire en dieu, prier dieu, prévoir le pire pour tous » , alors faute de parents pour l’aimer, ce sera une enfance chez « des sœurs que je devais appeler mère, et qui portaient un faux nom, qu’elles s’étaient choisies elles-mêmes, des sœurs-mère qui m’ont enseigné l’impuissance des parents à nommer leurs enfants ». Puis les fenêtres de l’université qui donnent sur la rue des bars, il n’y a plus qu’un pas à faire, un coup de fil… « l’occasion se présentait de me dévêtir de ma campagne »
La sœur, elle est « morte depuis toujours, mais elle flotte encore au-dessus de la table des repas. Je lui ai pris son nom comme nom de putain, c’est pas pour rien, quand les clients m’appellent ils la rappellent d’entre les morts »
Nelly/Cynthia, elle a toujours su qu’elle appartenait aux autres, une de celles à qui l’on donnait un nom, des ordres : le pensionnat des religieuses, les clients, même négation de quelque chose de soi, ce quelque chose après lequel la narratrice court désespérée, qui la rend muette, heures perdues muette sur le divan du psychanalyste. Pour se délivrer de son mutisme : l’écriture, sujet à peine mentionner mais pilier du texte, écrire pour enfin dire.
Cris et murmures d’une femme sans nom, sans mots
Rupture, la lumière s’éteint sur la salle, se resserre sur la comédienne, la musique surgit brutale, pieds nus, cri, une danse frénétique, puis le silence, le corps immobilisé, statue de sel perchée sur une étroite estrade.
Dans une obscurité prenante, une plongée dans la vie de putain, les rythmes des jours, la succession des hommes.
« Je n’ai pas rêvé ces hommes, ce n’est pas de moi qu’ils bandaient, c’est de ma putasserie, parce que j’étais là pour ça »
Petit à petit le visage renaît du noir. La voix plus rauque, le débit plus rapide.
« L’argent sert à ça, se détacher de sa mère, de la laideur de sa mère » – le silicone, la chirurgie, pour se faire croire qu’on ne vieillit pas, pour être sûre qu’on ne vieillit pas comme sa mère, chair flasque, bouche fatiguée, seins qui ne vont plus conquérir le monde. « Les femmes ont toujours trop de ce qu’elles ont, trop de ce qui les fait femme »
Le visage lisse, rond, frais, le pétale de rose de la peau, l’ovale délicat du menton, ont disparu sous la rage, sous la peur, Véronique Sacri a anéanti la fraîche étudiante pour donner corps à l’usure, la laideur… la putain furie déborde, larmes, sueur, ruisselle de la comédienne. Confiance en son metteur en scène, sans doute, qui a su l’accompagner loin sur les chemins de l’incarnation ; densité des mots qu’elle profère – solidité de la langue et richesse du sujet ; talent et générosité de son jeu : tout cela lui donne la force nécessaire pour se mettre en danger.
« il faut être deux pour jouer à ce jeu,
un pour frapper à la porte, un pour l’ouvrir »
Sans réconciliation, peut-être même sans espoir, mais sans amertume, un apaisement, une respiration peuvent renaître : « j’aimerais vous dire la splendeur des paysages, la beauté du monde si je savais la voir, mais je suis trop occupée à mourir.»
Depuis longtemps Véronique Sacri-Cynthia n’a pas quittée la petite estrade, espace restreint, sa cellule de couvent, sa chambre de pute, sa famille-prison, espace clos et impersonnel où pourtant, sœurs siamoises, verbes et corps tendus, auteur et interprète déploient leur liberté sans bornes. Les notes de PJ Harvey, autre femme forte, les auront accompagnées sans redondance, contrepoint rageur, ample souffle vibrant de guitares saturées.
La mort ne rôde pas, elle dévore. Elle a dévoré Nelly Arcan. Elle jette des lueurs incandescentes sur cette Fille du paradis. Une heure brève et intense, un coup au cœur, un noyau dur d’humanité, flamboyante et poignante.
FILLE DE PARADIS
En tournée et à voir actuellement à Avignon du 7 au 28 juillet 2017 à L’Artéphile à 18h10
D’après le roman Putain de Nelly Arcan
publié par les Editions du Seuil et les Editions Points
Adaptation et mise en scène Ahmed Madani
Avec Véronique Sacri
L’enfance de l’art : Elise Noiraud, Philippe Maymat, deux monologues, deux enfances
/0 Commentaires/dans Avignon, Critiques, Et Compagnies..., Seul(e) en scène /par Marie-Hélène GuérinPour que tu m’aimes encore
À l’affiche actuellement à Avignon au Théâtre Transversal (ex-Ateliers d’Amphoux) du 6 au 29 juillet 2018 à 14h20
De et avec Elise Noiraud
T’es pas né, histoire de frangins
À l’affiche du Théâtre de Belleville jusqu’au 1er juillet 2016
De et avec Philippe Maymat
Mise en scène Laurent Fraunié
Vous avez envie de vagabonder sur les chemins de l’enfance ? Elise Noiraud comme Philippe Maymat se proposent de vous prendre par la main et vous emmenez en balade. Chacun seul en scène, puisant tous deux dans leurs propres souvenirs pour en faire la matière d’une enfance archétypale, une enfance-miroir de nos enfances de petits Français de la classe moyenne d’après le baby-boom. Une femme, un homme, deux époques – deux bandes-sons ! – deux âges : elle a 13 ans « et demi », il a 7 ans, deux voyages un peu différents, un peu similaires…
Pour que tu m’aimes encore : Elise Noiraud © Baptiste Ribrault
« Pour que tu m’aimes encore »
ou « de Céline Dion en tant que symbole des affres adolescents entre 1995 et 1998 (on se souviendra fort à propos de « Mommy », de Xavier Dolan) »
Elise a 13 ans et demi. C’est elle sur l’affiche, c’est elle qui, en ces années 90’, adule Cécile Dion, c’est elle qui fera une « choré » sur « Pour que tu m’aimes encore » avec ses meilleures copines pour la fête de fin d’année de l’école, c’est d’elle dont on nous promet le portrait.
Et c’est bien elle qui avancera vers l’adolescence au fil de ce solo tonique et sensible. Pourtant c’est autant sa mère et tout son monde de collégienne qui vont se déployer sur le plateau nu, habillé simplement d’une chaise et des lumières judicieuses de Manuel Vidal. Elise Noiraud croque avec justesse et une grande expressivité Tony, l’amoureux secret, les professeurs, les meilleures copines, une chargée de mission du Conseil régional, s’attarde sur la maman à la maturité tourmentée, laissant à chacun le temps d’exister, de prendre forme – au risque de s’éloigner – peut-être sciemment ? – de l’émotion, de prendre de la distance avec le cœur du sujet, cette demoiselle en pleine construction qu’elle était alors.
Difficulté de communication, mais aussi fugace tendresse partagée, avec sa mère, complicité du trio des copines, comment faire avec l’autorité, avec les premiers émois amoureux, avec son propre corps, Elise tâtonne, cherche, expérimente… Deux acmés de son apprentissage de la liberté, deux pics d’intensité du spectacle aussi : la boum : « y’a des grands qui fument des cigarettes » – l’exaltation de la danse, la jouissance du regard admiratif des autres – ah encore une fois on se retrouve happé par un moment de danse sur du Céline Dion, Xavier Dolan, Elise Noiraud, cessez cette conspiration !, la frustration d’en être arrachée prématurément par une mère dont on ne sait si elle est plus inquiète qu’envieuse, ou l’inverse… et le voyage scolaire : « on est en Pologne, tout près de la Russie, et je ne veux pas rentrer – tout est différent, même la pluie est différente ». Le voyage est raconté au mégaphone, petit drapeau rouge à la main, sur l’air de la Maknovtchina, c’est le premier voyage « de grande », tout est neuf, ce qu’on voit comme son propre regard, c’est la femme libre qu’elle deviendra qui transparaît sous sa carapace d’ado, c’est le goût de l’ailleurs qui naît.
T’es pas né : Philippe Maymat © Pierre Grosbois
« T’es pas né, histoire de frangins »
ou « comment faire quand on a un grand frère »
Philippe a 7 ans en 1973, il écoute les disques de ses parents, il rêvasse devant la téloche, il fait un peu le malin parce que pas question de passer pour un bébé devant les aînés, la sœur et surtout le grand frère, à qui on voue autant d’admiration que de ressentiments… « T’es pas né », balancé par le grand pour « faire bisquer » le petit… « Mais alors, si je ne suis pas né, comment je peux être là ? » Ah, les mystères ténébreux de l’enfance, les questions étranges, tout ce qu’on se fait comme films, tout ce qu’on s’imagine, parce qu’on en sait pas (et qu’on se couperait la main plutôt que de poser la question).
Philippe Maymat nous garde au plus près du noyau familial mais a la jolie idée d’amener le monde sur le plateau comme il est entré dans son univers : par la télé, la « petite lucarne » – comme sans doute dans beaucoup de foyers de la classe moyenne de ces années 70’. On va croiser James West, Actarus, John Börg, les Shadocks, Nadia Comaneci, un pape puis un président des Etats-Unis assassinés… de quoi, en quelques noms, faire jaillir les couleurs de ces années. Comme Elise Noiraud, Philippe Maymat nous embarque aussi à l’Est – mais lui, à Moscou, et depuis le salon où l’on regarde en famille les JO ; c’est l’année du boycott des USA, du « doigt d’honneur » du perchiste polonais médaillé d’or… la magie du direct », découvre le jeune Philippe, l’Histoire qui déboule dans le salon…
Sur le plateau à peine meublé d’un tatami et d’une chaise surgiront les minuscules événements et les grandes épopées qui font grandir. On verra le minot assis par terre tourner les pages d’une gigantesque (quoiqu’invisible) Encyclopedia Universalis pour y débusquer le sens du sibyllin « et la bobinette cherra » – délicieux moment d’apprivoisement du langage. On assistera, entre francs rires et douces émotions, aux plus ou moins performantes tentatives sportives, trucs de p’tit gars, du judo, du foot, à un épique duel fraternel « y va y’avoir du grabuge ! », sur fond d’envolées à la Ennio Morricone… On comptera les heures en regardant tomber la pluie par la fenêtre, en pull qui gratte (comme il se doit) pendant les vacances de Toussaint, où l’on s’ennuie (comme il se doit)… Et peut-être qu’à la faveur d’une frayeur enfantine enfin déjouée, le petit frère va pouvoir enfin prouver au grand frère qu’il est né, lui aussi, et que ça va pas se passer comme ça ! à son tour d’être né, à son tour de devenir ado, à lui aussi le droit de boire des Monacos ! de virer un peu couillon, de tomber amoureux…
Avec l’âme et le regard candide de cet âge-là, et toute l’acuité et la sensibilité de l’adulte qu’il est devenu, mis en scène avec doigté par Laurent Fraunié, Philippe Maymat nous emmène dans ses souvenirs réels ou fantasques avec un savoir-faire délicat et discret, un jeu précis, sans fausse note, et plein de tendresse. Sa voix reste grave, une vraie voix d’homme : pour donner vie à la petite fratrie, il sait y glisser ce qu’il faut de légèreté et de virilité naissante pour que le môme de 8 ans ou l’ado bientôt muant prennent corps avec exactitude.
« De l’extraordinaire des vies normales »
Elise Noiraud – plus extravertie, peut-être plus ludique, avec une approche un brin plus sociologique dans son « portrait de groupe » autour de la figure centrale d’Élise, 13 ans et demi, Philippe Maymat – d’une façon plus intimiste sans doute, plus rêveuse : l’un et l’autre nous dessinent des vies « de tous les jours », dont chacun des spectateurs a vécu une bribe, des pans, peut se reconnaître dans le détail ou les grandes lignes, les airs populaires qui traînent dans un coin de la tête, les timidités, les fous-rires, les errements, les heures d’ennui, les enthousiasmes, le Mondial de foot de ’82 à Séville, les colos… Et, au bout de ces deux enfances « comme tout le monde » : deux artistes ! qui savent faire voir l’extraordinaire, les saveurs riches, variées, partagées et particulières de ces vies normales.