Métallos et Dégraisseurs, une mémoire bien vivante

La création de ce spectacle commence par une collecte de paroles, une série d’entretiens menés par Raphaël Thiéry auprès d’anciens ouvriers et de quelques encadrants de l’usine actuelle. Métallos et Dégraisseurs, c’est l’histoire de millions d’hommes et de femmes d’une classe qui, en un siècle et demi, a été aspirée dans le tourbillon de la révolution industrielle avant d’être engloutie par la révolution financière.
 C’est l’histoire d’un père, d’un oncle, d’une tante, que l’on reconnaît soudain, là, présents.

“Des Forges de Sainte-Colombe à Arcelor Mittal,
récit de la débandade de la métallurgie française.”

Un fond de scène barré par ce qui sera l’horizon des métallos, la petite maison, les murs de l’usine. À l’avant, un panneau permettra de marquer l’avancée du temps : à chaque génération, on y accrochera une petite marionnette faite des fils qu’on fabrique dans l’usine, vêtue d’un “bleu de travail”, l’aîné, le premier “tréfileur” de la génération suivante.
Du théâtre-document, un texte écrit et mis en scène avec beaucoup de cœur et de gaité par Patrick Grégoire, nourri des entretiens menés par Raphaël Thiéry, qui porte aussi tous les rôles des pères successifs (ou des fils, qui deviendront des pères…), avec une belle faconde et une grande finesse.
On va traverser 150 ans de la vie d’une usine métallurgique, 7 générations d’ouvriers de fiction qui vont en raconter l’histoire particulière (politique, économique, affective) – bien sûr écho de l’histoire générale du monde ouvrier.

Sujet grave et forme légère.

Un décor modeste et astucieux, qui “enferme” les 5 acteurs à l’avant-scène devant ses panneaux de bois, comme un décor de marionnettes. La mise en scène se joue avec malice des codes du théâtre, laissant ses acteurs présenter leurs personnages successifs ou commenter leurs déboires “bon, là, j’suis la sage-femme parce que la fille n’est pas encore née, alors faut bien que je serve à quelque chose. C’est bizarre d’accoucher sa grand-mère de sa mère, allez poussez madame, allez”, faisant surgir leurs visages de pans découpés dans le décor comme des diables hors de leur boîte…
Le propos est réaliste, le sujet rude, mais le ton est volontiers allègre, la forme fantaisiste : l’humour, le burlesque soulignent la vitalité des hommes autant que la cruauté de la société.
Raphaël Thiéry joue les hommes de la famille, Michèle Beaumont, pétillante, joue les mères, Jacques Arnould, vif et fin, sera le col blanc, l’ingénieur, Lise Holin, au jeu polymorphe, mobile et malicieux, accouchera sa grand-mère de sa mère et sa mère d’elle-même avant d’apparaître comme aînée de la 6e génération; l’usine, entité vorace, dévoreuse d’enfants et elle aussi fragile, trône sur le plateau. Maquillage expressionniste, couvre-chef-couronne de fil de fer, Alexis Louis-Lucas, perché sur une structure qui le transforme en haut-fourneau, donne corps et voix à l’usine, bruiteur précis de ses rouages. “Figurez-vous monsieur l’curé que mes ouvriers croient qu’un jour je leur appartiendrai” “Eh bien, figurez-vous que mes fidèles croient qu’un jour le ciel leur appartiendra” “Ahahahah !”

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Alexis Louis-Lucas, Lise Holin © Yves Nicot

On a sa dignité dans la famille : le grand-père à son fils :
la grillagerie, ça sert à fabriquer du grillage, et le grillage, ça sert à protéger la propriété privée. Et nous on est communiste de père en fils, alors on travaille pas à la grillagerie.”

Les temps changent…
L’usine geint : “en ’36, j’avais déjà passé 100 ans, je n’avais jamais connu de grève, quand on m’a remis en marche j’ai senti mes premières douleurs…” et ce n’est pas fini… “Je n’ai pas bien vécu la guerre. C’est pendant la guerre que les communistes ont développé l’esprit de sabotage. Et moi, l’idée qu’il sortait de moi des choses défectueuses, moi, ça m’faisait du mal”…
Les hommes sont à la guerre ou au STO, les femmes entrent à l’usine, la cadette va être embauchée à la grillagerie, le père serre les dents.

On ferme la clouterie, l’ingénieur est muté à Paris “ça veut dire que désormais ceux qui vont décider connaîtrons plus l’usine. Lui, il la connaît encore, il y a travaillé, mais les prochains…”, les Forges de Sainte-Colombe deviennent l’Aciérie de Neuves-Maisons Châtillon, en ’65 ça sera “Tissmetal” “ça m’plait, ça fait jeune”
Puis la Société des tréfileries de Châtillon-Gorcy, Chiers-Châtillon-Gorcy, Tecnor, Trefil Union…
Restructuration au chronomètre, opération pour cause de soixanthuitite, évolution rationalisation, un ouvrier pour deux machines, fini le temps pour l’ouvrier avait “sa” machine, qu’il bichonnait, qu’il remettait entre les mains de son fils à son départ à la retraite, fini le temps où l’ouvrier connaissait sa machine, son rythme, ses faiblesses… “Une petite saignée de rien du tout pour vous rajeunir”, ablation de la câblerie, c’est maintenant les années 80′, 90′, les temps changent…

Le père à son fils :
Tu passes ton bac et tu dis rien à ton grand-père.”

…l’usine n’est plus l’héritage qu’on veut transmettre à ses enfants, de toutes façons, quelle fierté à appuyer sur des boutons, de toutes façons elle a de plus en plus mauvaise mine, de toutes façons plan de restructuration, départs en pré-retraite, démontage des ateliers…
Au début du XXe siècle l’usine de Sainte-Colombe-sur-Seine employait jusqu’à 1000 personnes. Dans les années 1970 encore 600 personnes y travaillent. Repris par le groupe Arcelor Mittal en 2006, le site ne compte plus qu’une cinquantaine de salariés et une quinzaine d’intérimaires… Les « dégraisseurs », on ne les voit pas, mais ce sont eux qui gagnent. Trefil Union est devenu Trefil Europe, Arcelor, Arcelor Mittal… Même le « restructurateur » a été mis en pré-retraite… les temps n’en finissent pas de changer…

Cinq acteurs, quelques pans de bois, beaucoup d’intelligence et d’humanité : Métallos et Dégraisseurs donne une parole précise autant que vivante à ce monde ouvrier si peu loquace, à cette mémoire discrète et pourtant nécessaire ; on en sort aussi vivifié qu’édifié.

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Michèle Beaumont, Lise Holin, Raphaël Thiery © Yves Nicot

Métallos et Dégraisseurs – spectacle vu le 11 juillet 2016
A l’affiche du Chapeau d’Ébène jusqu’au 30 juillet
Ecriture et mise en scène : Patrick Grégoire
Avec 
Jacques Arnould, Michèle Beaumont, Lise Holin, Alexis Louis-Lucas et Raphaël Thiery

Tempête sous un crâne - Camille et Claire

Reprise au TGP de Tempête sous un crâne : du théâtre populaire !

Tempête sous un crâne – spectacle vu le 26 mars 2016
À l’affiche du Théâtre Gérard Philippe jusqu’au 10 avril
D’après Les Misérables de Victor Hugo
Adaptation : Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière
Avec Mathieu Coblentz, Karyll Elgrichi, Camille de La Guillonnière, Clara Mayer, Céline Ottria, Marc Plas, Hugo Sablic

“Il y a un spectacle plus grand que la mer, c’est le ciel ; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c’est l’intérieur de l’âme.” Les Misérables, Victor Hugo

Et l’intérieur de l’âme, par la magie du théâtre, ça peut tenir sur quelques planches, et dans la voix et le corps d’une poignée de comédiens. Avec les matériaux de la rue, loupiotes de bal populaire, pétales de papier, bonnets de laine et baskets… Avec la fougue de la jeunesse, des voix et des corps d’aujourd’hui nous parlent de cet hier comme d’un aujourd’hui.

À jardin : piano, accordéon, guitare et basse électriques (Céline Ottria); à cour : batterie (Hugo Sablic); au centre du plateau, “première époque”, un lit aux montants de fer, un arbre nu de bois de récup’, deux acteurs (Camille de La Guillonnière et Clara Mayer), “seconde époque” (période parisienne, au cœur des émeutes de 1832), trois autres s’y ajoutent (Mathieu Coblentz, Karyll Elgrichi, Marc Plas), un vélosolex – car la fébrilité et la mobilité s’emparent de cette époque; à l’avant-scène, à deux reprises, une grande flaque de pétales rouges, flaque de fleurs gaies ou du sang des combats. Des lumières précises et élégantes structurent l’espace et le temps. La musique, contrepoint sensible, parfois s’empare d’une scène et c’est le chant de Céline Ottria, quelques notes d’accordéon, un riff de guitare, le rythme sourd d’une percussion qui vont faire battre les cœurs à l’unisson.

Tempête sous un crâne - émeute
© Pierre Dolzani

“Lueurs qui passent”

Dans le chaos de sentiments et de passions qui défendent une barricade, il y a de tout; il y a de la bravoure, de la jeunesse, du point d’honneur, de l’enthousiasme, de l’idéal, de la conviction, de l’acharnement de joueur, et surtout, des intermittences d’espoir.” Chapitre XIII, “Lueurs qui passent”
Ce “tout” qui fait ce chaos de sentiments, c’est le même qui foisonne au cœur de cette représentation : bravoure – il en faut pour relever le défi de l’adaptation de ce chef-d’œuvre ! et pour affronter l’apprentissage et la restitution de ce texte monumental, jeunesse – les comédiens en débordent, enthousiasme, idéal… De la légèreté aussi, car, malgré le poids du titre, et le tragique du sujet, dans cette Tempête sous un crâne s’égrènent aussi traits de malice et sourires.

On peut s’inquiéter, les premières minutes, de la radicalité du parti pris : face au public, sagement debout côte à côte, quoique perchés en léger déséquilibre sur le lit, deux comédiens narrent cette Tempête. Mon jeune voisin, format “à l’américaine” (“oversized” de partout, baskets, jean, embonpoint, tchatche) prévient sa prof, un rang au-dessus : “Les Misérables, j’avais déjà pas lu, ouais, ça craint trop, m’en fous, moi je dors, mais bon, faut savoir, j’ronfle à cause de mon gros bide et de mes grosses narines”. Ohoh, prometteur. Entracte : “m’dame, sérieux, j’avais dis que j’allais pas aimer, j’ai pas dormi, ça va, c’est pas mal”. Héhé ! Bravo à lui d’avoir “laissé sa chance” au spectacle, et bravo aux artistes d’avoir tenu éveillé ce gaillard pas gagné d’avance. Du théâtre populaire ! et “populaire” est un grand et beau mot, qui n’exclut pas l’exigence.

Première période, Camille de la Guillonnière et Clara Mayer, à deux, se répartissent le récit, tour à tour Jean Valjean, narrateur, Fantine, parfois les deux de concert – car Jean Valjean, Fantine… c’est tout un chacun : grande simplicité du dispositif, mais quelle gymnastique mentale incroyable – qu’en conteurs vibrants ils savent nous faire oublier…
Plus tard ils seront cinq comédiens sur le plateau, la narration sera plus souvent bousculée par des moments dialogués, incarnés.

Dits, clamés, fredonnés, joués, chantés, les mots de Victor Hugo nous parviennent avec clarté, vigueur, on n’en perd pas une goutte. Comme une réduction en cuisine : on a concentré les sucs. Réaliste peinture de la société; engagement politique – autant dans ses romans qu’à la tribune de l’Assemblée nationale; finesse, tendresse du regard sur les passions humaines, tout y est de l’écriture d’Hugo et de l’épopée des Misérables. Les comédiens se partagent ses mots puissants, et au passage les gorgent de leur propre sève, nous les renvoient comme rafraîchis, étonnamment vivifiés. Ils vont s’entasser tous les cinq sur le vélosolex pour raconter le déploiement des émeutes à travers Paris, et ils le feront une joie vorace. Et dans cette fiévreuse course des vies et de l’Histoire, Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière et la troupe ont su préserver des bulles de poésie; des morceaux de papier rouge seront lancés en l’air et mettront un temps infini à redescendre, suspendant l’attention à leur douce retombée, Marius-Mathieu Coblenz trouvera, perdra, retrouvera des raisons de vivre, Marc Plas entamera une danse étrange, désossée et solitaire, Clara Mayer, petit Gavroche pétillant et bravache, tombera sur la barricade avec vaillance et on en aura le regard troublé, Karyll Elgrichi, longue tige brune sera une Eponine dure et déchirante.
Allez palpiter avec eux.

 

Amok

L’amour Amok

Amok – Spectacle vu le 22 mars 2016
A l’affiche du Théâtre de Poche-Montparnasse jusqu’au 22 mai 2016
De Stefan Zweig – Adaption Alexis Moncorgé
Mise en scène Caroline Darnay

Où il est question d’honneur, d’orgueil, d’amour à mort et… d’amok.

Paris bruisse du succès de ce seul en scène depuis quelques semaines. Il s’agit de la toute première création de Chayle et Compagnie. Dès les premiers instants, on comprend pourquoi le bouche à oreille a fait un tel travail autour de ce spectacle. Le matériau de départ n’est ni plus ni moins qu’une de ces nouvelles de Stefan Zweig dont on raffole. Amok ou le Fou de Malaisie, c’est l’histoire d’un médecin allemand parti pratiquer en Indonésie. C’est l’histoire de son amour obsessionnel pour une femme. Une passion tellement funeste que le narrateur la compare à l’amok, cet accès subit de violence meurtrière observé par de nombreux ethnologues, notamment en Malaisie. Adapter à la scène cette œuvre de Zweig constituait déjà une gageure. Décider d’en façonner un seul en scène était un pari plus risqué encore. Caroline Darnay et Alexis Moncorgé le relèvent avec brio.

 

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©Christophe Brachet

Imposant, captivant, envoûtant, le comédien incarne avec entrain l’ensemble des protagonistes mais c’est indéniablement son personnage principal du jeune médecin fuyant la Malaisie qui nous émeut violemment. Lorsqu’il nous confie son lourd secret, lorsqu’il se dévoile, se met à nu, nous sommes conquis. Les yeux tantôt mouillés tantôt hargneux, la voix tantôt chancelante tantôt éclatante, il nous fait revivre son histoire d’amour enflammée. Peu à peu, l’air de rien, il nous entraîne dans sa chute, dans son plongeon à mort, dans son amok à lui.

Ce spectacle affiche souvent complet, il est donc préférable de réserver à l’avance car il serait dommage de passer à côté :

1 – On aime être aussi proche de ce comédien jusqu’ici méconnu : le “petit Poche” offre un moment rare et privilégie, pour lui comme pour nous.
2 – Stefan Zweig a souvent été mis à l’honneur sur les planches de théâtre, cette nouvelle sans doute moins connue rassemble tous ses thèmes de prédilection.
3 – La mise en scène au cordeau et les jeux de lumière pénétrants participent de la belle écoute qui règne dans la salle.

 

 

 

 

 

 

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Notre crâne comme accessoire, une vraie pièce de troupe

Notre Crâne comme accessoire – Spectacle vu le 12 mars 2016
A l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 26 mars 2016
Une création collective de la Compagnie Les Sans Cou
Librement inspirée du Théâtre ambulant Chopalovitch de Lioubomir Simovitch
Mise en scène : Igor Mendjisky

Notre crâne comme accessoire, une forme de théâtre de résistance…

On les avait quittés mi-novembre 2015, au moment où leur spectacle Idem venait de se faire rattraper par la sinistre et effroyable actualité. Les voici de retour. Toujours les armes à la main. Mais cette fois-ci leurs mitraillettes sont en plastique et leurs épées en bois. Car la compagnie Les Sans Cou a choisi de nous raconter l’histoire du théâtre ambulant Chopalovitch, cette troupe itinérante qui débarque en 1941 dans un village de Serbie occupé par l’Allemagne nazie. Ils réinterprétent la trame de Lioubomir Simovitch, tentent de répondre à leurs propres questionnements. Que ferait-on en temps de guerre ? Quelle serait notre place, à nous les baladins, les artistes ? Prendrions-nous les armes ? Comment réagirions-nous face à la barbarie? Aurions-nous la force de ne pas avoir peur ? Que deviendrait notre théâtre ? Tant de questions jetées pêle-mêle par Igor Mendjisky et sa bande pour construire un spectacle fort, drôle, émouvant, sans doute un poil fouillis, mais salvateur et nécessaire.

 

Sans trop dévoiler de la représentation, citons quelques trouvailles et instants magiques qui nous resteront longtemps en mémoire. La scène d’ouverture, à l’image de cet esprit de troupe un brin potache qui est leur marque de fabrique. La scène au bord de l’eau, entre violence charnelle et rêverie hypnotique. L’ambiance cabaret qui flotte sur le décor naturel des Bouffes du Nord. La scène des obsèques du Loup (eh oui, on a croisé un loup et trois petits cochons !) qui nous offre la clé d’un titre de pièce délicieusement énigmatique. Le talentueux multi-instrumentiste Raphaël Charpentier qui fait partie intégrante du récit. Et tous ces personnages, attachants ou monstrueux. Chopalovitch le chef de troupe philosophe, le Broyeur et son trombone ensanglanté, Sophie la danseuse envoûtante, Gina et Babich au langage fleuri, Miloun le militaire qui se rêve comédien… Et puis Victor, sans doute le plus émouvant de tous. Brisé par la vie, celui-ci a décidé de s’en inventer une autre. Une existence qui ne serait que jeu, un destin où le monde entier serait une immense scène de théâtre…

Igor “Chopalovitch-Mendjisky” et sa troupe ambulante nous donnent envie, s’il en était besoin, d’aller encore et toujours plus au théâtre :

1 – Comme toujours dans les propositions créatives des Sans Cou, on sent le plaisir qu’ils ont pris dans l’écriture collective…
2 – …un plaisir palpable sur scène, totalement communicatif, qui nous accompagne bien au-delà des deux heures que durent le spectacle.
3 – Un plaisir qui fonctionne sur petits et grands : emmenez-y vos ados, ils adoreront !

MADAME BOVARY - Flaubert - Molaro - Theatre de Poche

Madame Bovary, plus vivante que jamais !

Madame Bovary – spectacle vu le 24 février 2016
À l’affiche du Théâtre de Poche-Montparnasse
De Gustave Flaubert, adaptation Paul Emond
Mise en scène Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Avec Sandrine Molaro, David Talbot, Gilles-Vincent Kapps, Félix Kysyl ou Paul Granier

Un gracieux rendez-vous avec Emma…

Ce Madame Bovary enchante. Quatre comédiens, quatre chaises, un grand champ échevelé de vent en toile de fond, quelques instruments de musique, un brin musette nostalgique, un soupçon rock bien dosé, un violon un peu gitan, des costumes presque intemporels mais discrètement évocateurs, une belle robe bleue en écho à celles du roman; et de la fantaisie, du talent, un regard aigu et attentif sur les protagonistes : voilà de quoi faire revivre Emma Bovary et ses rêves…

C’est gracieux et touchant, intelligent et tonique. Ici la simplicité est une richesse.

L’adaptation de Paul Emond, pleine d’esprit, trouve le juste équilibre; chacun des personnages s’y déploie sans manichéisme, mû par ses pulsions de vie autant que par ses ombres. Narration, saynètes, intermèdes musicaux s’y entremêlent avec légèreté, comme naturellement. Les comédiens glissent du récit au jeu avec aisance, ça imprime un joli rythme, très souple, à la représentation.

Sur le visage malléable de Félix Kysyl peuvent s’inscrire avec autant de véracité et de justesse la rugueuse mère Bovary que le tendre et juvénile Léon.

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© Brigitte Enguerand

Des souvenirs de classe pouvait ressurgir une madame Bovary plutôt victime de sa place de femme de ce milieu et de cette époque, étouffée par son mariage sans romantisme – de surcroît assorti d’une belle-mère sacrément castratrice !, assez passive et rêveuse; mais on la découvre ici active dans sa revendication d’émancipation et de plaisir, hédoniste, tellement exaltée de se découvrir elle-même qu’elle en devient égocentrique – se rendant sourde aussi bien à son mari qu’au doux Léon… Sandrine Molaro est pétillante, émouvante, elle donne un air d’aujourd’hui à son Emma avide de s’ébrouer de son ennui, c’est une madame Bovary plus vivante, plus désirante que jamais !
David Talbot offre aussi un portrait de Charles Bovary plus nuancé que les vestiges des lectures de collège ne le laissait soupçonner, il lui apporte une grande douceur, de la bonté, qui en font un brave homme amoureux éperdu plus qu’un cocu sans cervelle.
Gilles-Vincent Kapps est impeccable dans chacun de ses personnages, son entrée en flamboyant Rodolphe sur un riff de guitare est particulièrement savoureuse… et, sans pour autant cherche à trouver des excuses à son Rodolphe – jouisseur, égoïste, couard -, il en fait un homme pas plus courageux ni plus méprisable qu’un autre à vouloir “sauver sa peau”, se préserver de la fièvre grandissante d’Emma…

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Les autres personnages, pharmacien, commerçant…, sont impeccablement dessinés en quelques traits nets, les comédiens nous promènent de l’un à l’autre sans artifices pesants mais avec précision.

Loin d’être simples illustrations, les bouffées de musique permettent au lyrisme de se glisser dans le texte avec sans doute plus de spontanéité et de poésie que si les comédiens devaient les porter entièrement par le dialogue.

Malices et légèreté de l’adaptation, anachronismes des musiques, surprises de l’humour…

Peut-être certains pourront regretter d’y perdre quelque chose de la mélancolie, de la tragédie, de Madame Bovary, mais, portés par l’incarnation sensible et généreuse des quatre comédiens, on y gagne de l’énergie, de l’acuité, de la fluidité, de la fraîcheur; et on n’y a pas perdu une certaine gravité, ce qu’Emma peut avoir de dur, de brutal, dans sa dévoration et de déchirant dans sa façon de s’abandonner à corps perdu, ce que Charles peut avoir de poignant dans sa naïveté, dans son impuissance, dans son deuil, et on a le cœur qui se serre avec lui quand il croise Rodolphe et lui dit “je ne vous en veux pas, c’était la fatalité”…

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Traces, ou The magnificent Seven

Traces – Spectacle vu le 25 février 2016
A l’affiche du Théâtre Bobino jusqu’au 30 avril 2016
Un spectacle de la Compagnie Les 7 Doigts de la main

Spectacle ultra-contemporain, moderne et à la bonne humeur délicieusement contagieuse, Traces est à ne surtout pas louper !

Les 7 doigts de la main. Ce nom de scène, inventé en 2002 par un collectif de circassiens d’outre-Atlantique illustre la combinaison de talents et d’expériences visant une unité artistique. Aujourd’hui, sur toutes les scènes de tous les pays du monde, les 7 doigts de la main se démultiplient à notre plus grand plaisir. Jusqu’au 23 avril, c’est à Bobino que l’on peut découvrir Traces, qui fête ses dix ans de tournée mondiale. Les 7 doigts de la main : ce nom imaginé par les fondateurs résonne parfaitement avec ce qu’incarnent leurs héritiers sur une scène de théâtre. Aussi vrai qu’une main n’a pas 7 doigts, un numéro de cirque n’est jamais aussi mobile et protéiforme que ceux qu’ils nous offrent ici. Et vous n’aurez pas assez de vos deux yeux pour apprécier l’intégralité de leurs prouesses.

TRACES, Chinese Hoops

©Valérie Remise

Traces, c’est l’histoire de sept jeunes gens hypervitaminés, six garçons et une fille. Anne-Marie, Kevin, Kai, Lucas, Yann, Harley et Enmeng originaires de Québec, Etats-Unis, Australie, France, Canada, Queensland et Chine ont une immense qualité, au-delà de leur immense talent : ils ne se prennent pas au sérieux. Conséquence de cet état d’esprit : ils parviennent à nous faire oublier qu’ils travaillent comme des athlètes forcenés. Tout parait tellement simple, tellement facile, tellement accessible. Ils sautent, virevoltent, volent, plongent, se plient et se déplient, se nouent et s’enroulent, chantent, rient, dansent, tourbillonnent… Et nous électrisent, en toute simplicité, en toute humilité.

Il est des shows qui provoquent chez le spectateur une bonne humeur instantanée. Des numéros qui font claquer des doigts, taper des mains, des pieds, battre le coeur. Des spectacles dont on ressort plus léger, plus zen, plus gai. Traces est indéniablement de ceux-là : on vous aura prévenus !

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Que vous soyez fan des 7 doigts de la main ou totalement néophyte, précipitez-vous à Bobino avant que la tournée de Traces ne reparte à l’autre bout du monde :

1 – Du cirque, oui, mais à des années lumières des cirques Bouglione, Gruss et consort.
2 – Les sept artistes ont la vitalité, l’énergie, le peps et l’enthousiasme de leur vingt-cinq ans.
3 – Et cette vitalité, cette énergie, ce peps et cet enthousiasme, ils nous l’insufflent avec la générosité qui les caractérisent.

 

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Kvetch, ou comment gérer ses démons intérieurs

Franck et Donna sont mariés et s’ennuient dans leur vie étriquée de petits-bourgeois. Une fois par semaine ils reçoivent la mère de Donna à dîner. Ce soir-là, Franck invite également son collègue Hal qui vient de se séparer de sa femme. Voilà pour le “pitch” d’un début de pièce qui pourrait sembler fort banal. Ce serait sans compter les fameux “kvetchs“. Les “kvetchs” en yiddish sont ces vilaines pensées qui se terrent au fond du cerveau et qui ont vocation à y rester. Le sous-titre de la pièce – “Les mots à l’arrière de nos têtes” – dévoile l’intention de l’auteurCes apartés, ces dialogues intérieurs de chaque protagoniste vont totalement modifier les situations et les rapports.

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© Giovanni Cittadini Cesi

Et si l’on exprimait tout haut ce que l’on pense tout bas ? Si l’on se laissait un peu aller à dire tout ce qui ne se dit pas ? Quel serait le résultat ? Kvetch apporte une partie de la réponse…

Résultat, ils sont quatre au plateau, pour interpréter cinq personnages. Mais ils semblent tellement plus nombreux !… La mise en scène de Sophie Lecarpentier est très énergique, très fluide. Prenant le parti de réinventer les figures à mesure qu’elles expriment leurs “kvetchs”. Dans une sorte de chorégraphie, de langage corporel. Une danse amplifiée par les sons de l’alto qui procurent un vrai relief au spectacle.

Le principal risque lorsqu’on monte ce texte de Berkoff est de “tourner un peu en rond”, une fois passée la découverte du procédé au premier acte. Pas de lassitude ici. Les comédiens parviennent à nous embarquer et nous retenir dans leurs histoires intérieures, leurs peurs, leurs phobies, leurs phantasmes… A tel point qu’en sortant, on se dit que cela ferait parfois du bien de libérer ses propres “kvetchs”…

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Profitez de la prolongation au Rond-Point jusqu’au 28 février pour découvrir ce que la metteure en scène définit comme “un vaudeville et une tragédie shakespearienne” :

1 – L’occasion de découvrir cette pièce montée d’une façon énergique, intelligente et hilarante.
2 – Les quatre comédiens font des prouesses, chacun d’eux est multiple. Mention spéciale pour Anne Cressent et Stéphane Brel.
3 – L’altiste Bertrand Causse joue les chefs d’orchestre des satanés “kvetchs” et c’est peut-être la vraie bonne idée du spectacle.

Kvetch – Spectacle vu le 23 février 2016
A l’affiche du Théâtre du Rond-Point jusqu’au 28 février 2016 puis en tournée (date ici)
Une pièce de Steven Berkoff
Mise en scène : Sophie Lecarpentier

“Nous qui sommes cent” par les Intrépides…un collectif qui porte bien son nom

Nous qui sommes cent – Spectacle vu le 13 octobre 2015 au Théâtre des Déchargeurs
À l’affiche du Théâtre de la Manufacture des Abbesses, jusqu’au 16 mars 2016 
Une pièce de Jonas Hassen Khemiri
Mise en scène Laura Perrotte

© Jean-François Faure

 

Intrépides au point de s’autoproclamer comme telles, Caroline Monnier, Laura Perrotte et Isabelle Seleskovitch ne sont pas trop de trois pour nous renvoyer à nos mille et unes voix intérieures…

Elles sont cent. Peut-être bien plus que cela. Et cependant elle est désespérément seule, cette femme qui nous parle d’elle. Qui nous parle de nous. Au travers d’une multitude de voix qui résonnent ici et maintenant. Des voix qui nous touchent, nous embarquent, nous renvoient à nos propres démons.

Physiquement, réellement, au plateau, elles ne sont que trois. Trois comédiennes pour incarner ces cent et quelques voix. Trois intrépides encore peu connues qui portent bien leur nom. Intrépides lorsqu’elles décident, en direct de l’Ecole Blanche Salant, de monter ce projet un peu fou. Intrépides dans le choix d’un texte contemporain qui en déroutera sans doute certains. Un texte ultra féministe né de la plume d’un poète dont les origines suédoises et tunisiennes l’ont très tôt exposé à la question du langage. Un texte multi-culturel écrit par un “barjo des mots”, comme il se désigne lui-même.

Intrépides, les trois comédiennes le sont tout spécialement dans leur jeu. Elles n’hésitent pas à prendre des risques, sans que cela n’altère jamais la justesse de leur interprétation. Caroline Monnier, tellement naturelle dans le rôle de la jeune rebelle – pour un peu, on prendrait les armes à ses côtés. Isabelle Seleskovitch, si émouvante dans la femme qui doute, tour à tour fragile et exaltée. Laura Perrotte a relevé la gageure de se mettre elle-même en scène à leurs côtés. Elle endosse le rôle de la “femme mûre”. Celle qui, arrivée au bout du chemin, se retourne et interroge ses “différents mois”. Celle qui nous fait réaliser, au final, que nous aussi, nous sommes décidément cent…

Le Théâtre des Déchargeurs ne s’y est pas trompé, en programmant jusqu’au 7 novembre prochain leur potentielle prochaine “pépite” :

1 – Les Intrépides nous font découvrir Jonas Hassen Khemiri, cet auteur multiculturel encore trop peu connu en France.
2 – Les trois comédiennes relèvent un défi de taille : sur scène elles ne sont pas une, ni trois, elles sont multiples et toujours parfaitement justes.
3 – Chacun, chacune de nous se projettera nécessairement dans l’une ou plusieurs de ces différentes facettes qu’elles incarnent, et pour ce voyage au travers de nous-mêmes nous ne pouvons que leur dire merci!

ELECTRONIC KIT PRESS

 

INTERVIEW

 

Le jeu de l’amour et du hasard : un Marivaux acidulé qui “donne la pêche”!

Spectacle vu au Théâtre Côté Cour le 17 mai 2015
Reprise au Lucernaire du 6 avril au 4 juin 2016
Par la Compagnie “La Boîte aux lettres”
Mise en scène Salomé Villiers

 

 

Reprise au Lucernaire de cette mise en scène qui fait la part belle à la langue toujours aussi moderne de Marivaux.

Près de deux mois après la mise en ligne de ce blog, et à six semaines du lancement du Festival Off d’Avignon 2015, il n’est que temps de consacrer une rubrique aux compagnies de théâtre qui n’en finissent pas de nous surprendre.
Voici par exemple le travail de la compagnie “La Boîte aux Lettres”, née en 2009 de la rencontre de Salomé Villiers, Bertrand Mounier et François Nambot.

Rappelons l’argument de départ de la pièce de Marivaux. Silvia accepte difficilement d’être mariée par son père à un inconnu. Pour observer tout à loisir le caractère de ce fameux prétendant, elle endosse le costume de sa suivante Lisette. Péripéties et rebondissements seront au rendez-vous, jusqu’à ce que l’amour finisse par triompher, par jeu et par hasard!…

Le parti pris de Salomé Villiers, qui met en scène et interprète le rôle de Silvia était de donner un côté “rock” à la pièce de Marivaux. Ainsi les costumes d’époque sont-ils remplacés par des tenues mode tendance “psychédélique”. De même la musique nous entraîne-t-elle du côté des Sonics et des Troggs. L’usage de la vidéo apporte également un petit côté décalé à ce spectacle. Personnellement ce n’est pas ce que je retiendrai de cette mise en scène. Le plus important restant le texte : la langue de Marivaux qui n’a pas besoin d’être modernisée tellement elle demeure contemporaine. Et cette langue est servie par une troupe de comédiens réellement talentueuse.
Salomé Villiers campe une Silvia touchante dans son désarroi, Raphaëlle Lemann une Lisette époustouflante de justesse, Philippe Perrussel un Orgon tout en nuances, François Nambot un Dorante séduisant de sincérité, tandis qu’Etienne Launay et Bertrand Mounier rivalisent de drôlerie.
Ensemble, ils nous font rire, ils nous émeuvent, ils nous étonnent et nous enchantent.

Trois raisons d’aller faire un petit tour au Lucernaire

1 – Pour découvrir ou redécouvrir ce texte toujours aussi moderne de Marivaux : à mon sens sa plus belle pièce.
2 – Pour les comédiens réunis par Salomé Villiers, avec mention spéciale “aux filles” : Salomé Villiers et Raphaëlle Lemann sont bourrées de talent.
3 – Rien de tel pour chasser “le spleen du dimanche soir” : testé pour vous, l’effet est garanti, sur les grands et les petits! Un Marivaux acidulé, puisque je vous le dis!

 

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INTERVIEW

Mangez-le si vous voulez…

Inspiré de faits réels

Vu pour la première fois à Avignon en 2013
Mise en scène : Clotilde Morgièvre et Jean-Christophe Dollé – Compagnie Fouic Théâtre

 

Copyright : Gérard Flandrin

“Quand la talentueuse compagnie des “Fouic” met en scène le roman de Jean Teulé, cela donne un spectacle ultra rock à déguster sans modération…”

Mieux vaut prévenir : ce spectacle est de ceux qui dérangent, qui mettent mal à l’aise.
De ceux qui questionnent sur l’humanité. Ou plutôt sur la part d’inhumanité qui sommeille en chacun de nous…

En juillet 2013, je découvre “Mangez-le…” à Avignon, dans une salle minuscule qui affiche très vite complet, bouche-à-oreille oblige…
Je suis “scotchée”, tous mes sens en émoi. A la fois écoeurée et ravie de voir ces comédiens repousser les limites de l’ignominie.

Pour ceux qui n’ont jamais entendu parler de ce spectacle, malgré le buzz de l’année dernière, petite séance de rattrapage…
Le titre de la pièce “Mangez-le si vous voulez” est la réplique qui fait tout basculer. Car “le” n’est ni un steack, ni un éclair au chocolat.
“Le”, c’est “lui” : Alain de Moneÿs, aristocrate d’une trentaine d’années dont la seule erreur fut de se trouver sur une foire de paysans un jour de 1870.

La pièce est tirée du roman de Jean Teulé, lui-même inspiré du fait divers de Hautefaye.
Fait divers, drame criminel, “affaire” : autant de termes qui recouvrent une réalité. Celle d’un notable de province que ses voisins et amis ont lynché, torturé, immolé par le feu…pour finalement le dévorer.

Comment mettre en scène un tel supplice? Rendre compte de la bêtise humaine ? Raconter en une heure trente cette folle journée de 1870?
Les Fouic ont relevé le défi. Ils n’ont pas lésiné sur les effets de mise en scène. Offrant notamment un rôle en or à une cuisine en formica très “fifties” ainsi qu’à deux musiciens électro.

Pascal Guillaume -de la société de production Ki m’aime me suive – avait repéré cette pépite à Avignon. Il lui a offert “une seconde vie” dans son théâtre parisien, le Tristan Bernard, entre janvier et avril 2014.
Ce qui a contribué à lancer la tournée actuelle et m’a accessoirement permis d’en reprendre une bouchée!…

Trois raisons de ne pas louper le spectacle “Mangez-le si vous voulez” lorsque la tournée passera près de chez vous

1 – Pour le talent de mise en scène et d‘interprétation de Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgièvre. Pour leur audace, surtout – ils osent repousser les limites jusqu’à l’insoutenable …
2 – Pour les deux musiciens à qui l’on doit le côté “rock&drôle” de ce spectacle-réalité.
3 –Pour réfléchir sur notre propre part de folie, car le “drame de Hautefaye” n’est hélas qu’une illustration de cette “bascule” qui peut s’opérer en chacun de nous.

INTERVIEW

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