Britannicus, Néron et… Dominique Blanc

Britannicus – spectacle vu le 8 mai 2016
A l’affiche de la Comédie-Française jusqu’au 23 juillet 2016
Mise en scène : Stéphane Braunschweig
Avec : Clotilde de Bayser, Laurent Stocker, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, Benjamin Lavernhe, Dominique Blanc et les élèves-comédiens de la Comédie-Française

 

« Et ton nom paraîtra, dans la race future, – Aux plus cruels tyrans une cruelle injure. » – Britannicus, Jean Racine

 

Une porte immense et immaculée en avant-scène. Une porte posée, là, qui ne clôt aucun espace. Une porte seule, sans mur aucun. Une porte qui disparaîtra plus tard mais qui, pour l’heure, dévoile une Agrippine qu’on attendait depuis longtemps. Car il nous aura fallu de la patience, à nous autres fidèles spectateurs du Français. Qui avions eu la bonne surprise de voir Eric Ruf confier à Stéphane Braunschweig la mise en scène de Britannicus. Qui avions appris l’engagement de Dominique Blanc au sein de la troupe, dont le premier rôle serait celui d’Agrippine. Qui avions découvert plus tard le reste de la distribution. Georgia Scalliet en Junie, Laurent Stocker en Néron, Stéphane Varupenne en Britannicus, Benjamin Lavernhe en Narcisse, Hervé Pierre en Burrhus – l’affiche faisait déjà rêver.

Le résultat est à la hauteur de l’attente. D’abord parce que la mise en scène du tout nouvel administrateur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe est précise, fluide, accessible, soignée, léchée, esthétique et concrète. Dans un décor ultra contemporain – immense table ornée de chaises en cuir et moquette « rouge puissance » – se dressent ces fameuses portes, symboles des coulisses du pouvoir.

 

Britannicus_Dominique-Blanc-Hervé-Pierre-Clotilde-de-Bayser-Comédie-Française
© Brigitte Enguerrand – collection Comédie-Française

 

Le résultat est là parce que Dominique Blanc est une immense tragédienne. Le personnage d’Agrippine évolue énormément tout au long de la pièce, ce qui permet à la nouvelle pensionnaire de dévoiler la palette inouïe de son jeu. Préoccupée par le changement de son fils, ambitieuse, possessive et craignant de ne plus exercer sur Néron l’autorité d’antan, elle cherche la meilleure alliance possible. Vaut-il mieux s’unir au fils de son second mari, Britannicus – un Stéphane Varupenne touchant de sincérité ? Ou bien à Burrhus, le gouverneur de Néron – formidable Hervé Pierre, tout en mansuétude et humanité ?

Le long plaidoyer-réquisitoire de l’acte IV, au cours duquel Agrippine tente d’obtenir la libération de Britannicus par Néron, est le point culminant de la pièce. Car pour tenir tête à Dominique Blanc, il ne fallait pas moins que le remarquable talent de Laurent Stocker. Ce « monstre naissant », tel que le décrit sa propre mère, ce Néron assoiffé de pouvoir, prêt à tout pour le conserver, y compris faire assassiner son demi-frère. D’un point de vue plus psychologique, Stéphane Braunschweig veut montrer que « l’impossibilité d’obtenir l’amour de sa mère se retourne en haine ».

 

Britannicus Laurent-Stocker-Stephane-Varupenne-Comédie-Française
© Brigitte Enguerrand – collection Comédie-Française

 

Laurent Stocker campe un Néron comme pris au piège de son propre destin. Sous l’influence de Narcisse – Benjamin Lavernhe, glacial de détermination et de duplicité – il va commettre des crimes qui le dépassent : enlever Junie (la touchante Georgia Scalliet), se parjurer face à sa mère, emprisonner puis assassiner Britannicus. Laurent Stocker laisse percevoir un personnage qui est tout sauf manichéen. Comme le sont et le seront toujours les tyrans de son espèce.

Stéphane Braunschweig et Dominique Blanc font tous deux leur entrée dans la maison de Molière, leur Agrippine est au centre d’un spectacle très réussi 

1 – La scénographie traduit parfaitement le souhait de Stéphane Braunschweig de transposer la tragédie de Racine dans les coulisses d’un pouvoir façon « House of Cards » .
2 – Autour d’une nouvelle pensionnaire transcendante, les comédiens du Français nous livrent un jeu précis, nuancé, fluide, incisif et saisissant.
3 – Ce texte écrit en 1669 semble d’une terrible actualité, dans sa version  « braunschweigienne » 2016.

L’Avare, version dynamite de Ludovic Lagarde

L’Avare – spectacle vu le 23 avril 2016 à la Comédie de Reims.
Voir les dates de tournée ici
Mise en scène : Ludovic Lagarde
Avec : Laurent Poitrenaux, Christèle Tual, Julien Storini, Tom Politano, Myrtille Bordier, Alexandre Pallu, Marion Barché, Louise Dupuis

La peste soit de l’avarice, mais pas de cet Avare-là !

Harpagon est dans l’import-export et il a transformé sa maison en entrepôt pour garder sous les yeux sa marchandise : des dizaines de caisses, palettes, boîtes, s’amoncellent sur le plateau. Mais aujourd’hui, on lui a donné du « cash », qu’il a dû dissimuler dans son jardin. Angoisse insupportable, le jour où il doit annoncer son mariage avec la jeune Marianne…

C’est l’une des nombreuses grandes idées de Ludovic Lagarde, qui s’empare de ce classique en le transposant dans notre siècle actuel. Ce qui est toujours un défi : les exégètes ronchons s’interrogent souvent sur l’utilité de ce qui peut être perçu comme une coquetterie. Il n’est en rien ici !

Tout au long de ces 2 heures 40, on entend Molière sous un jour inédit, grâce aux efficaces trouvailles qui en soulignent le sens… Au point qu’on se demande souvent si le texte n’a pas été réécrit, tant il semble coller à ces partis-pris de mise en scène. C’est ici que la magie survient : pas une ligne n’a été modifiée (à l’exception de la toute fin, allégée), et tout fonctionne à merveille.

 

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©Pascal Gély

La troupe de comédiens réunie par Ludovic Lagarde a l’énergie communicative. Il faudrait tous les citer, mais on retiendra Alexandre Pallu, qui compose un hilarant Valère, lèche-bottes et manipulateur, Myrtille Bordier, qui campe une Elise à la limite de la bipolarité, et Louise Dupuis, formidable Maître Jacques, tenancière de food-truck, toute en irrévérence gouailleuse.

Et puis, bien sûr, il y a Laurent Poitrenaux. Il virevolte, il sautille. Il éructe, il minaude. Il s’agite, il s’étire. Il terrorise son petit monde, tout en souffrant au plus profond de son propre avarice. Il exploite au mieux la palette infinie de son jeu et de son corps élastique pour nous proposer un Harpagon halluciné, emprisonné dans sa folie violente, absurde sans être mortifère, presque flamboyante. Ce soir-là, à la Comédie de Reims, les 700 spectateurs se sont levés d’un seul homme pour une longue ovation. Et cet hommage unanime, rare sur une scène nationale, était payé comptant.

Cet Avare a été créé en octobre 2014 à la Comédie de Reims et a beaucoup tourné depuis : la centième n’est pas loin, d’autres dates sont à venir en Province et c’est tant mieux !

1 – Les trouvailles de Ludovic Lagarde et de ses comédiens ne sont jamais gratuites et on entend le texte de Molière comme rarement.
2 – Laurent Poitrenaux, hallucinant Harpagon, chef d’entreprise et de famille, mène une troupe à l’énergie communicative.
3 – Il est réellement incompréhensible qu’aucune scène nationale parisienne n’ait encore programmé cet Avare…il est encore permis d’espérer.

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Reprise du Tartuffe de Luc Bondy à l’Odéon Théâtre de l’Europe

Le plateau des Ateliers Berthier façon échiquier géant nous invite à une partie où tous les coups sont permis. Que d’énergie dans ce spectacle, de plaisir, de sensations, de beauté, de subtilité, d’intelligence, d’efficacité, de trouvailles. Ce qui passionnait Luc Bondy dans Tartuffe, c’est l’histoire de famille que raconte la pièce – « parce qu’elle fournit un modèle de toute une société ». Et quelle famille que celle d’Orgon ! À commencer par lui, ce maître de maison qui ne l’est plus du tout, un être influençable, malléable, manipulable. En adoration totale devant celui qui l’a « tartuffié ».

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© Thierry Depagne

Les histoires de famille finissent mal en général, mais pas toujours…

Autour d’un formidable Samuel Labarthe, tous semblent en souffrance. Son épouse Elmire – flamboyante Audrey Fleurot qui reprend le rôle créé par Clotilde Hesme – délaissée, négligée, abandonnée… Sa fille Marianne – la prometteuse Victoire du Bois qui fut une magnifique Sacha, dans l’Ivanov de Luc Bondy – introvertie, timide, gauche, mal dans sa peau, éperdue d’amour et promise à un autre. Son fils Damis, – irrésistible Pierre Yvon – impétueux et prêt à en découdre avec la monstruosité, l’ignominie qui rôdent dans la demeure. Son frère, peut-être le plus raisonnable de tous, et sa mère, encore plus entichée de Tartuffe représentent les deux extrêmes de cette cellule familiale moribonde.

Pour faire éclater ce noyau familial, pour en dénouer les liens un à un, Luc Bondy avait eu cette idée géniale de faire appel à Micha Lescot. Longiligne en dépit d’une fausse bedaine, dégingandé, svelte et voûté, agile et souple, il apparaît brusquement, il est là sans qu’on l’ait vu arriver. Malsain à souhait, obséquieux, inquiétant, dérangeant, louche, menaçant, terrifiant. Evoquant une sorte de créature mi-insecte, mi-lombric. Toutes ses scènes sont glaçantes, même si certaines nous font rire, comme celle où il s’en prend à Damis. Pas de doute, Luc Bondy nous a légué ici une mise en scène mémorable, et pleine de vie…

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Jean Giraudoux déclarait que « la plupart des pièces que nous considérons comme des chefs d’oeuvre tragiques ne sont que des débats et des querelles de famille » :

1 – C’est bien sous cet angle que Luc Bondy avait abordé l’une des plus belles pièces de Molière.
2 – La distribution qui n’est pas celle d’origine est encore plus percutante, notamment grâce au talent de Samuel Labarthe.
3 – Sur le plateau, on assiste à une histoire parallèle : celle d’une troupe de comédiens devenus orphelins, qui chaque soir rend hommage à un immense artiste.

Tartuffe – Spectacle vu le 28 janvier 2016 aux Ateliers Berthier
A l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 25 mars 2016
Mise en scène : Luc Bondy

 

La Cerisaie de Christian Benedetti, percutante

Pour moi, il y a Tchekhov, Shakespeare, Molière… et les autres. Et pour moi, en première place du trio, il y a Tchekhov. Alors forcément, je guette les multiples mises en scène de ses différentes pièces, et s’il m’arrive d’être déçue je ne manquerais pour rien au monde ces rendez-vous. Et forcément, parmi ces rendez-vous, je ne pouvais louper la rencontre d’exception avec la Cerisaie de Christian Benedetti. Car amoureux de Tchekhov, il l’est depuis fort longtemps ! À tel point qu’il s’est lancé, voilà plus de cinq ans, dans le projet de monter l’intégralité de l’œuvre. Après La Mouette, Oncle Vania et Les Trois Sœurs, voici donc « sa » Cerisaie. Ultime pièce d’Anton Tchekhov. Celle dont il sait qu’elle sera la dernière. Celle qui l’accompagne inexorablement vers la mort.

Comme le dit très justement Christian Benedetti, « il faut accepter de ne pas tout comprendre chez Tchekhov ». Cette œuvre inépuisable est souvent traduite par des mises en scène obscures, nébuleuses, voire inintelligibles… Rien de tout cela chez Benedetti ! Son spectacle est fluide, limpide. Il s’écoule à toute vitesse. Il nous embarque dès les premières secondes. A tel point qu’on a du mal à les quitter, ces Lioubov, Varia, Lopahkine, Gaïev et consorts. On ressort nostalgique. Car on a passé des moments de pur bonheur avec chacun d’eux. Outre le rythme effréné, la scénographie dépouillée, réduite à l’essentiel – celle-là même que Tchekhov revendiquait – la vraie réussite de ce spectacle tient à la direction d’acteurs. Christian Benedetti parvient à faire cohabiter leurs partitions respectives, à nous enticher de chacun des rôles, à guetter les instants de collision. La distribution est parfaite : il faudrait tous les citer.

Au final, on quitte le Théâtre du Soleil en rêvant de ces « Nuits Tchekhov » que la Compagnie Benedetti nous offrira un jour. Tant il est vrai que ce dialogue privilégié entre les deux compères est délicieusement infini…

Poursuivant ce qui, un jour, fera date dans l’exploration de l’œuvre de Tchekhov, Christian Benedetti nous jette un sort :

1 – La pièce « aussi abstraite qu’une symphonie de Tchaïkovsky », il sait nous la rendre accessible et perceptible.
2 – Trop souvent l’émotion n’est pas au rendez-vous ; ici on rit, on pleure, on est gai et mélancolique.
3 – Cette mise en scène libérée de tout artifice rejoint le propos de Tchekhov : « il faut effrayer le public, c’est tout, il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir une fois de plus ».

À ne louper sous aucun prétexte : une conversation avec le génie Tchekhov, orchestrée de main de maître par Christian Benedetti.

La Cerisaie – Spectacle vu le 31 janvier 2016 au Théâtre du Soleil
A l’affiche jusqu’au 14 février 2016, puis en tournée
Adaptation du texte d’Anton Tchekhov : Brigitte Barilley, Laurent Huon, Christian Benedetti
Mise en scène : Christian Benedetti

 

 

Roméo et Juliette : le couple inattendu et incandescent d’Eric Ruf

Pour assister à ce Romeo et Juliette, il faut avant tout se départir de tout cliché, tout poncif entourant cette tragédie romantique. L’un des mythes les plus connus, et paradoxalement l’une des pièces les moins jouées de ce cher William. Sans doute les metteurs en scène craignent-ils de se trouver embourbés sous les couches successives de ces fameux clichés.
La vraie bonne surprise : Eric Ruf réussit à donner une lecture totalement nouvelle de cette histoire « archi-connue ». Le parti pris de déplacer l’intrigue dans la Sicile des années 30 fonctionne à merveille. Dès les premiers instants, on est saisi par la chaleur, la langueur, la douce apesanteur de cette contrée. Et surtout, on plonge pendant toute la première partie dans une infinie légèreté. Comme par magie, Eric Ruf nous fait oublier l’imminence du drame.

ROMEO ET JULIETTE -Jérémy Lopez Suliane Brahim

©Vincent Pontet coll. Comédie-Française

Tout d’abord on écoute, charmé, une voix : celle qui nous permet de reconnaître un Serge Bagdassarian physiquement transformé, au jeu toujours aussi brillant. Puis on assiste, ravi, à la préparation de la fête chez le couple Capulet formé d’une facétieuse Danièle Lebrun et d’un formidable Didier Sandre. Et puis, au plus fort de la fête, au détour d’une réjouissante farandole, on assiste médusé au coup de foudre qui conduira Roméo et Juliette au tombeau. Les scènes entre ces deux-là sont d’une justesse, d’une simplicité, d’une évidence, d’une sobriété qui les rendent d’autant plus émouvantes. A l’image de ce premier rendez-vous que nous propose Eric Ruf : la lumineuse, solaire, aérienne, lyrique, sublime Suliane Brahim est à quelques mètres au-dessus d’un Jérémy Lopez troublant de vérité, authentique et captivant.

Puis vient le drame, d’autant plus brutal que la grâce des scènes précédentes l’avait gommé de nos mémoires. Le sang appelle le sang, la vengeance et la haine reprennent leurs droits, et l’histoire, hélas, se termine telle qu’elle a toujours été contée…

Eric Ruf fait souffler sur le plateau un vent de légèreté qui balaye toutes les images d’Epinal et nous transporte dans « son » Roméo et Juliette :

1 – Il est somme toute assez rare de pouvoir rencontrer ce couple mythique sur les planches : la pièce n’avait pas été jouée depuis 60 ans au Français !…
2 – Le duo formé par Suliane Brahim et Jérémy Lopez nous enflamme, nous chavire et nous charme.
3 – La scénographie, la lumière, les costumes, les chorégraphies, les arrangements musicaux : tout concourt à créer un spectacle d’une bienfaisante et absolue beauté.

 

Le patron de la Comédie-Française parvient à nous « désapprendre » la légende pour nous conter une tragique et belle histoire d’amour…

Roméo et Juliette – Spectacle vu le 10 janvier 2016
Reprise à la Comédie-Française du 30 septembre 2016 au 1er février 2017
De William Shakespeare, mise en scène Eric Ruf

Les Rustres Bruno Rafaeli

Les Rustres jubilatoires de Jean-Louis Benoit

Les Rustres – Spectacle vu le 13 décembre 2015
A l’affiche du Théâtre du Vieux-Colombier jusqu’au 10 janvier 2016
De Carlo Goldoni, mise en scène Jean-Louis Benoit

©Christophe Raynaud de Lage coll. Comédie-Française

On adore détester ces Rustres et voir leurs épouses se rebeller peu à peu contre tant de rudesse et de grossièreté. 

En cette période de fin d’année, il est toujours agréable de programmer des sorties théâtre en famille.
Ne manquant pas à sa réputation, la Comédie-Française propose actuellement deux spectacles jubilatoires. Côté Studio-Théâtre, il ne faut pas louper la reprise du Loup de Marcel Aymé dans une mise en scène de Véronique Vella, avec l’excellent Michel Vuillermoz. Côté Vieux-Colombier, vous avez rendez-vous avec les Rustres de Carlo Goldoni, dans une mise en scène jouissive de Jean-Louis Benoit.

Qui sont-ils exactement, ces rustres? Trois compères sauvages, grossiers, pingres, rustiques, impolis, bourrus…et tellement drôles à la fois. Le trio interprété par l’inégalable Christian Hecq – génie comique du moment – le désopilant Bruno Raffaeli et le bougonnant Nicolas Lormeau fonctionne à merveille. L’intrigue est assez simple : Lunardo (Christian Hecq) veut marier sa fille Lucietta (Rebecca Marder, nouvelle recrue du Français) à Filippetto (Christophe Montenez) qui est le fils de son ami Maurizio (Nicolas Lormeau). Il veut les marier, mais sans qu’ils se soient rencontrés au préalable.

Chez Goldoni, les femmes sont aussi sensées, philosophes et généreuses que leurs époux sont mufles, goujats et bornés. La plus hardie et téméraire de toutes, Felice (formidable Clotilde de Bayser) incarne une sorte de féministe avant l’heure qui mène son mari (le doyen Gérard Giroudon) par le bout du nez. C’est elle qui manigancera une entrevue entre les deux jeunes gens. C’est grâce à son audace que ses amies (Céline Samie et Coraly Zahonero) se rebelleront contre leurs rustauds de maris. C’est elle qui aura le dernier mot, laissant entendre la voix de Goldoni à travers son plaidoyer final. Une voix qui prône ouverture aux autres, bienveillance et hauteur de vue… Une voix qui résonne en nous bien après le spectacle.

Au Vieux-Colombier, on échauffe ses zygomatiques en même temps qu’on médite sur la nature humaine :

1 – Jean-Louis Benoit qui connaît bien la maison de Molière y revient avec une gaieté communicative.
2 – L’alchimie entre l’intelligence de ce metteur en scène et le talent de la troupe parvient à transcender le « génie Goldoni ».
3 – En à peine deux scènes, et quelques mois après sa brillante interprétation dans Comme une pierre qui… Christophe Montenez confirme ici l’étendue de son talent.

 

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Avec Père, Arnaud Desplechin réussit son entrée au Français

Père – Spectacle vu le 28 septembre 2015
A la Comédie-Française – Salle Richelieu, jusqu’au 4 janvier 2016  à 20h30
Une pièce d’August Strindberg
Mise en scène par Arnaud Desplechin

 

@Vincent Pontet – coll. Comédie-Française

 

Avec Père, Arnaud Desplechin fait son « coming-out théâtral » et on aime ça…

C’est peu dire que cette première mise en scène d’Arnaud Desplechin était attendue. Ce cinéaste surdoué est l’auteur de dix longs métrages dont le fameux Comment je me suis disputée… (ma vie sexuelle) qui fait partie de mes films coups de coeur. J’étais assez impatiente de découvrir son Père de Strindberg, même si ce dernier ne fait pas partie de mes auteurs préférés. J’attendais ce rendez-vous privilégié, d’autant que je suis – vous l’aurez compris – une « aficionada » de la Comédie-Française… Pari réussi, à mon sens : la mise en scène tout en sobriété fait ressortir avec une justesse incroyable le drame qui s’établit entre ce couple.

Car la pièce de Strindberg nous parle de la paternité, certes, mais d’abord et surtout d’un couple en crise. Un couple incarné par deux comédiens exceptionnels qu’on a plaisir à voir partager la scène. Anne Kessler, toute petite, toute frêle, est tellement émouvante en femme prête à tout pour garder son enfant. Elle est  mère avant d’être femme et en tant que mère elle nous touche forcément, malgré sa violence et sa dureté. Face à elle, Michel Vuillermoz est ce père peu à peu rongé par le doute et la folie, lorsqu’il se demande si Bertha est réellement sa fille. Mais peut-on réellement parler de folie? C’est toute la question à laquelle Arnaud Desplechin n’a pas voulu répondre, laissant au spectateur le choix d’arbitrer. Difficile d’assister à ce combat entre un homme et une femme qui se déchirent, se blessent, s’injurient, se malmènent, se choquent, s’invectivent, se maltraitent, se maudissent. Et qui s’aiment, malgré tout. Car il y a toujours de l’amour dans ce couple.

Le baptême théâtral d’Arnaud Desplechin coïncide avec le lancement de la première saison d’Eric Ruf, allez-y sans hésiter :

1 – Même si, comme moi, vous n’êtes pas des inconditionnels de Strindberg, vous serez conquis par une mise en scène aussi précise qu’au cinéma.
2 – « Un couple de cinéma », justement – c’est ainsi qu’Arnaud Desplechin présente ses deux héros Michel Vuillermoz et Anne Kessler – deux immenses comédiens dont on sent le plaisir qu’il a de les retrouver.
3 – Les autres personnages sont au diapason de ces deux-là. Comme disait Mathieu Amalric au sujet d’Arnaud Desplechin : « il pourrait faire jouer un porter-manteau« !… Alors, imaginez-le avec des comédiens du Français.

La Maison de Bernarda Alba à la Comédie-Française, mise en scène Lilo Baur

Spectacle vu à la Comédie-Française – Salle Richelieu, le 2 juillet 2015
Reprise du 2 octobre 2015 au 6 janvier 2016
Mise en scène Lilo Baur

 

© Brigitte Enguérand

 

L’occasion, assez rare finalement, de découvrir La maison de Bernarda Alba, cette « vraie pièce de femmes », dans une mise en scène très énergique, servie par dix comédiennes exceptionnelles du Français

 

Comme l’a fait remarquer Cécile Brune, La maison de Bernarda Alba de Federico Garcia Lorca, pièce bien connue des troupes amateurs est très peu programmée par les scènes nationales. A la Comédie-Française par exemple, il faut remonter à 1974, avec le spectacle de Robert Hossein qui avait confié le rôle d’Adela à la jeune pensionnaire…Isabelle Adjani !

Lilo Baur a déjà monté un spectacle au Français : c’est à elle que l’on doit « La (formidable) Tête des Autres » au Vieux-Colombier. Nouveau challenge, nouveau lieu pour cette metteure en scène tellement contemporaine. Grâce à un sublime décor architectural, elle parvient à transplanter le plateau de la Salle Richelieu aux fins fonds de l’Andalousie.
Premières en scène, sur fond de glas annonçant l’enterrement de l’homme de la maison -le deuxième mari de Bernarda Alba- apparaissent Claude Mathieu en servante et Elsa Lepoivre en Poncia. Cette dernière est méconnaissable, pas tant par le grimage que par son jeu : elle est l’un des personnages qui nous font rire, en dépit de l’ambiance souvent pesante.  Surviennent ensuite Bernarda –formidable Cécile Brune – et ses cinq filles. Angustia l’aînée, interprétée par une Anne Kessler tordante, et dont il convient de souligner, en plus de son talent habituel, l’incroyable travail qu’elle a dû fournir en reprenant au pied levé le rôle de Véronique Vella. Coralie Zahonero et Claire de la Rüe du Can sont respectivement Magdalena et Amélia, les deux sœurs inséparables. Jennifer Decker s’est glissée dans le costume de Martirio la bossue, tandis que la benjamine Adela est incarnée par la si touchante Adeline d’Hermy.

Les voici toutes cinq contraintes par leur abominable mère à observer une période de huit années de deuil. Soucieuse du qu’en dira-t-on, Bernarda Alba n’hésite pas à élever la demeure familiale au statut de prison. N’a-t-elle pas pour habitude d’enfermer sa propre mère totalement folle dans un cachot? Cachot dont parvient parfois à s’échapper la pauvre Florence Viala (aussi méconnaissable que drôle, elle aussi).

Aucun homme dans ce huis-clos ? Un seul, si, et qui fera le malheur de toutes… Pepe le Romano, que Lilo Baur a choisi de nous montrer sous les traits d’Eliott Jenicot – rappelons que d’après le texte de Lorca, ce personnage n’est jamais en scène. Pepe le Romano, promis à Angustia, la plus argentée des filles (la seule!) née d’un premier mariage et ayant hérité de son père. Pepe le Romano qui séduit la jeune Adela pendant la période de ses fiançailles. Pepe le Romano dont Martirio tombe éperdument amoureuse. Un seul homme pour tant de femmes. Unique objet de tous les fantasmes.

Tant de passions inassouvies déboucheront forcément sur le pire. Peu à peu, on sent poindre le drame, aussi clairement que l’orage qui explose à la fin d’une journée d’été…

Encore une vingtaine de jours pour ce voyage dans l’Andalousie de ce début de siècle :

1 – Voyage en excellente compagnie : les dix comédiennes du Français sont toutes incroyables.
2 – Voyage dans l’univers à la fois poétique, charnel, énergique et percutant d’une Lilo Baur inspirée.
3 –  Voyage dont l’on ne ressort par indemne : force est d’admettre que cette « condition de la femme » pointée du doigt par Lorca est encore bien trop souvent bafouée en 2015…

 

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INTERVIEW

 

 

Un Fil à la patte ou le Système Ribadier? Les deux, off course!!

Deux spectacles vus à la Comédie-Française
Un fil à la patte (reprise) à l’affiche jusqu’au 26 juillet 2015 – Salle Richelieu
Mise en scène Jérôme Deschamps

Le Système Ribadier (reprise) à l’affiche jusqu’au 17 juillet 2015 – Vieux-Colombier
Mise en scène Zabou Breitman

 

© Brigitte Enguérand

Entre le Feydeau déjanté de Jérôme Deschamps et le Feydeau déjanté de Zabou Breitman, ne choisissez surtout pas : courez à la  Comédie-Française!!!

En ce début d’été, moment où les salles de spectacle parisiennes commencent à se vider et où les colonnes morris annoncent déjà les potentiels succès de la rentrée, il est encore possible de (re-)découvrir de véritables enchantements.
Sans aller chercher loin, les deux reprises de Feydeau à la Comédie-Française ne vous décevront pas  – quel bonheur cette alternance qui se poursuit tout le mois de juillet!

D’un côté, Rive Droite, Salle Richelieu, Christian Hecq enfile le costume du désopilant notaire Bouzin pour la cinquième année consécutive. Chacune de ses apparitions provoque l’hilarité générale. Il tourbillonne, sautille, s’entortille, se plie et se déplie, dévale et dérape : cet homme est un toon! La mise en scène de Jérôme Deschamps est réglée au cordeau. Pas un temps mort, des comédiens rivalisant de facéties, entre un Stéphane Varupenne parfait  (Bois d’Enghein), un irrésistible Serge Bagdassarian (Fontanet), un Thierry Hancisse haut en couleur (le Colonel) et un Guillaume Gallienne une fois de plus époustouflant en Miss Betting. Sans oublier les rôles féminins : Coraly Zahonero et Florence Viala se partagent celui de Lucette au rythme de l’alternance – pour un peu, on irait voir deux fois le spectacle! Une chose est sûre : Eric Ruf ne s’est pas trompé, qui a décidé de programmer pour la sixième fois cet incontournable vaudeville…

Pendant ce temps-là, Rive Gauche, sur la scène du Vieux-Colombier, ne manquez pas l’occasion de découvrir une autre pièce du même auteur. Avec une mise en scène subtile et euphorisante, Zabou Breitman confirme son formidable talent. Sa première bonne idée : avoir confié le décor au regretté Jean-Marc Stehlé. Décor que l’on ne dévoilera pas, pour ménager l’effet… Les bonnes idées et les surprises s’enchaînent tout au long de ce spectacle. Tellement bon pour les zygomatiques! Comme souvent à la Comédie-Française, la nouvelle distribution modifie sans doute le spectacle mais le résultat est tout aussi pétillant. Jérémy Lopez remplace Laurent Stocker et Anna Cervinka succède à Julie Sicard. Ils incarnent respectivement le meilleur ami et l’épouse du fameux Ribadier qui n’est autre que le truculent Laurent Lafitte.

Alors, un fil à la patte ou le système Ribadier? Franchement, il serait trop dommage de devoir choisir entre un excellent Feydeau repris Salle Richelieu et un excellent Feydeau repris au Vieux-Colombier : vous avez jusqu’à fin juillet pour jouer le jeu de « l’alternance »!

 

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La tragédie de Hamlet, mise en scène par Dan Jemmett

Merci pour cette reprise de la tragédie de Hamlet à la Comédie-Française

Spectacle vu à la Comédie-Française – Salle Richelieu, le 14 juin 2015
A l’affiche jusqu’au 26 juillet 2015
Mise en scène Dan Jemmett

 © Cosimo Mirco Magliocca

Y a t-il quelque chose de pourri au royaume de la critique ?…

Un autre spectacle que j’avais découvert lors de sa création l’année dernière et que je suis retournée voir en famille. Eh oui! Pour ceux d’entre vous qui n’auraient pas encore saisi… je suis FAN de la Comédie-Française. Descendue par la critique, la mise en scène du britannique Dan Jemmett m’avait emballée. L’idée de départ d’avoir transposé l’intrigue dans un « club-house » seventies ne m’avait pas choquée, au contraire.
Je me souviens des nombreux papiers qui s’insurgeaient contre rouflaquettes et pattes d’éph’. Et alors? Qu’importe! En quoi ces décors et costumes décalés vont-ils à l’encontre du chef-d’oeuvre intemporel de Shakespeare?

Ce qu’apporte à mon sens le facétieux Dan Jemmett pourrait se résumer à trois mots : limpidité, humour et performance collective.
Limpidité de la traduction d’Yves Bonnefoy, qui rend tellement accessible le texte de ce cher William. Limpidité de la mise en scène, qui parvient à replacer le récit dans la quotidienneté et la modernité.
Humour : car il est vrai que l’on rit souvent au cours des trois heures que dure le spectacle. L’on y rit énormément, s’agissant de l’une des plus sombres tragédies du répertoire.
L’esprit de Shakespeare est sans doute dans ce rire-là, n’en déplaise aux « mauvais coucheurs », ces « ronchons de la critique »! Citons pour seul exemple le subterfuge qui permet à Elliot Jenicot d’incarner les deux personnages de Rozencrantz et Guildenstern en même temps. Bravo pour ce numéro de ventriloque!
Performance collective enfin, et pas uniquement parce que nous sommes face aux « meilleurs des meilleurs ». Aussi parce que Dan Jemmett parvient à insuffler sa folie pince sans rire à l’ensemble de ces comédiens d’exception. Hervé Pierre, en ignoble et trivial Claudius, tellement convaincant, est sans doute le plus hilarant de tous.

Et puis, il y a Denis Podalydès, toujours aussi magistral. Il campe un Hamlet tellement juvénile, pâle, fragile, angoissé. Ainsi qu’un Hamlet désespéré, enragé, imposant, révolté. Le comédien boulimique de théâtre embrasse enfin « le rôle des rôles ». Et « le succès des succès » est bien au rendez-vous.

Ce Hamlet ne sera pas repris la saison prochaine, alors courez-y d’ici fin juillet :

1 – La mise en scène de Dan Jemmett qui continue de déchaîner la critique est saluée unanimement par le public, notamment les jeunes et très jeunes!
2 – Le rendez-vous tant attendu Denis Podalydès / Hamlet vaut sérieusement le détour : un rôle unique pour une immense palette de talents.
3 – Les autres comédiens sont comme toujours impeccables, cette petite touche de folie « jemmettienne » en plus.