Lost in Stockholm : des vivants et des morts, comédie métaphysique
Derrière le rideau de fil blanc qui sépare le rationnel de l’irrationnel, on distingue quelques stèles disséminées du « cimetière boisé de Stockholm »
Un groupe de touristes avance cahin-caha comme les aveugles de Bruegel, en file cahotante et la main sur l’épaule du prédécesseur : six Français anxieux, yeux bandés dans le Skogskyrkogården, le-dit « cimetière boisé », cornaqués par deux grands et toniques travel planners. Un chagrin d’amour, le deuil d’un jeune frère, une thérapie de couple, plusieurs crises existentielles et autres dépendances aux psychotropes, à sa môman ou au déni de réalité… : on n’a pas lu le catalogue promotionnel de l’agence de voyage Sverige Creative Travel, mais le public cible semble avoir bien besoin de changer d’air ! Alors, quoi de mieux pour retrouver le sens de la vie qu’une bonne expérience scandinave mêlant nature, culture, fromage en tube, épreuves physiques et saine camaraderie de nuit dans un cimetière boisé ?
« Au début j’ai trouvé que c’était gai et ludique, ce colin-maillard, que ça nous ramenait à cette part d’enfance qu’on enfouit trop vite » dit Antoine de Lavalette, perdu à Stockholm
Tatiania Breidi et Paul Desveaux, les codirecteurs du Studio | ESCA s’attachent à « inscrire le Studio | ESCA au centre de la fabrication d’un théâtre contemporain, non seulement en confiant l’écriture d’une pièce à un.e auteur.rice confirmé.e, mais aussi en choisissant des sujets qui pourraient questionner notre temps ». Les jeunes interprètes sont ainsi plongés au cœur de l’élaboration d’un texte.
Après Samuel Gallet (En répétition – Expérience #1 de Samuel Gallet a été publié le 18 janvier 2024 aux Éditions Espace 34.) et Pauline Sales, c’est Fabrice Melquiot qui rencontre les apprenti.e.s et la comédienne Anne Le Guernec. Trois jours de dialogues et de travail. De leurs confessions, photos, anecdotes et envies partagées, l’auteur nourrira une farce métaphysique, métaphore légèrement dépressive et très drôle de la société française actuelle.
Le duo de travel planners suédois se tient droit, articule net et pense pragmatique ; les Français se chamaillent, trébuchent, se relèvent, re-trébuchent et se plaignent de tout ; les fossoyeurs, jumeaux vampires élégants, mélancoliques et quantiques, creusent des tombes, philosophent, oublient ou se souviennent.
Jumeaux quoi ? ah, oui, hum, je n’avais pas précisé : nous sommes dans le cimetière boisé de Stockholm, y résident évidemment quelques vampires et les pullulantes mouches noires typiques de la région.
Les vivants et les ni vivants ni morts se croisent et se télescopent sur les chemins initiatiques de ce lieu des morts, les uns comme les autres à la recherche de la source de leur vitalité.
Les Français égarés dans leurs tourments psychologiques en quête de mieux-être se sont remis entre les mains vigoureuses des tour operators de l’agence Sverige Creative Travel.
Chacun perdu dans son trouble émotionnel ou psychologique, ils tâtonnent de l’esprit et du cœur comme ils tâtonnaient plus tôt yeux bandés pour trouver où poser leurs pas. Les 2 heures de la pièce (qui passent bien vite !) leur laisseront le temps d’avancer sur leur chemin, et entrevoir ou construire des issues possibles. Les Suédois, eux, savent d’où ils viennent, ce qu’ils veulent et comment l’obtenir… Déambulation erratique contre pas de charge. On verra bien qui atteindra son but !
« C’est quand même dommage qu’on ne puisse pas être heureux », dit Emile Louis, qui vit mal son patronyme
Dans ce conte contemporain, on goûte l’écriture qu’on aime de Melquiot, son prosaïsme et sa poésie, si habile à restituer la trivialité comme à instiller du lyrisme, et on apprécie qu’elle aille ici musarder plus franchement sur les rives de la comédie qu’à l’accoutumée.
Le langage est quasiment un sujet en soi de cette pièce dont on savoure le malin et réjouissant travail sur l’oralité. Chaque groupe a son propre registre linguistique, permettant d’astucieux jeux de contraste : la langue quotidienne, familière, très spontanée, des Français, chacun dans son style ; le français des tour operators délicieusement déformé de barbarismes et d’approximatives traductions littérales; les échanges sophistiqués et aériens des fossoyeurs vampires, clowns blancs qui citent comme si de rien n’était Einstein et Thoreau, dissertant sur la relativité de l’espace-temps et l’opposition (ou non) de penser versus agir, et s’interrogeant sur la condition humaine et le menu de ce soir.
Au commencement était le verbe, et l’on rit et philosophe de bon cœur dans cet étrange et bavard espace game aux protagonistes farfelus. Mais le corps a la part belle aussi, et la mise en scène de Paul Desveaux est alerte et physique, tout en mouvements, chutes, courses, enlacements et frictions, sac et ressac du groupe s’atomisant ou se ressoudant au gré des épreuves. Il a aussi accordé à ses interprètes (et son public) quelques parenthèses joliment chorégraphiées par Jean-Marc Hoolbecq, rafraîchissantes comme une page blanche entre deux chapitres ou une lamelle de gingembre entre deux sushis.
Les comédiens sont encore en apprentissage – à l’exception d’Anne Le Guernec, qui incarne la suédoise Agneta et a étoffé la troupe de son expérience : l’épreuve du plateau fera bientôt gagner en liberté de jeu à certains qui sont encore un peu appliqués, mais on reçoit avec délectation le talent de cette troupe issue de la formidable pépinière qu’est l’ESCA. Coup de cœur personnel pour les interprètes d’Emile Louis, Antoine et Lola, mais toute l’équipe est fantastique, on aime la plasticité de leur jeu, leur rigueur mais aussi la générosité de leur engagement physique, la justesse de leur incarnation et le plaisir qu’ils ont à habiter leurs personnages et la scène.
Au-delà d’un travail d’école, et du régal de découvrir ses interprètes plus que prometteurs, c’est un vrai spectacle abouti auquel on assiste, une comédie métaphysique, jouissive, décalée et stimulante, à voir aussi avec des adolescents, qui apprécieront la drôlerie et le rythme du spectacle, autant que la fougue et la jeunesse des interprètes.
Marie-Hélène Guérin
LOST IN STOCKHOLM
de Fabrice Melquiot
Mise en scène Paul Desveaux
Avec Johmereena Baro : Jade Mathurin, Valentin Campagne : Hugo al-Charif, Maïa Laiter : Eve Robinson, Anne Le Guernec : Agneta Johnasson, Omar Mounir Alaoui en alternance avec Ilan Benattar : Fouad al-Charif, Côme Paillard : Antoine de Lavalette, Maéva Pinto Lopes : Lola Bacha-Martins, Rosa Pradinas : Mona Pirelli, Simon Rodrigues Pereira : Ingemund Johnasson, Alexis Ruotolo : Emile Louis
Assistanat à la mise en scène Lucie Baumann, scénographie Paul Desveaux, chorégraphie Jean-Marc Hoolbecq, lumières Laurent Schneegans, costumes Philippine Lefèvre, musique Emmanuel Derlon, construction de décors Les Ateliers du Spectacle, régie Emmanuel Derlon, presse Elektronlibre / Olivier Saksik accompagné de Sophie Alavi et Mathilde Desrousseaux
Photos répétitions (noir & blanc) Paul Desveaux / Photos Laurent Schneegans