Wasted : portrait d’une jeunesse en feu (et en cendres). Un texte vibrant de Kae Tempest porté par une jeune et belle troupe.

En mars 2023, on découvrait WASTED (Dévasté.e.s) de Kae Tempest, mis en scène par Martin Jobert, dans la petite salle du Nouveau Théâtre de l’Atalante (NTA). Depuis, le spectacle a poursuivi son beau chemin, et il fait cet été partie de la bouillonnante programmation du 11.Avignon.

« Il n’y a pas si longtemps, on avait 13 ans, on avait peur de rien. On était jeune, tout était romantique et vrai. Puis quelque chose a changé »
Wasted parle de ce moment particulier de la jeunesse où tout n’est plus possible ; mais où tout est encore à advenir. Une ligne de crête, un point de tension. Ce moment où on se rend compte qu’on est passé à côté de son « ancien futur glorieux ». C’est sûr, on ne sera pas footballeur professionnel, on ne sera pas rock star, c’est sûr, on ne sera pas agent secret. Mais on a à peine plus de 25 ans, on en a encore, de la vie devant soi.

Charlotte, Ted, Dany se retrouvent ce soir-là pour célébrer la mort de leur copain Tony. Ils les a quitté ils étaient ados. Ils le fêteront comme on peut fêter à pas trente ans, dans l’ivresse, les stupéfiants, la musique, la danse, dans les confidences éméchées, les souvenirs flous, les perspectives d’un âge adulte qu’on craint gris, dans les joies et les tristesses folles de l’alcool et de l’amitié.
Ils sont tragiques et poignants, beaux, dérisoires et drôles.
Simon Cohen, Tristan Pellegrino, Kim Verschueren, très joliment accompagnés par les compositions musicales électro et le chant de tête hypnotique de Raphaël Mars, ont l’âge et la fièvre des personnages.
Le jeu est parfois encore un peu frais, ça se comprend, les quatre jeunes gens sortent à peine de l’école, déjà au fil de la représentation ils gagnent en assurance et en liberté, mais ils sont déjà justes et vibrants, ils ont une belle énergie, ils donnent vie à leurs personnages. J’y retrouve ma jeunesse, ma bande de potes, nos craintes, nos rêves, nos indéfectibles liens, notre soif d’absolu, nos failles et nos consolations.

Avec une certaine économie de moyens et des idées gracieuses, soutenu par les décors et les lumières très graphiques de Louis Heiliger et Gauthier Le Goff, Martin Jobert trouve le bon rythme et crée des images discrètement spectaculaires, où des poussières d’étoiles enivrent ses personnages et irisent les spectateurs…
L’abrupte poésie de l’écriture de Kae Tempest, dont on aime la pulsation, la rugosité, dont on aime le désespoir bouillonnant et la fébrilité, dont on aime la ville et les êtres dont iel la peuple, est restituée telle quelle, accent français mais débit fluide et timbre plein, par des apartés en anglais (surtitrés); les dialogues et les relations entre les personnages ont de la vérité et de la chair. Ces jeunes gens, nerveux et doux, pleins de larmes, de fous rires, d’amitié et de désirs, touchent.

Marie-Hélène Guérin

 


WASTED

De Kae Tempest
Un spectacle de la compagnie Méchant Méchant
Vu au Nouveau Théâtre de l’Atalante en mars 2023,
à retrouver au 11.Avignon du 5 au 24 juillet 2025 à 15h05
Traduction Gabriel Dufay et Oona Spengler – La pièce Fracassés (WASTED) de Kae Tempest est éditée et représentée par l’ARCHE – Editeur & Agence théâtrale
Mise en scène Martin Jobert, assisté de Fabien Chapeira
Avec Simon Cohen, Tristan Pellegrino, Kim Verschueren en alternance avec Chloé Zufferey
Musique Raphaël Mars
Photo Paul Desveaux

Il n’y a pas de Ajar

C’est quoi Delphine Horvilleur ?
Rabbin libéral, revuiste, animatrice, autrice plutôt d’essais, médiatisée, elle se colte dans Il n’y pas de Ajar à l’écriture de fiction théâtrale.
Elle est soutenue par la présence très impressionnante de l’actrice et metteuse en scène Johanna Nizard, qui seule en scène, magnifie, dans la cour des grands, le texte de Delphine Horvilleur.

L’idée de départ est d’imaginer qu’Emile Ajar alias Romain Gary aurait eu un fils imaginaire, reclus dans une cave, qui soliloquerait, avec philosophie comme on dit, pour un visiteur imaginaire, de son rapport avec son père, avec Dieu, avec sa judéité et avec sa laïcité, avec la société et beaucoup de questions identitaires qu’elle pose, comme par exemple, celle du genre ou des communautarismes ou du monde des « pareils », avec le langage, avec la psychanalyse, pour conclure sur l’esquive des assignations déterministes.

Mais il faut d’abord rappeler qui était Romain Gary. Romain Gary est un écrivain français qui a obtenu deux prix Goncourt (ce qui est impossible) en écrivant sous pseudonyme, celui d’Emile Ajar, son second prix Goncourt et d’autres livres. Il s’est également attribué d’autres pseudonymes dont la pièce de Delphine Horviller ne parle pas. Romain Gary s’est suicidé en se tirant une balle dans la gorge, révélant par ce fait le pot au rose de ses multiples identités.

@ Pauline Le Goff

L’ensemble de ce seule-en-scène a la profondeur des réflexions d’une intellectuelle qui se laisse aller au délire littéraire, ouvrant des portes que l’écriture sérieuse d’essais ne lui a pas permis jusqu’ici. Et sa puissance créative crée un personnage gouailleur à la logorrhée intarissable, sûr de lui, drôle, attachant et plein d’humanité.
Il s’agit du fils d’Emile Ajar, Abraham Ajar, initiales A.A, qui est interprété par Johanna Nizard, qui, elle aussi, se transforme sous nos yeux ébahis de spectateurs et nos oreilles attentives. Ses travestissements et ses dénudements, au sens propre comme au sens figuré, nous réjouissent et sa puissance vocale et oraculaire, passant d’une voix de fausset à une voix de stentor, au physique d’une reine toute-puissante à celui d’un baroudeur des sous-sol de la ville, en passant encore par des mystifications que je vous laisse la primeur de découvrir.

La multiplicité de la personnalité, le refus des assignations à un moi unique et fort qui nous enfermerait forcément, et l’acceptation d’être plusieurs, de ne pas se laisser déterminer, c’est la thèse de nombreux écrivains comme Virginia Woolf ou comme le philosophe Gilles Deleuze et le philosophe-psychanalyste Felix Guatari ou encore, l’écrivain Fernando Pessoa et ses nombreux hétéronymes. Mais ce sont tous des gens qui ont mal fini…

Ce que Delphine Horviller extrait de la pensée d’Emile Ajar, est qu’au-delà du sang et de l’inné, là où intervient l’acquis, et notamment la transmission littéraire, serait la voie royale contre les assignations et serait notre véritable identité. Nous sommes ce que nous lisons.

@ Pauline Le Goff

Le plateau évoque un no man’s land fait de poteaux de miroirs et de couvertures de survie chiffonnées en guise de sol, le tout reflétant la lumière sourde des projecteurs et nous plaçant dans un univers atemporel et glacé. On se serait presque imaginé près d’un fleuve, sous un pont ou quelque chose comme ça, mais il m’aura fallu l’explicitation du texte pour savoir que la scène se situe dans une cave.

Il y a beaucoup de choses sur « le fait d’être juif » dans ce spectacle et peut-être que ce n’aurait pas été la question centrale de Romain Gary s’il avait pu répondre, et pendant un bon moment, on a l’impression d’être justement dans une pièce traitant d’un problème communautaire.
Quelque chose du moi pré-penseur, de la peau analysée par Didier Anzieu, est en jeu dans ce texte et dans sa représentation théâtrale.

Un spectacle original, puissant, drôle, qui nous fait réfléchir, avec des partis pris à l’emporte-pièce, dans lesquels l’identification sera aisée à trouver.

Isabelle Buisson,
Les Ateliers d’Ecriture à la Ligne

Il n’y a pas de Ajar
Au 11.Avignon du 5 au 24 juillet 2025 à 15h45
de Delphine Horvilleur
Mis en scène par Arnaud Aldigé et Johanna Nizard
Avec Johanna Nizard

Conversation entre Jean ordinaires : d’extraordinaires Jean ordinaires.

En fond de scène un grand tableau blanc, une estrade (blanche), des projecteurs tendus d’un tulle (blanc) créent un espace théâtral ouvert et mobile. Trois gars en caleçon blanc (ou sans), chaussettes et chapeau d’aviateur y trônent, stoïques : « tu trouves ça normal, toi » ?
Il est bien possible qu’on soit dans le pire cauchemar du comédien Jean-Claude Pouliquen : comédien en situation de « hum tu vois quoi » (comme le précise, faussement pudique, Jean-François Auguste – ici metteur en scène et partenaire de jeu), mais comédien de toutes façons, avec un bon vieux pire cauchemar de comédien « rentrer en scène tout nu, ne pas savoir mon texte, ne pas savoir dans quelle pièce je joue ».

Jean-Claude et Jean-François se connaissent et travaillent ensemble depuis 20 ans, c’est la première fois qu’ils jouent ensemble. Jean-Claude avait intégré dans les années 90 l’aventure de l’Atelier Catalyse lancée par Madeleine Louarn à Morlaix, Jean-François l’a rencontré en 2007 à l’occasion d’un spectacle qu’il co-mettait en scène avec Madeleine Louarn.
Nos deux « Jean » sont accompagnés parfois, c‘était le cas de la représentation à laquelle j’ai assistée, d’un Yoann Robert (Yoann c’est Jean aussi, en breton par exemple, ouf, la cohérence est sauve) pour l’adaptation et l’interprétation en Langue des Signes Françaises : sa présence, parfaitement intégrée au duo, offre un contrepoint très intéressant, qui apporte une touche graphique autant qu’expressive.

L’autrice Laëtitia Ajonohun a fait de leurs histoires personnelles et communes, de leurs réalités et de leurs cheminements, un matériau de théâtre : avec sa complicité, ils nous entraînent dans leur « conversation entre Jean ordinaires », interrogeant leur amour des mots des autres et de la scène, leur relation artistique et amicale, et les grandes questions de la normalité et de l’altérité.

Jean-Claude et Jean-François dialoguent, soliloquent, dansent, dessinent, s’autoportraitisent, s’autofictionnent, partagent, revendiquent, rêvent… Ils se sont inventés une chorégraphie d’échos et résonnances, de symétries et de dissonances pour créer un univers scénique très vivace fourmillant d’eux-mêmes et du monde.
Parfois, dans cette pièce-mosaïque, fragmentaire et colorée, Jean-Claude et Jean-François créent une bulle théâtrale, un moment à part, un magnifique monologue de roi, des Ailes du désir qui frémissent des mots d’un Jean qui s’appelle Peter Handke.
Parfois Jean-Claude reste en suspens, Jean-François reprend le geste ou le mot arrêtés pour ranimer le dire, relancer l’élan, le spectacle piétine d’un pas, s’imperfectionne et c’est émouvant et poétique comme ces céramiques japonaises auxquelles la fêlure donne encore plus de valeur.

Confidences et questionnements existentiels, fragments de grands textes ou karaokés de chanteurs populaires, quizz des citations de Jean (Racine, -Baptiste Poquelin, Seberg, Cocteau, -Claude van Damme) et jeu des « Monsieur et Madame ont un fils » (ou Monsieur et Monsieur, ou Madame et Madame, car les Jean ici présents aiment que les gens s’aiment et parentèlent à leur guise) : miscellanées terriblement drôles, facétieuses, poignantes, à leur(s) image(s). Un spectacle farfelu, pétillant et tendre. Une déclaration d’amour à l’a-normalité, à la beauté des Jean et des gens ordinaires et extra-ordinaires.

Marie-Hélène Guérin

 

CONVERSATION ENTRE JEAN ORDINAIRES
Vu au Théâtre Ouvert le 24 mai 2025
Texte Laëtitia Ajanohun
Mise en scène, scénographie Jean-François Auguste
Avec Jean-François Auguste, Jean-Claude Pouliquen
et Yoann Robert pour l’adaptation en LSF
Création lumière Nicolas Bordes | Création sonore Antoine Quoniam | Collaboration artistique Morgane Bourhis
Photos © Christophe Raynaud de Lage

À voir à partir de 12 ans

À retrouver les 5 et 6 juin à l’Espace des Arts à Chalons-sur-Saône (71)

2025/2026 :
Semaine du 6 octobre – Théâtre Silvia Monfort à Paris (75)
Semaine du 24 novembre – Les Passerelles Scène de Paris Vallée de la Marne à Pontault Combault (77)
Semaine du 15 décembre – La Filature Scène nationale de Mulhouse (68)
4 et 5 février – Le Point du jour à Lyon (69)

Production For Happy People & Co
Co-Production CNCA – Centre National pour la Création Adaptée de Morlaix, La Comédie de Caen CDN de Normandie,

Dans le cadre d’une commande d’écriture et de résidence d’auteurs dans le cadre du dispositif de soutien aux auteurs dramatiques du Ministère de la Culture et du projet Parcours en Actes de la Comédie de Caen en partenariat avec l’IMEC
— Lauréat des Plateaux 2023 collectif Scènes 77

La compagnie est soutenue par la Direction des Affaires Culturelles d’Ile-de-France au titre du conventionnement. La compagnie est soutenue par la Région Ile-de-France au titre de la Permanence Artistique et Culturelle.

Wonnangatta : un road-movie âpre porté par deux magnifiques interprètes

C’est un fait-divers réel qui nourrit le texte d’Angus Cerini, dont la percutante traduction de Dominique Hollier nous transmet la langue sèche et rocailleuse, la poésie abrupte et sauvage des descriptions de la nature, l’envoûtement des litanies, les ellipses qui compressent ou diluent le temps.
Wonnangatta aux sonorités lointaines est le nom d’une bourgade au fin fond du bush où s’est déroulé le crime non élucidé le plus célèbre d’Australie.
1917. Harry rend une visite chaque mois à son ami Jim Barclay, pour lui amener son courrier. Ce jour-là, Jim a laissé un mot « Serais là ce soir ». Le mois suivant, le mot est toujours là. Rien n’a bougé. Jim a disparu. Le garçon de ferme a disparu. Deux qui manquent, le compte est vite fait pour Harry, une victime, un coupable.
Le chien de Jim mènera Harry et son comparse Riggall jusqu’au lit de la rivière, où affleure le crâne du cadavre de Jim, enterré jusqu’au cou. Harry et Riggall débutent alors un périple à la recherche du garçon de ferme.
Le fait-divers réel se mue en road-movie déréalisé, aux limites du fantastique, dans un espace abstrait créé par le metteur en scène Jacques Vincey lui-même et Caty Olive, qui signe aussi une création lumière qui fait elle-même décor.

Le chemin vers la cabane du garçon de ferme est long, tout est loin de tout dans le bush, les distances se comptent en heures, en jours de route à cheval, en errements et en divagations.

Vincent Winterhalter et Serge Hazanavicius vont parcourir ce trajet côte à côte, dans ce décor de briques anthracites – noir goudron, gris poussière – avec lesquelles ils creusent la berge de la rivière, montent des colonnes de pierre, bricolent des sièges, formant eux-mêmes le paysage au gré de leur avancée, et c’est une belle et intelligente idée que cela, ce paysage métamorphosé, modelé, par les voyageurs, par leurs besoins et leurs peurs. Le chaos gagne en même temps que la colère d’Harry gonfle, et que Riggall doute.

L’espace abstrait se charge de menus gestes concrets, on tient des rênes, on creuse une fosse, on tapote la tête d’un chien, on trébuche dans des broussailles, on renoue un lacet.
Dialogues et narration circulent de l’un à l’autre, d’une langue rustique mais heureusement d’un jeu sans pittoresque. Vincent Winterhalter et Serge Hazanavicius, fringues fatiguées aux couleurs éteintes, debout au milieu de la roche et du vent, offrent leurs corps solides et leurs voix râpées à Harry et Riggal – l’un tenu par la rage l’autre retenu par la peur, deux solitudes marchant à l’aveugle au bord d’un précipice.

D’une séduction aride, dans une remarquable économie de gestes et d’images, soutenu par une création sonore riche, pleine de textures musicales ou concrètes, se déploie ce road-movie âpre et brumeux. Le spectacle se dissout finalement dans l’irrésolu de l’enquête et le brouillard des hauts plateaux. Il en restera le charnel de la langue roulant comme cailloux au fond d’une rivière, et surtout une magnifique incarnation, dense, précise, des deux acteurs, « deux hommes à cheval et un chien debout tout au sommet de la terre, et de tous côtés l’univers qui se déploie ». Sobres et puissants.

Marie-Hélène Guérin

 

WONNANGATTA
Un spectacle de La compagnie Sirènes
Aux Plateaux sauvages jusqu’au 24 mai 2025
Texte Angus Cerini
Traduction Dominique Hollier
Mise en scène Jacques Vincey
Avec Serge Hazanavicius et Vincent Winterhalter

À partir de 15 ans

Collaboration artistique Céline Gaudier | Scénographie Caty Olive et Jacques Vincey | Création lumière Caty Olive | Création musicale Alexandre Meyer | Costumes Anaïs Romand | Regard chorégraphique Stefany Ganachaud
Régie générale Sébastien Mathé | Régie son Maël Fusillier | Régie lumière Thomas Cany
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

Production Compagnie Sirènes | Coproduction Centre dramatique national de Tours – Théâtre Olympia et Halle aux grains – Scène nationale de Blois | Coréalisation Les Plateaux Sauvages | Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Le texte a reçu le soutien à la traduction de la Maison Antoine Vitez et d’Artcena.
La Compagnie Sirènes est conventionnée par le Ministère de la Culture. Jacques Vincey est artiste associé à la Maison de la Culture de Bourges.
Wonnangatta a été produit pour la première fois par la Sydney Theatre Company le 21 septembre 2020 au Roslyn Packer Theatre.

Louise : du « théâtre d’objets et de personnages » spectaculaire, touchant, et vivifiant.

Attention, objet théâtral inattendu !

Un plateau tout de noir vêtu nous ferme son œil au ras de la scène. D’étranges ombres, pingouins dégingandés finalement plus patauds que lugubres, errent parmi le public, cousines des « Sans-visage » du Voyage de Chihiro et des Taupes de Philippe Quesne. Le rideau tombe bientôt, soyeux, avalanche de suie qui dévoile un décor tout de lignes, d’angles et de gris.

En fond de scène, une façade de bois clair percée d’ouvertures se fait boîte à malice d’où, en guise de présentation, surgissent – par tous les interstices possibles et sur un rythme effréné – une tignasse, des pieds, des jambes acrobates, une casquette de steward, des talons hauts : parcelles électrisées des Louise qui vont finir par envahir le plateau avec leur folle énergie et leurs personnalités échevelées.

Les Louise, filles-sœurs d’autres Louise, célèbres ou anonymes, passant en filigrane, Louise Michel, Louise Bourgeois, sans doute une Louise grand-mère paysanne, certainement une Louise danseuse de cabaret, femmes conquérantes, femmes en quête d’elles-mêmes, de liberté, de sororité, de leur place dans le monde.

C’est dans une sorte de « tentative d’épuisement des possibilités d’un lieu théâtral et de ses habitantes » que le Suisse Martin Zimmerman projette les quatre artistes.
L’escalier devient dangereusement toboggan, les godillots se font perruques, le sol se dérobe, le lampadaire fugue, le décor ne cesse de s’assembler et se désassembler, ouvert, fermé, bois clair, noir, miroir, laboratoire, nightclub, agora, coin de rue, salle de sport – recomposition permanente des lieux et de leurs usages en un mouvement perpétuel.
Comme l’espace qu’elles manipulent, transforment et investissent, Bérengère Bodin, Methinee Wongtrakoon, Marianna De Sanctis, Rosalba Torres Guerrero sont multiples et singulières. Chanteuses, danseuses, acrobates, d’âges, de silhouettes, de parcours divers, mais d’une même maîtrise de leur art, et d’une même généreuse folie. Lui et elles, interprètes et co-créatrices, dessinent leurs personnages par l’absurde, les poussant au bout de leurs obstinations, trouvant un équilibre dans un continuel déséquilibre, allant toujours presque trop loin, pour être exactement au bon endroit, celui où chaque Louise nous offre sa poésie, sa vérité, sa vulnérabilité et sa puissance.

Martin Zimmerman et ses quatre interprètes, toutes épatantes, nous invite à un cabaret contemporain, un « théâtre d’objets et de personnages », comme il le définit lui-même, une sorte de cirque dont les quatre artistes seraient tout à la fois les animaux, les dresseuses, les clowns, les acrobates, les écuyères et les agrès, les objets et les sujets. La danse y a une grande part, une brève citation de Fase d’Anne Teresa de Keersmaeker rappelle que Rosalba Torres Guerrero a passé une petite dizaine d’années dans la compagnie Rosas. Une chorégraphie ironique, et belle pourtant, offre un des moments de grâce du spectacle. Mais l’on y chante beaucoup aussi, et l’on y manie les arts circassiens tout autant, avec beaucoup d’humour, une virtuosité sans faille, et une immense tendresse.
On se délecte aussi de l’impeccable création sonore de Tobias Preisig, qui enveloppe le public de nappes sonores électro saturées de crépitements et vrombissements, alternant avec de réjouissantes ritournelles pop pseudo brésiliennes, des reprises décalées de tubes pop ou d’émouvantes envolées de cordes.

Tout est beau et drôle et poignant dans le monde de ces Louise, leurs dégaines post-punk, leurs grommelots et pépiements d’oiseaux, leurs tentatives de dompter leur monde, leur façon d’être uniques et de faire chœur. D’une beauté un peu sauvage, d’une drôlerie parfois pathétique, d’une émotion qui serre le cœur et finalement l’emplit de joie. Spectaculaire, touchant, et vivifiant.

Marie-Hélène Guérin

 

LOUISE
Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 24 mai 2025
Conception, mise en scène, chorégraphie : Martin Zimmermann
Créé avec et interprété par Bérengère Bodin, Methinee Wongtrakoon, Marianna De Sanctis, Rosalba Torres Guerrero
Création musicale : Tobias Preisig | Dramaturgie : Sabine Geistlich | Scénographie : Simeon Meier, Martin Zimmermann | Collaboration artistique et chorégraphique : Romain Guion | Création costumes : Susanne Boner | Création lumière : Ueli Kappeler | Création son : Andy Neresheimer
Création régie plateau : Doris Berger | Assistanat plateau : Noah Geistlich
Photos © Admill Kuyler

Mentions de production
Équipe technique Doris Berger, Franck Bourgoin, Jérôme Bueche, Ueli Kappeler, Lea Meierhofer, Andy Neresheimer, Jan Olieslagers | Administration Alain Vuignier | Productrice internationale Claire Béjanin assistée de Manon Lacoste
Bureau technique Ueli Kappeler | Communication MZ Atelier
Production : MZ Atelier
Coproduction : Schauspielhaus Zürich, Fabriktheater Rote Fabrik Zürich, Theater Winterthur, Theater Casino Zug | TMGZ, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg,Théâtre de Carouge, Manège – Maubeuge, scène nationale transfrontalière, maisondelaculture de Bourges / scène nationale, Kurtheater Baden
Avec le soutien de Ernst Göhner Stiftung, Fondation Jan Michalski, Landis & Gyr Stiftung
Remerciements : Tanzhaus Zürich, Theater Neumarkt, Darko Soolfrank
Résidence de fin de création au Schauspielhaus Zürich – Schiffbau
Première le 30 novembre 2024 au Schauspielhaus Zürich Schiffbau
Martin Zimmermann bénéficie d’un contrat coopératif de subvention entre la Ville de Zurich Affaires culturelles, le Service aux affaires culturelles du Canton de Zurich et Pro Helvetia – Fondation suisse pour la culture.
Martin Zimmermann est artiste associé à la maisondelaculture de Bourges – Scène nationale.

Un somptueux Peter Pan, par la compagnie Théâtre Amer

Peter Pan, Peter comme tous les petits garçons de sa génération, Pan comme le dieu Pan, paradoxal dieu de la fertilité qui donne son nom à l’enfant éternel, à celui qui ne féconde que des rêves et qui empêche de grandir ; Peter Pan, pas adulte, pas enfant non plus, figé entre les deux – figé, ce qui est l’inverse de l’état d’enfance. Peter Pan, né des jeux des enfants Llewelyn Davies sous l’œil attentif et attendri de James Matthew Barrie (il deviendra leur tuteur à la mort de leurs parents), support infini d’imaginaire, petit diablotin si familier qu’il a donné son nom à un trouble psychologique…

La compagnie Théâtre Amer en offre un tableau somptueux, d’une esthétique gothique sophistiquée, tout en soignant des dialogues dont l’humour et la vivacité ravissent petits et grands.

Ça gronde et ça fumerolle sur le plateau du Théâtre Paris-Villette, du rouge tranche sur le noir de la scène. C’est Sir James Matthew Barrie en personne, maquillage expressionniste et robe de chambre soyeuse, qui ouvre la porte du Never land.

Il y a de la magie, de l’enfance, et de la sauvagerie dans ce Peter Pan.

Car Peter Pan n’est pas une histoire gentillette : le dieu Pan est un sacré sacripant, Peter a l’égoïsme d’un chiot mal sevré, Clochette a le cœur à double tranchant. Le Capitaine Crochet est un être cultivé, poétique et plein de fureur. Les Enfants perdus sont sans pitié. L’amour d’une mère est infini, Wendy et ses frères savent que leur mère laissera toujours la fenêtre ouverte pour qu’ils puissent rentrer. Mais Peter Pan sait que non, lui était revenu, il n’avait pas voulu rentrer, c’était trop tôt. Et quand il est revenu à nouveau, la fenêtre était fermée, sa mère était penchée vers un autre berceau. Alors maintenant, c’est trop tard. « Rentrer ? Pour quoi faire ? devenir un adulte ? non merci ! »
Car oui, qu’est-ce que ne pas être Peter Pan, qu’est-ce que quitter le pays des Enfants perdus ? Quitter le rêve ? Apprendre que l’amour d’une mère se partage, ne pas pouvoir assouvir sa voracité absolue, perdre sa place de tyran bien-aimé ? Sortir de la roue éternelle de la répétition, retrouver le cours du temps qui s’écoule…
Peter Pan, c’est la matrice des jeux éternels, le foyer vivifiant de l’imagination, c’est « la jeunesse et la joie », mais c’est aussi l’avidité, la tyrannie, un dévoreur d’âme, celui qui évince sans hésiter de son royaume les enfants qui grandissent. Absolu de l’enfance et interdiction d’en sortir. Liberté et prison.

Mathieu Coblentz fait de Peter Pan un conte féroce et fiévreux, dont un humour gamin désamorce la cruauté, secouant par surprise enfants et adultes de grands éclats de rire. De la dualité de Peter Pan, il fait logique et matière de jeu, où obscurité et fantaisie se télescopent sans cesse.

La scénographie très stylisée joue des arts de la scène, des artifices assumés. On y trouve des élégances et des exacerbations de théâtre nô, du faste baroque, une utilisation de la mécanique du théâtre et un dépouillement très contemporains. La robe de velours carmin de Wendy semble un rideau de scène, des guindes tombées des cintres seront les barreaux de la cage où le capitaine enfermera les enfants sur son navire. Les cordages dessinent aussi bien des haubans de vaisseau qu’un chapiteau de cirque, dont le capitaine Crochet en frac, canne et chapeau serait un Maître Loyal gothique.
Les interprètes sont fantastiques. Mi-timburtoniens mi-clowns, ils jouent la comédie, chantent, dansent, se métamorphosent avec un sens du théâtral et du rythme impeccables.

Du théâtre d’ombre, quelques pas de danse, du sérieux et du potache, du clavecin et des guitares électriques, des madrigaux et du rock. Des fumigènes et une balançoire. Des pluies de bulles ou d’étoiles, des figurines volantes se découpant en ombres chinoises, une fée Clochette qui virevolte au-dessus du public dans un crépitement d’ailes, tout fait sens et poésie dans ce spectacle flamboyant, admirablement maîtrisé, baroque et punk, ténébreux, merveilleux et émerveillant.

Le Capitaine Crochet quittera son manteau de pirate pour redevenir Sir James Matthew Barrie et conclura, en un retour à la douceur tout en délicatesse, par un bel hommage à la fois au Capitaine Crochet, du Neverland l’adulte, le mal-aimé, et à l’enfant, celui qui invente et imagine, celui qui peut être la fée, le crocodile, Peter Pan et même le Capitaine Crochet.

À voir à partir de 8 ans (validé par mon accompagnant-référent, 8 ans)

Marie-Hélène Guérin

 

PETER PAN
au Théâtre Paris Villette jusqu’au 28 avril
Un spectacle de la compagnie Théâtre Amer
D’après l’œuvre de Sir James Matthew Barrie
Traduction d’Yvette Métral, Flammarion, 1981
Mise en scène, adaptation et scénographie Mathieu Coblentz
Avec Judith Périllat, Florian Westerhoff et Jo Zeugma (création avec Philippe Gouin)
Collaboration artistique, lumière et scénographie Vincent Lefèvre | Dramaturgie Marion Canelas | Création sonore Simon Denis et Nicolas Roy | Régie son Clément Combacal | Création musicale Jo Zeugma | Costumes Sophie Bouilleaux-Rynne | Décor et accessoires Jérôme Nicol | Construction Philippe Gauliard
Remerciements Philippe Gouin pour les masques, le regard chorégraphique et la participation à la création musicale (Brief Candle)
Photos © Bouky

Durée : 1h
Tout public à partir de 8 ans

Production : Théâtre Amer
Coproduction : Théâtre National Populaire, Villeurbanne ; L’Archipel, Pôle d’action culturelle de la ville de Fouesnant/Scène de territoire pour le Théâtre de Fouesnant-les Glénan ; Centre culturel Athéna, Auray ; Maison du Théâtre, Brest ; Centre culturel de Fougères agglomération ; Théâtre du Champ au Roy, Guingamp ; Théâtre du Pays de Morlaix-Scène de territoire pour le théâtre ; Les Bords de Scènes-Grand-Orly Seine Bièvre ; Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper ; Très tôt Théâtre, scène conventionnée jeunes publics, Quimper ; Le Canal, scène conventionnée d’intérêt national art et création pour le théâtre, Redon ; La Paillette-Rennes.
Aides et soutiens : DRAC Bretagne, Région Bretagne, Conseil départemental du Finistère et Théâtre Paris-Villette.

Le texte intégral de Peter and Wendy, traduit de l’anglais par Yvette Métral, est disponible en Librio.iant

Sans faire de bruit : un seule-en-scène sensible et précieux

À la Péniche Pop les 2, 3 et 4 avril on a pu voir un précieux et inattendu petit bijou : Sans faire de bruit, un seule-en-scène qui nous plonge au creux d’une famille bouleversée par la tombée en surdité de la mère de famille.

Louve Reiniche-Larroche, initiatrice du projet, magnifique interprète, et coautrice avec Tal Reuveny (qui signe l’impeccable mise en scène), nous embarque dans ce qui semble être du théâtre documentaire. Quelques années après que sa mère, Brigitte, ait brutalement perdu ses facultés d’audition, Louve a entamé un travail d’enquête dans sa famille, interrogeant Brigitte, ses parents, ses enfants, sa belle-fille, sa petite-fille Ava, 3 ans au moment du « basculement », 5 ans au moment de l’enquête. De riches extraits de ses entretiens constituent la trame du spectacle, étoffés d’enregistrements de vie de famille.
 


 

Mais, en un geste théâtral subtil et très beau, Louve Reiniche-Larroche métamorphose cette matière documentaire. Elle la rend au présent en faisant traverser son corps par les voix de sa famille. Il y a comme un vertige à entendre ces hommes, ces femmes de tous âges parler par la bouche de Louve, en parfaite synchronisation labiale. Comme un envoûtement. C’est une chamane douce et subtile qui fait vivre d’autres êtres et d’autres temps à travers elle, si finement que les deux passés, celui des jours où Brigitte puis les siens ont commencé à vivre avec cette surdité et celui des jours où Louve a mené les entretiens, celui de l’événement et celui de l’interrogation – et la contemporéanéité de la restitution sont comme fondus en un seul temps. Voix absentes rendues présentes par sa corporalité.
 


 

C’est un voyage dans le cœur mouvant d’une famille, où un repère – cette mère « pilier » – qui, se transformant, va faire bouger chacun.
C’est aussi dans un voyage dans la puissance du son et du silence.
La création sonore, palpitante, de Jonathan Lefèvre-Reich, nous fait savourer la force d’évocation des bruits du quotidien, conversations indistinctes, rires, couverts qui s’entrechoquent – on a tous ces sons familiers quelque part dans notre mémoire -, cris d’animaux, interjections – souvenirs très personnels et pourtant très partagés, et nous fait effleurer du bout des oreilles l’étrangeté et la violence des sons qu’a pu percevoir Brigitte avant de ne plus entendre, et du bout du cœur le désarroi qu’a ressenti cette psychanalyste privée de son outil de travail.
 


 

C’est aussi un splendide travail visuel (mise en scène Tal Reuveny, scénographie Goni Shifron, création d’objet Doriane Ayxandri, lumières Louise Rustan), où des mouchoirs en papier, un abat-jour, une chevelure peuvent devenir des marionnettes, et faire vivre devant nous une belle-fille, un fils, une mère…
L’acte est esthétique mais aussi effectif : plongé dans le noir, le public écoute autrement, partageant brièvement cette sensation de modification intime quand un sens fait défaut.

Sans faire de bruit est une expérience sensorielle troublante et rare, un spectacle puissant et doux, d’une drôlerie folle – les protagonistes n’en manquent pas ! – et d’une poésie infinie.
À voir de toute urgence (dates de tournée ci-dessous).

La Péniche Pop qui l’accueille est un lieu de création artistique pluridisciplinaire où, par le théâtre, des performances, des conférences, on interroge les rôles et fonctions que jouent la musique et les sons pour l’individu, les communautés, la société ou les écosystèmes : un lieu foisonnant, à découvrir !

Marie-Hélène Guérin

 

SANS FAIRE DE BRUIT
Un spectacle de la compagnie Nachepa
Vu le 3 avril à la Péniche Pop
Création, texte Louve Reiniche-Larroche et Tal Reuveny
Mise en scène Tal Reuveny
Interprétation Louve Reiniche-Larroche
Création sonore Jonathan Lefèvre-Reich | Scénographie Goni Shifron | Création d’objet Doriane Ayxandri | Création lumière Louise Rustan
Photo Fred Mauviel
Attaché de presse Olivier Saksik – Elektronlibre

→ Ce spectacle n’est pas accessible aux personnes sourdes et malentendantes, une version inclusive est en création pour la saison 2025-2026.
→ spectacle lauréat du prix du jury du Festival Impatience 2024

À VOIR EN TOURNÉE :

21 avril au 4 mai 25- festival Komidi, La Réunion
29,30,31 mai 25 – CDN Bourgogne, festival en mai

2025-26 (en construction)
15 novembre 25 – La Courée, Collégien (77)
du 17 au 20 novembre 25 – Les Bains douches, le Havre
24,25 novembre 25 – Supernova, Sorano, Toulouse
27 novembre – Manufacture CDCN Nouvelle Aquitaine
4 et 5 décembre 25- co-accueil Université de Tours et T°
10 janvier 26 – Espace Michel Simon, Noisy le grand
4 et 5 février 26 – le Pommier, Neuchâtel, Suisse
6-7 mars 26 – La Paillettes MJC, Rennes
10-11 mars 26 – Théâtre de Guingamp
du 16 au 20 mars 26 – Théâtre du Beauvaisis
Du 3 au 12 avril – L’estive Ariège Foix – tournée itinérante (dates exactes à confirmer)
23 avril 26 – Théâtre des 4 Saisons, Gradignan
28-29 avril 26 – Théâtre d’Angoulême
du 6 au 9 mai 26 – Théâtre Nanterres-Amandiers

En partenariat avec le Théâtre Paris-Villette, qui a présenté le spectacle du 6 au 15 mars 2025

Lost in Stockholm : des vivants et des morts, comédie métaphysique

Derrière le rideau de fil blanc qui sépare le rationnel de l’irrationnel, on distingue quelques stèles disséminées du « cimetière boisé de Stockholm »
Un groupe de touristes avance cahin-caha comme les aveugles de Bruegel, en file cahotante et la main sur l’épaule du prédécesseur : six Français anxieux, yeux bandés dans le Skogskyrkogården, le-dit « cimetière boisé », cornaqués par deux grands et toniques travel planners. Un chagrin d’amour, le deuil d’un jeune frère, une thérapie de couple, plusieurs crises existentielles et autres dépendances aux psychotropes, à sa môman ou au déni de réalité… : on n’a pas lu le catalogue promotionnel de l’agence de voyage Sverige Creative Travel, mais le public cible semble avoir bien besoin de changer d’air ! Alors, quoi de mieux pour retrouver le sens de la vie qu’une bonne expérience scandinave mêlant nature, culture, fromage en tube, épreuves physiques et saine camaraderie de nuit dans un cimetière boisé ?
 

 

« Au début j’ai trouvé que c’était gai et ludique, ce colin-maillard, que ça nous ramenait à cette part d’enfance qu’on enfouit trop vite » dit Antoine de Lavalette, perdu à Stockholm

Tatiania Breidi et Paul Desveaux, les codirecteurs du Studio | ESCA s’attachent à « inscrire le Studio | ESCA au centre de la fabrication d’un théâtre contemporain, non seulement en confiant l’écriture d’une pièce à un.e auteur.rice confirmé.e, mais aussi en choisissant des sujets qui pourraient questionner notre temps ». Les jeunes interprètes sont ainsi plongés au cœur de l’élaboration d’un texte.
Après Samuel Gallet (En répétition – Expérience #1 de Samuel Gallet a été publié le 18 janvier 2024 aux Éditions Espace 34.) et Pauline Sales, c’est Fabrice Melquiot qui rencontre les apprenti.e.s et la comédienne Anne Le Guernec. Trois jours de dialogues et de travail. De leurs confessions, photos, anecdotes et envies partagées, l’auteur nourrira une farce métaphysique, métaphore légèrement dépressive et très drôle de la société française actuelle.

 

 
Le duo de travel planners suédois se tient droit, articule net et pense pragmatique ; les Français se chamaillent, trébuchent, se relèvent, re-trébuchent et se plaignent de tout ; les fossoyeurs, jumeaux vampires élégants, mélancoliques et quantiques, creusent des tombes, philosophent, oublient ou se souviennent.
Jumeaux quoi ? ah, oui, hum, je n’avais pas précisé : nous sommes dans le cimetière boisé de Stockholm, y résident évidemment quelques vampires et les pullulantes mouches noires typiques de la région.
Les vivants et les ni vivants ni morts se croisent et se télescopent sur les chemins initiatiques de ce lieu des morts, les uns comme les autres à la recherche de la source de leur vitalité.

Les Français égarés dans leurs tourments psychologiques en quête de mieux-être se sont remis entre les mains vigoureuses des tour operators de l’agence Sverige Creative Travel.
Chacun perdu dans son trouble émotionnel ou psychologique, ils tâtonnent de l’esprit et du cœur comme ils tâtonnaient plus tôt yeux bandés pour trouver où poser leurs pas. Les 2 heures de la pièce (qui passent bien vite !) leur laisseront le temps d’avancer sur leur chemin, et entrevoir ou construire des issues possibles. Les Suédois, eux, savent d’où ils viennent, ce qu’ils veulent et comment l’obtenir… Déambulation erratique contre pas de charge. On verra bien qui atteindra son but !
 

« C’est quand même dommage qu’on ne puisse pas être heureux », dit Emile Louis, qui vit mal son patronyme

Dans ce conte contemporain, on goûte l’écriture qu’on aime de Melquiot, son prosaïsme et sa poésie, si habile à restituer la trivialité comme à instiller du lyrisme, et on apprécie qu’elle aille ici musarder plus franchement sur les rives de la comédie qu’à l’accoutumée.
Le langage est quasiment un sujet en soi de cette pièce dont on savoure le malin et réjouissant travail sur l’oralité. Chaque groupe a son propre registre linguistique, permettant d’astucieux jeux de contraste : la langue quotidienne, familière, très spontanée, des Français, chacun dans son style ; le français des tour operators délicieusement déformé de barbarismes et d’approximatives traductions littérales; les échanges sophistiqués et aériens des fossoyeurs vampires, clowns blancs qui citent comme si de rien n’était Einstein et Thoreau, dissertant sur la relativité de l’espace-temps et l’opposition (ou non) de penser versus agir, et s’interrogeant sur la condition humaine et le menu de ce soir.
Au commencement était le verbe, et l’on rit et philosophe de bon cœur dans cet étrange et bavard espace game aux protagonistes farfelus. Mais le corps a la part belle aussi, et la mise en scène de Paul Desveaux est alerte et physique, tout en mouvements, chutes, courses, enlacements et frictions, sac et ressac du groupe s’atomisant ou se ressoudant au gré des épreuves. Il a aussi accordé à ses interprètes (et son public) quelques parenthèses joliment chorégraphiées par Jean-Marc Hoolbecq, rafraîchissantes comme une page blanche entre deux chapitres ou une lamelle de gingembre entre deux sushis.
Les comédiens sont encore en apprentissage – à l’exception d’Anne Le Guernec, qui incarne la suédoise Agneta et a étoffé la troupe de son expérience : l’épreuve du plateau fera bientôt gagner en liberté de jeu à certains qui sont encore un peu appliqués, mais on reçoit avec délectation le talent de cette troupe issue de la formidable pépinière qu’est l’ESCA. Coup de cœur personnel pour les interprètes d’Emile Louis, Antoine et Lola, mais toute l’équipe est fantastique, on aime la plasticité de leur jeu, leur rigueur mais aussi la générosité de leur engagement physique, la justesse de leur incarnation et le plaisir qu’ils ont à habiter leurs personnages et la scène.
Au-delà d’un travail d’école, et du régal de découvrir ses interprètes plus que prometteurs, c’est un vrai spectacle abouti auquel on assiste, une comédie métaphysique, jouissive, décalée et stimulante, à voir aussi avec des adolescents, qui apprécieront la drôlerie et le rythme du spectacle, autant que la fougue et la jeunesse des interprètes.

Marie-Hélène Guérin

 

LOST IN STOCKHOLM
de Fabrice Melquiot
Mise en scène Paul Desveaux
Avec Johmereena Baro : Jade Mathurin, Valentin Campagne : Hugo al-Charif, Maïa Laiter : Eve Robinson, Anne Le Guernec : Agneta Johnasson, Omar Mounir Alaoui en alternance avec Ilan Benattar : Fouad al-Charif, Côme Paillard : Antoine de Lavalette, Maéva Pinto Lopes : Lola Bacha-Martins, Rosa Pradinas : Mona Pirelli, Simon Rodrigues Pereira : Ingemund Johnasson, Alexis Ruotolo : Emile Louis

Assistanat à la mise en scène Lucie Baumann, scénographie Paul Desveaux, chorégraphie Jean-Marc Hoolbecq, lumières Laurent Schneegans, costumes Philippine Lefèvre, musique Emmanuel Derlon, construction de décors Les Ateliers du Spectacle, régie Emmanuel Derlon, presse Elektronlibre / Olivier Saksik accompagné de Sophie Alavi et Mathilde Desrousseaux
Photos répétitions (noir & blanc) Paul Desveaux / Photos Laurent Schneegans

Sans tambour : Être drôle n’empêche pas d’être triste. Et réciproquement. Un réjouissant désastre !

Samuel Achache poursuit avec Florent Hubert, déjà complice sur Le Crocodile trompeur – libre adaptation de Didon et Enée d’Henry Purcell, salué d’un Molière du Spectacle musical en 2014, son exploration des liens entre théâtre et musique.
Un piano resté suspendu au-dessus d’un plancher absent, des chaises de velours rouge, une bâche de chantier, une maison dont on ne sait encore si elle est en construction ou en destruction : le beau décor fracassé de Lisa Navarro invente d’emblée un espace de jeu poétique et chaotique.
Dans cette apocalypse encore tranquille, Léo-Antonin Lutinier, en chef d’orchestre échevelé, dégingandé et lunaire, lance avec emphase un 45-tours, qui sera interprété, grésillements, rayures et ralentis inclus, par un petit ensemble instrumental hétéroclite aux couleurs chaudes (flûte traversière alto, clarinette basse, violoncelle, saxophone, accordéon) : le prologue, bref et rieur, sème les premiers grains de folie.

© Jean-Louis Fernandez

Des coups de marteau, comme les trois coups du lever de rideau au théâtre : les cloisons de placo de la cuisine s’effondrent, dévoilant tuyauteries, gravats, mises au point, corps à corps et ruptures. La femme qui fut amoureuse passionnée dit : « partir à l’aventure », il répond : « payer le Renault Scénic », elle aurait aimé entendre : « partir à l’aventure en Renault Scénic », car elle aurait aimé encore l’aimer. Mais, malgré le combat acharné que mène l’homme, gants de vaisselle et arguments aux poings, les verres sales et les reproches s’entassent dans l’évier, et l’heure n’est plus au rafistolage : Sans tambour procède avec jubilation à la démolition de la maison et du couple.
Eve Risser traduit au piano préparé les angoisses de l’homme, Léo-Antonin Lutinier, comédien au chant encore plus émouvant de sa fragilité, se fait clown blanc mélancolique et farfelu : la musique et le théâtre sans cesse s’entremêlent, finissent par ne faire plus qu’un – diction rythmique ou chant déclamé, parole redoublée ou poursuivie par le chant clair de la soprano Agathe Peyrat, lieder en parenthèses gracieuses ou créations contemporaines en contrepoint de l’action. Les interprètes – au jeu, au chant, aux instruments – sont tous également fins, justes, précis.

© Christophe Raynaud de Lage

Les lieder de Schumann fendent l’âme et Tristan et Yseult nous rappellent que les philtres d’amour sont des poisons. Mais ici, on fait du laid le beau, on déguise le pathétique en burlesque et « si le monde ne tourne pas rond, on va en changer le sens ». Dans un étrange institut, on combat la maladie du désir – en comblant le manque par des éboulis – de murs, de chansons d’amour… L’homme quitté, Lionel Dray, « raté magnifique », massue à l’épaule, finit par se tenir en équilibre précaire sur les montants du guéridon qu’il a méticuleusement détruit ; un autre romantique désolé plonge dans un piano empli de ses propres larmes pour y noyer son chagrin et le forcer à remonter vers le lobe frontal (où on devrait mieux savoir quoi en faire qu’en le laissant se prélasser dans les méandres du cœur)…
Être drôle n’empêche pas d’être triste. Être triste n’empêche pas d’être drôle. Et être drôle et triste n’empêche pas d’être beau.
C’est la magie de ce délicieux spectacle inattendu, incroyablement maîtrisé et parfaitement déglingué, poignant et joyeux, où des ruines finit par naître l’apaisement, où entre les gravats il y a place pour la rêverie, où sur la maison désossée peut enfin se lever une lumière pleine de douceur et riche d’attente. On en sort étonnamment réjouis et ensoleillés.

Marie-Hélène Guérin

 

SANS TAMBOUR
Au Théâtre des Bouffes du Nord du 25 février au 9 mars 2025
Mise en scène Samuel Achache
Direction musicale Florent Hubert
Arrangements collectifs à partir de lieder de Schumann tirés de : Liederkreis op.39, Frauenliebe und Leben op.42, Myrthen op. 25, Dichterliebe op.48, Liederkreis op.24
Compositions d’Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser
De et avec Gulrim Choï, Lionel Dray, Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert, Sébastien Innocenti, Sarah Le Picard, Léo-Antonin Lutinier, Agathe Peyrat, Eve Risser
Scénographie Lisa Navarro | Costumes Pauline Kieffer | Lumières César Godefroy | Collaboration à la dramaturgie Sarah Le Picard, Lucile Rose | Assistante costumes et accessoires Eloïse Simonis

Punk.e.s à La Scala : bonbon acidulé

temps de lecture 6 mn

1976, « Le futur est tellement noir qu’il a disparu »

Leurs chemins vont bientôt se croiser dans les rues des nuits londoniennes. Le quatuor est éclectique, elles ont entre 14 et 21 ans, nées fin des années 50 début des années 70. Une brune lesbienne de Newcastle virée de la maison pour cause d’allergie paternelle à ses préférences affectives : Tessa Pollit (Kim Verschueren) ; une Espagnole militante antifranquiste qui a fait de la tôle : Paloma dite Palmolive (Salomé Dienis Meulien) ; une petite ouvrière débarquée d’Australie qui garde ses jobs deux jours – Viv Albertine (Camille Timmerman) ; une ado nourrie aux bonnes manières et à la contre-culture par sa maman Nora, fille de magnat de la presse allemande et future épouse de Johhny Rotten : Ari Up (Charlotte Avias). Quatre gamines (trop) vite grandies. Quatre indociles.

C’est Nora Forster, maman d’Ari Up et bientôt manager du groupe The Slits, qui sera la narratrice de l’aventure du quatuor, portée avec humour par Rachel Arditi, irrésistible en perruque et accent berlinois.

Elles veulent devenir Patti Smith, et n’ont plus ou moins jamais tenu un instrument. Ari Up et Palmolive fondent les Slits, bientôt rejointes par Tessa, Viv puis Budgie, futur batteur des Siouxie ans the Banshees. Les silex de leurs individualités se frottent et mettent le feu aux poudres. Elles se lancent dans la musique comme si leur vie en dépendait. Elles jouent vite et fort. Elles ne sont pas devenues Patti Smith, elles font du punk et vivent comme elles l’entendent. Dans cette Angleterre thatchérienne appauvrie et corsetée, elles jettent leur rage, leur insolence et leur fureur sur scène.
Leurs arguments rhétoriques favoris : tirer à la carabine (PalmOlive) ou s’immoler par le feu (Ari Up). Elles bosseront leurs instruments et affineront peu à peu leur pensée politique sous l’influence de Nora et de leurs « grands frères » des Sex Pistols ou des Clashs. Elles ne se revendiquent pas féministes, même pas « groupe de filles » (« – on est un groupe. » « – de filles » « – non, un groupe ») mais se vivent féministes, féroce liberté, sororité joyeuse et combative et pied de nez au patriarcat. Ça ne suffira pas à les inscrire durablement dans l’imaginaire collectif, mais les amateurs eux se souviennent qu’elles furent parmi les premières femmes à jouer du punk. Et qu’elles furent – car elles l’avaient vu venir avec ses gros sabots, leur producteur, qui voulait jouer à la poupée avec elle, leur choisir leurs tenues, leurs noms, leur répertoire… – le premier groupe au monde à obtenir le contrôle total de leur image auprès de leur maison de disque.

Ce sont les personnalités des membres du groupe qui font la matière de PUNK•E•S, plus que leur musique. Rachel Arditi et Justine Heynemann s’attachent à elles et leurs compères (tous interprétés avec justesse et fantaisie par James Borniche), font un portrait vivace et tonique de cette bande, sans passer sous silence leurs parts d’ombres et les heurts de la vie, mais sans s’y appesantir.
On les quitte adultes, car après le no future, il y a un futur… des enfants, la maladie, d’autres pays, de la musique encore, de la danse, de l’écriture, d’autres façons de continuer à vivre sa vie de femme et d’artiste.

Les six interprètes, tou.te.s fantastiques, jouent rôles et musique avec une belle énergie, et presque trop de technique pour cette musique un peu cracra que fut le punk. Où sont passés les morceaux des Slits, on ne sait pas trop, hormis leur titre le plus emblématique Typical Girl – qui moquait le mythe de « la fille standard« ; mais on se réjouira d’un plaisir spontané d’entendre de bien bonnes reprises de standards de l’époque (playlist aux petits oignons croisant Clash, Sex Pistols, Iggy Pop et chanson anarcho-républicaine espagnole…), exécutées avec une jubilation communicative.
La mise en scène et l’écriture sont rythmiques et pétillantes, coup de chapeau aux maquillages et perruques très seventies, et aux costumes délicieusement insolents.

Dans une scénographie joliment indus’ et graphique, faite d’échafaudages où des néons claquant couleurs primaires, précisent, comme tracés à main levée, un mât de bateau, une échelle, une alcôve, où neige de papier et nuages de bulles glissent un souffle de poésie, PUNK•E•S, bonbon acidulé aussi tendre que piquant, dresse en creux un tableau de l’époque, et surtout rend un enthousiasmant hommage à la soif de vivre, à la folle énergie et l’humour de ces enfants punkes. C’est jouissif, ragaillardissant, et salué d’une ovation debout tous les soirs par des spectateurs électrisés.

Marie-Hélène Guérin

 

PUNK•E•S
Ou comment nous ne sommes pas devenues célèbres

À La Scala – Paris du 26 février au 30 mars 2025
De Rachel Arditi et Justine Heynemann
Mise en scène Justine Heynemann
Avec Rachel Arditi, Charlotte Avias, James Borniche, Salomé Diénis Meulien, Camille Timmerman et Kim Verschueren
Photos © Arnaud Dufau

Assistantes à la mise en scène Stéphanie Froeliger et Marine Torre
Scénographie Marie Hervé | Compositeur Julien Carton  | Lumières Héléna Castelli | Chorégraphe Alexandra Trovato | Régie son Soizic Tietto | Costumes Camille Aït-Allouache | Perruques et maquillage Julie Poulain | Régie générale Fouad Souaker

Production : Soy Création et ZD Production
Co-production ville de St Quentin, Théâtre de St Maur et scène nationale de Chalon-sur Saône.
Soutiens : Fonds théâtre SACD, Région Île-de-France, ADAMI