Boule de neige : une fable d’aujourd’hui

Sur le vaste plateau, des hauts murs blancs et un joli chaperon rouge guettent, une ligne de lumière sépare un monde de l’autre. Une neige cristalline, une musique douce de violoncelle et de piano enveloppent le public d’une poésie très délicate.

Il était une fois un flocon qui poussé par le vent se colla à d’autres flocons, se fit petite boule puis chût sur une pente où il entraîna dans sa course tant et tant d’autres flocons qu’ils devinrent ensemble une énorme boule de neige qui ensevelit tout sur son passage. La faute à qui ? au flocon, au vent, à la pente, aux autres flocons ?

D’Odile Grasset-Grange, on avait aimé (beaucoup) Cartoon (ne faites pas ça chez vous) mais aussi le plus modeste (mais pas moins malin !) Chat sur la photo . La toute récemment nommée directrice du Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon avait eu envie d’une réflexion sur le rapport contemporain à la vérité, qui lui semble se faire floue, relative – on peut même la dire « alternative », être diffractée, distordue aux filtres des réseaux sociaux et des fake news. Elle a livré ses interrogations à son complice Baptiste Amann, qui, pour non pas forcément y répondre mais y réfléchir, en à tirer une pièce pleine de rebondissements, où mensonges et bruits de couloirs sont autant de miroirs déformants du réel.

C’est l’histoire d’un petit geste dans un réfectoire de collège qui fit boule de neige et ensevelit tout sur son passage, remuant enfants, parents, professeurs, et tout le personnel du collège, et les journalistes locaux, et même, et même, le ministre !

Qu’est-ce qui agite tous ces profs en salle des profs, pourquoi donc la police est venue, et qu’est-ce que c’est que cette histoire de ministre ? On démarre en pleine tourmente, le flocon est déjà devenu énorme boule de neige et a causé bien du remue-ménage.
On va remonter le temps, dénouer l’écheveau, pour aller à la rencontre du fragile flocon qui a fait la boule de neige, petit flocon qui devait être tout discret, petit mensonge qui voulait timidement cacher un grand secret et s’est retrouvé éléphant au milieu du magasin de porcelaine.

Salle des profs, 3 jours après l’incident, Salon des parents d’Elis, 2 jours après l’incident, Salle de cantine, jour de l’incident… Trois séquences, en trois lieux, trois groupes (profs, parents et enfants) et trois temps, donnent un prisme de l’affaire, trois angles, trois possibles d’interpréter ou décrypter le réel, en remontant progressivement à la source des faits.
Dans un décor très réussi, la mise en scène est d’une grande fluidité, tout en mouvements, les murs glissent et pivotent pour faire apparaître et disparaître les lieux, un accessoire, une perruque, une casquette font passer les interprètes d’un rôle à l’autre. Le texte s’empare d’enjeux importants, les violences intra-familiales ou sociales, la désinformation, en les incarnant dans un quotidien très préhensible. L’écriture est assez complexe, parfois elliptique, avec ses allers-venues entre action et représentation, et sa mécanique qui remonte le temps, mais veille à ne jamais perdre ses jeunes spectateurs, en les aiguillant habilement par des indices visuels ou textuels. Les interprètes portent une langue vive et actuelle, ils sont alertes, concrets, également sensibles et joueurs dans tous leurs personnages, enfants ou adultes, masculins ou féminins.

Boule de neige, par le détail, partant d’un micro-évènement, pose un regard aigu et tendre pour notre société contemporaine et ses outils de communication, scrute les relations entre enfants et entre générations, où incompréhensions et a priori pèsent sur les échanges mais où l’écoute ouvre la porte à la générosité et au dialogue.
Un spectacle très vivant, qui mise sur l’intelligence et l’attention de ses spectateurs jeunes et grands, en leur offrant, avec humour et finesse, un bel espace de théâtralité, mais aussi de réflexion. Le jeune public est manifestement très réceptif et enthousiaste ! Un spectacle à voir en famille avec des enfants dès 10 ans, qui y reconnaîtront leurs préoccupations et en apprécieront le suspense haletant, la fantaisie et la justesse.

Marie-Hélène Guérin

 

BOULE DE NEIGE
Un spectacle de la Compagnie de Louise
À partir de 10 ans (durée 1 heure)
Texte Baptiste Amann
Mise en scène Odile Grosset-Grange
Avec François Chary, Lucile Dirand, Théodora Marcadé

Assistant à la mise en scène : Carles Romero-Vidal | Régie Générale : Farid Laroussi | Scénographie : Cerise Guyon | Lumière : Erwan Tassel | Musique / sons : Vincent Hulot | Costumes : Séverine Thiebault
Photos © Christophe Raynaud de Lage

Un spectacle créé à la MC2 de Grenoble (38), puis accueilli du 27 nov. au 1er décembre au Théâtre de Sartrouville et des Yvelines (78)
À voir en tournée : Théâtre d’Angoulême – Scène Nationale Angoulême (16) – 9 et 10 décembre | L’Archipel – Fouesnant (29) Festival Théâtre À Tout Âge – 15 et 16 décembre | La Maison du Théâtre – Brest (29) – 18 et 19 décembre | Comédie de Bethune – CDN Hauts-de-France (62) en décentralisation | Salle des Fêtes Jean-Marie Leclercq – Beuvry – 21 janvier | Salle des Tilleuls – Norrent-Fontes – 22 janvier | Le Cuivre Pôle Culturel – Labourse – 23 janvier | Salle communale – Neuve-Chapelle – 24 janvier | Isbergues – 26 janvier | Salle Pignon – Marles-les-Mines – 27 janvier | Salle J-C Lutrat – Annequin – 28 janvier | Le Palace – Lilliers – 29 janvier | Espace culturel AREA – Aire-sur-la-Lys – 30 janvier | La Coursive – SN de La Rochelle (17) – 12 et 13 mars | L’Agora – Billère (64) – 31 mars | Théâtre Ducourneau – Agen (47) 2 et 3 avril

Direction de production : Caroline Sazerat-Richard | Chargée de production : Mathilde Göhler | Chargée des actions de territoires : Emilienne Guiffan | Presse : Elektron Libre – Olivier Saksik

Production : La Compagnie de Louise
Partenaires (coproductions et/ou résidences) : Théâtre de Sartrouville – CDN des Yvelines ; La MC2 : Grenoble ; La Coursive – SN de La Rochelle ; Le Théâtre d’Angoulême – SN ; Les Tréteaux de France – CDN ; en cours…

La Compagnie de Louise est soutenue pour son projet par la ville de La Rochelle, le département de la Charente-Maritime, la région Nouvelle-Aquitaine et le Ministère de la Culture – DRAC Nouvelle- Aquitaine site de Poitiers.

Paëlla : fantaisie municipale

Dans le XIe arrondissement, il y a un an et quelques poussières, de la volonté de Martin Karmann, Alexandra d’Hérouville, Sarah Horoks, Elie Triffault, Victor Garreau, Alice de Lencquesaing, Camille Claris, naissait le Théâtre du Chariot. La direction collégiale a tenu à garder de leur prédécesseur (qui était la Comédie Nation) le goût de la transmission et de la pédagogie, et dessine l’identité de ce nouveau lieu comme un espace tourné vers la création émergente, accompagnant de jeunes compagnies dans leur processus de création.

On y découvre la nouvelle pièce du Mustang Collectif. Le Mustang Collectif aime le réel, et travaille volontiers sur des substances autobiographiques ou documentaires, pour en faire matière à jeu, à comédie, à échange.

Aujourd’hui, ils nous emmènent à Gouzin, jumelle fictionnelle de tant de petites villes de province, où le local associatif vacille sous les coups de boutoir des mesures d’austérité gouvernementales – les coupes budgétaires ruisselant bien plus facilement que les richesses.
Ce local, c’est le petit cœur battant de la commune, s’y retrouvent les joueurs de fléchettes, sans doute quelques cruciverbistes et verbicrucistes, bien sûr les « Amis de la mer », et surtout le club « Les Gouz’ et les Couleurs », fer de lance de la joie de vivre gouzinaise, vaillant organisateur de soirées ludiques et de l’annuelle grande fête de la ville, prévue pour bientôt. Pour vous dire, la soirée « Rock et Raclette », il y a 3 ans, c’était eux ! Tout Gouzin s’en souvient. Cette année, l’ « orga » a voté pour un « Cabaret Paëlla » qui ne manquera de réjouir leurs concitoyens.
Mais les subsides manquent, et le maire, écharpe tricolore et pragmatisme en bandoulière, retire ses crédits, et voilà la survie du local et du groupe en péril.
Il n’y a plus d’argent, il n’y a plus d’autorisation, il n’y a peut-être même plus de local, mais il y aura LA FÊTE, car the show must go on, à Gouzin encore plus qu’ailleurs. Alors on annule les prestas payantes, exit le DJ et les chanteuses, on lance un mouvement « Rébellion-Occupation », et on bricole vaillamment la fiesta en mode DIY.
La petite bande de l’« orga » du club des Gouz’ et les Couleurs, va défendre, armée d’une toute fraîche conscience agitprop et de costumes en lamé, leur idéal d’un espace « petit 1 de rencontre, petit 2 de libre expression et petit 3 de fête ». La petite bande, c’est Robert, dit Bobby, pour qui ce local est comme sa seconde maison (ou même sa première), et ses potes de l’asso sa seconde famille (ou même sa première), Stef la grande bringue infatigable, Lola qui se voit un avenir plein de paillettes et de chansons à Paris, ou peut-être à Limoges, l’enthousiaste Noé qui frôle le spectre autistique du bout du doigt, Yoyo le backpacker à bâton de pluie et tatoo petites fleurs : pour lever le poing de la révolte, 5 comme les 5 doigts de la main, c’est exactement ce qu’il faut !

Dans un décor facétieux fourmillant de détails, Nusch Batut Guiraud, Mathilde Bellanger, Aurélien Fontaine, Louis Loutz, Myra Zbib sont dissimulés/exposés sous des masques de comedia très réussis, parés de costumes délicieusement inadaptés – sans être jamais ridicules pour autant, rien ne va parfaitement bien à personne. Pierre la méduse-mascotte du club des « Amis de la mer » philosophe dans son aquarium, en contrepoint méditatif à toute cette agitation. « Dans l’eau tout est calme, mais on est un peu seul, alors au local, je suis bien, je suis avec vous », résume la sage invertébrée.
Dans une ambiance un peu « Strip-tease », un peu « Chiens de Navarre » (mais tout public), on installe un campement dans le local, on fait un démocratique tableau des tours de pluche, de collages d’affiche et de repos, on répète des chorés, on s’échauffe la voix, on prépare des happenings, on expérimente la pratique artistique comme moyen de conquête politique, on s’approprie sa citoyenneté, on imagine des possibles.

Un spectacle qui fait la chaleureuse et joyeuse défense des lieux festifs populaires, de la puissance des rêves et du collectif, un spectacle avec un brin de folie et beaucoup de générosité, modeste, bigarré, farfelu, drôle et tendre. L’horaire tardif ne s’y prête pas tellement, mais on pourrait y aller aussi en famille, avec des enfants dès 8-10, qui se régaleront (comme leurs parents) de l’humour très visuel, des chorégraphies improbables, de l’humeur gaiement batailleuse, et du jeu impeccablement précis, plein d’allant et de fantaisie de la troupe.

Marie-Hélène Guérin

 

PAËLLA
À voir au Théâtre du Chariot jusqu’au 30 novembre
Un spectacle du Collectif Mustang
Texte et mise en scène Gabriella Rault, Aurélien Fontaine, Claire Faugouin
Avec Nusch Batut Guiraud, Mathilde Bellanger, Aurélien Fontaine, Louis Loutz, Myra Zbib
Collaboration artistique Camille Monchy | Masques Estelle Clément | Musique Alex Bernard | Lumière Camille Monchy | Scénographie Agathe Roger et Maxime Roger, Interlude Décors
Photographies © Christophe Raynaud de Lage et (photo haut de page) Irina et Ambroise Nicolao

Madame ose Bashung au Rond-Point : Madame ose Bashung, osez Madame !

Un vent de folie souffle sur le Rond-Point… On y bashungue, on y flamboie, on s’y esclaffe, on s’y émeut, en compagnie des belles queens échappées du cabaret de Madame Arthur et leurs acolytes musicien.ne.s. Ielles avaient affolé le Rond-Point l’hiver dernier, les revoici pour mettre le feu à votre fin d’année !

Sébastien Vion/Corrine, magistralalala M.C. de cette cérémonie, avait à 16 ans vécu une expérience « incroyable, à la fois violente et poétique, bruyante et irrévérencieuse, métallique et sensible… » en découvrant Alain Bashung sur scène. Quelques paires d’années plus tard, il a partagé ce bonheur avec ses camarades du cabaret Madame Arthur en inventant un hommage baroque et merveilleux, que le théâtre du Rond-Point accueille pour deux semaines dans l’écrin de sa grande salle.

Pendant que le public prend place, les chevaux hennissant sur le rideau rouge, squelettes courant de Muybridge ou mustangs sauvages dans la pampa, plongent la salle dans une ambiance onirique.

Une « Madonna ardéchoise » (pétulante Patachtouille, la plus burlesque du trio), une « vraie méchante et fausse maigre » (iconique Corrine, maîtresse de cérémonie à la présence charismatique) et un « double poney » (fringante Brenda Mour, visage idéal, silhouette et voix spectaculaires) vont pendant une heure et demi faire palpiter le fantôme de Bashung et vibrer leurs et ses aficionados.

Insensées et magnifiques, jamais elles n’imitent mais plutôt s’approprient tubes attendus comme titres plus confidentiels, qui gardent toute leur puissance originelle. Un impeccable quatuor à cordes – attelage à l’enthousiasme partagé issu du Rainbow Symphony Orchestra –, un guitariste, Christophe Rodomisto – électrique au propre comme au figuré et une pianiste au masque expressionniste, Cosmé McMoon, les accompagnent avec élan et talent. Damien Chauvin leur a composé des arrangements réjouissants.
Voix profonde et basse pour Corrine et Brenda Mour ou plus colorature pour la lyrique Patachtouille, splendidement emperruquées, maquillées, corsetées, perchées sur hauts talons, ces queens sculpturales insufflent au répertoire de Bashung, respecté bousculé décalé amplifié, une poésie folle et un humour jouissif.

Brenda Mour fait résonner Osez Joséphine comme dans les plaines du Far West, Les petits enfants qui tombent des balcons interprétée par une Patachtouille échevelée ressemble à du Fréhel grande époque, Corrine déclamant sotto voce Vénus, sous le scintillement d’une boule à facette, fait passer un frisson dans l’assemblée.
Les chansons sortent un peu, beaucoup, passionnément, de leurs rails familiers, on les écoute, on les entend d’autant plus. Un aparté de Cosmé McMoon qui quitte son piano pour [Tuer] la pianiste, une lampe qui se balance au plafond pour un ténébreux La nuit je mens, un numéro de sangles aériennes à couper le souffle (par Quentin Signori ) pour des Volutes qui partent en fumée et on en a le cœur tout tremblant; avant qu’un improbable trio de catcheuses mexicaines ne déboule pour Bombez le torse, bombez ou que Patachtouille ne transforme Vertiges de l’amour ou Ma Petite Entreprise en sketchs loufoques !

Sous les projecteurs, ce sont Corrine, Brenda Mour et Patachtouille qui brillent, mais ce sont aussi Sébastien Vion, Kova Rea et Julien Fanthou qui habitent la scène sous les atours de leurs drags, et c’est troublant et touchant de voir se télescoper la forme de perfection très sophistiquée des créatures de cabaret mi-somptueuses mi-plastoc, et ces interprètes avec leurs beautés atypiques, avec leurs chairs, leurs voix, leur humour marqués par leur vie, leur passé, leurs combats, avec leurs costumes qui les dénudent et leurs nudités qui les cachent.

Il ne faut pas oublier que le cabaret est intrinsèquement un espace politique, ou même un acte politique. Ici, dans cette salle qui est une institution parisienne (mais qui, du haut de son presque demi-siècle d’ancienneté, rappelle de saison en saison que la jeunesse n’est pas une question d’âge !), on semble loin d’un lieu noctambule ou interlope. Mais cela n’empêche : là-bas ou ici, le cabaret, d’autant plus le cabaret drag – est un endroit de prise de parole, de créativité, d’altérité, de joie, le lieu d’une liberté qui semble acquise mais qui reste fragile – alors, fêtons cette liberté !

Un spectacle pétillant, impertinent, poétique, follement drôle, follement poignant, que le public, ébouriffé, enjoyé, ravivé, salue d’une ovation debout ! Une fête à s’offrir pour les fêtes.

Marie-Hélène Guérin

 

MADAME OSE BASHUNG
De la Cie Le Skaï et l’Osier
Au Théâtre du Rond-Point du 26 au 30 décembre 2025 – La représentation du 30 décembre sera suivie d’un DJ set
Conception et mise en scène : Sébastien Vion
Chanteurs et performeurs : Corrine / Sébastien Vion, Brenda Mour / Kova Rea, Patachtouille / Julien Fanthou
Piano (du 12 au 23 décembre et le 28 décembre) : Cosme McMoon / Delphine Dussaux
Et (les 26 et 27 décembre) : Charly Voodoo
Guitare : Christophe Rodomisto
Quatuor à cordes du Rainbow Symphony Orchestra : (alto) : Juliette Belliard | (violoncelle) : Adrien Legendre | (1er violon) : Laurent Lescane | (2e violon) : Vladimir Spach
Circassienne : Julie Demont
Arrangements : Damien Chauvin
Régie générale et régie lumière : Gilles Richard | Régie son : Mustapha Aichouche | Habillage et accessoires : Anna Rinzo | Perruques et coiffures : Kevin Jacotot | Costumes latex : Arthur Avellano | Vidéos : Collectif La Garçonnière :, Tifenn Ann D, Syr Raillard, Thibaut Rozand | Bande son d’entrée : Nicol
Photos Monsieur Gac et Charlène Yves

Les titres du spectacle :
OSEZ JOSÉPHINE – 1991 – Album éponyme – Musique Alain Bashung – Paroles Jean Fauque & Alain Bashung | VERTIGE DE L’AMOUR – 1980 – Album Pizza – Musique Alain Bashung – Paroles Boris Bergman | VENUS – 2008 – Album Bleu Pétrole – Musique Arman Méliès, Gérard Manset – Paroles Gérard Manset | S.O.S AMOR – 1985 – Album Live Tour – Musique Paroles Didier Golmanas & Alain Bashung | LES PETITS ENFANTS – 1979 – Album Roulette russe – Musique & Paroles Alain Bashung | LA NUIT JE MENS – 1998 – Album Fantaisie militaire – Musique Alain Bashung, Édith Fambuena & Jean-Louis Piérot – Paroles Jean Fauque & Alain Bashung | JE FUME POUR OUBLIER QUE TU BOIS – 1979 – Album Roulette russe – Musique Alain Bashung – Boris Bergman & Alain Bashung | JE TUERAI LA PIANISTE – 2008 – Album Bleu Pétrole – Musique Gaëtan Roussel & Alain Bashung – Paroles Gérard Manset | BOMBEZ – 1989 – Album Novice – Musique Alain Bashung – Paroles Jean Fauque | BIJOU, BIJOU – 1979 – Album Roulette russe – Musique Alain Bashung – Paroles Daniel Tardieu, Boris Bergman | MONTEVIDEO – 2018 – Album En amont – Musique & Paroles Mickael Furnon | MA PETITE ENTREPRISE – 1994 – Album Chatterton – Musique Alain Bashung – Paroles Jean Fauque & Alain Bashung | VOLUTES – 1991 – Album Osez Joséphine – Musique Alain Bashung – Paroles Jean Fauque | MADAME RÊVE – 1991 – Album Osez Joséphine – Musique Alain Bashung – Paroles Pierre Grillet | GABY – 1979 – Album Roulette russe
– Musique Alain Bashung – Paroles Boris Bergman

Production déléguée « J’aime beaucoup ce que vous faites ! » – Christophe et Jérôme Paris Marty
Diffusion « Fantatouch » – Fanta Touré
Avec le soutien de la SPEDIDAM

Un « Roi Lear » aux atours baroques et punk au Théâtre du Soleil

De la compagnie Théâtre Amer, on avait beaucoup aimé le Peter Pan découvert l’an dernier au Théâtre Paris Villette.
On se retrouve cette fois dans ce lieu magique de la Cartoucherie pour leur nouvelle création.

Des effluves d’encens et de musique baroque accueillent les spectateurs. C’est sur une scène dépouillée que se déroulera la tragédie shakespearienne – un sol terreux, cerné de deux hautes marches courant le long du plateau, qui hiérarchisent verticalement l’espace. En fond de scène se révèlera un cadre de loupiotes, petit théâtre dans le théâtre, castelet de cabaret rougeoyant qui offrira une judicieuse accentuation des comédies de faux-semblants qui se jouent entre les protagonistes.
 

 
Un noir profond, un tambourin grave, une rythmique de halètements, un chant de gorge diphonique : l’ouverture a quelque chose de cérémoniel et crée tout de suite une attention particulière.

Le Roi Lear est une tragédie, on s’y marre peu et on y meurt beaucoup. La nouvelle traduction d’Emmanuel Suarez et l’adaptation de Mathieu Coblentz, finement actualisées, l’aèrent toutefois un peu, les allusions à la société contemporaine font réagir les spectateurs mais restent toujours dans le juste mouvement du texte. Quelques intrigues et personnages en moins (notamment les époux des sœurs Goneril et Regane disparaissent, elles portent seules leur statut et leur stature – on pourra peut-être regretter alors qu’elles soient si uniment mauvaises, plus archétypales qu’humaines) en simplifient l’appréhension, on ne se perdra point dans le labyrinthe des trahisons en cascade de ce Roi Lear.

Le roi Lear, c’est ce roi qui va répartir son héritage entre ses trois filles à l’aune de l’expression de leur dévotion filiale. Ce roi fou qui attend de sa fille préférée qu’elle maquille ses mots, ce roi bébé qui veut être cajoler plutôt qu’aimer. Ce roi qui spolie la benjamine et son cœur franc mais sans artifice au profit des deux aînées, grandes gagnantes au concours de la lèche-botterie et de l’hypocrisie.

En miroir des vilénies sororales, Edmond le fils bâtard du comte de Gloucester déchire lui aussi le tissu familial en intrigant contre son frère Edgar, le fils légitime.

On se détruit en famille dans Le Roi Lear, les frères et les sœurs s’entretuent et le cœur des pères lâchent devant le désastre. C’est un temps bien sombre et sans espoir.
 

 
Mathieu Coblentz a le sens du spectaculaire, et compose une fresque ambitieuse aux enjeux limpides et à l’humeur obscure.
Sous des lumières soignées, les atours sont baroques et punk, cheap et majestueux – bijoux fantaisie, fourrures, satin, kilts, cuirs rock et maquillages gothiques. Ceux du roi Lear aux allures de roi Soleil tomberont au fur et à mesure de son dénuement social et mental.
Les sept interprètes ont de l’allant, certains passent d’un personnage à l’autre avec beaucoup de souplesse, et il est assez jouissif de les voir déployer d’autres facettes de leur talent dans des rôles très différents les uns des autres, ainsi du fou, d’Edgar et Gloucester incarnés avec brio par les trois sœurs. L’énergie de la troupe laisse peu de place à l’émotion, qui naîtra pourtant – de la puissance des images, de la beauté d’un chant ancien de plusieurs siècles, de la profondeur d’une ombre, de la rage d’un riff de guitare, de la voix de roches éboulées de Jo Zeugma (qui orchestre aussi la superbe création musicale).

On aurait aimé plus de souffle, et sans doute aussi plus de nuances à ce Roi Lear, mais quelques scènes fortes, splendides et puissantes, resteront en mémoire, le geste théâtral est beau et les jeunes spectateurs sont à juste raison enchantés : Mathieu Coblentz ouvre là une magnifique porte d’entrée vers l’univers foisonnant de Shakespeare, avec ce Roi Lear désespéré et fastueux.

Marie-Hélène Guérin

 

LE ROI LEAR
Un spectacle de la Compagnie Théâtre Amer
À voir à partir de 13 ans
Au Théâtre du Soleil du 22 octobre au 15 novembre 2025
De William Shakespeare
Mise en scène et adaptation Mathieu Coblentz
Traduction Emmanuel Suarez
Jeu et musique Florent Chapellière, Maud Gentien, Julien Large, Laure Pagès, Camille Voitellier, Florian Westerhoff, Jo Zeugma
Scénographie Vincent Lefèvre | Création des costumes Patrick Cavalié | Régie sonore Simon Denis | Régie polyvalente Julien Crépin

Les Conséquences, une ambitieuse fresque familiale de Pascal Rambert

Sur le plateau du Théâtre de la Ville, un immense barnum presque nu, deux rangées de tables de location qui attendent une réunion familiale, des extincteurs, quatre sorties de secours. Un espace presque vierge, comme une page blanche sur laquelle se détachera la calligraphie nette des corps et des vies. Comme une cage de laboratoire éclairée crument dans laquelle s’agiteront des humains, sous nos regards carnivores dévoreurs d’émotions et de pensées.

Jacques Weber ouvre seul le bal, le fermera seul aussi. Vieillard en tête-à-tête avec l’urne de son encore plus vieille défunte mère. Les 106 ans de l’ancêtre ont traversé l’Europe et le siècle comme une flèche. Elle avait quitté les forêts de Silésie, en avait gardé de robustes mains paysannes, s’est arrimée aux rues parisiennes, elle y a donné naissance à son fils unique, Jacques, et modelé son destin, « comme certains ont passé leur vie a traqué les nazis, elle a passé sa vie a traqué l’antisémitisme dans le langage ». Une lignée de lettrés, de notables, d’intellos jaillira de son exil. Ils sont tous là, presque tous, Jacques, sa femme, ses filles adultes et leurs conjoints, et leurs propres enfants, et leurs désirs d’enfants – ou non.
Il manque la fille aînée de Jacques, la « sœur folle ». Mais hormis elle, dont l’absence est si violente qu’elle compte pour une présence, ils sont tous là. Pour la cérémonie des funérailles de l’ancêtre. Puis trois ans plus tard, pour un mariage, puis trois ans plus tard pour d’autres funérailles, puis un autre mariage…

Pascal Rambert jette ses personnages dans une ronde sans fin, dans le cycle éternel des familles, naissances, morts, mariages, couples qui se nouent et se défont, corps qui s’abîment ou se réparent, flux et reflux des pulsions, diastoles et systoles du cœur, contractions et relâchements des liens.
Il leur donne les prénoms des interprètes. Jacques, Marilu, Anne, Audrey, Lena, Jisca, Mathilde, Paul, Arthur, Stanislas, Laurent. Ça n’a pas forcément d’importance, car c’est une fiction. Ou ça en a, car Stan dit « Audrey » à Audrey Bonnet quand il interpelle son épouse, car Laurent dit « Marilù » à Marilù Marini quand il se confie à elle, et cela ouvre une petite faille, ces prénoms partagés entre les rôles et les interprètes, par laquelle peut s’écouler une intimité plus particulière.

Sur le blanc du décor tranchent en une chorégraphie très graphique le noir des costumes des hommes, et les taches colorées des robes des femmes, unies, fluides, vives.
Il les fait courir, ces hommes et ces femmes, jaillir sur le plateau, se télescoper, franchir en coup de vent les issues de secours – si issue, si secours il y a –, et les ruptures de rythme, les immobilités en prennent d’autant plus de poids, de sens, comme du silence dans la cacophonie.

Pour ses interprètes, il compose une partition chatoyante, multiple, où il offre aussi, plus ouvertement qu’auparavant, le plaisir immédiat de franches situations de comédies.

La distribution est impériale, Jacques Weber et Marilu Marini en tête, impitoyables, facétieux, tendres. On se laisse particulièrement surprendre par Arthur Nauzyciel, irrésistible aussi bien dans un débordement d’énergie et de fantaisie que broyé de chagrin, par le tout jeune Paul Fougère, vif-argent, par Anne Brochet, délicate, sensible, mais tous relèvent avec le même engagement le défi d’habiter de leurs voix et de leurs gestes cet incroyable espace, d’habiter aussi la langue précieuse et triviale de Rambert, cette langue si dense, si profuse, si écrite et pourtant si vivante. Tous assument l’humour et portent haut l’émotion. On jubile de retrouver le couple formé par Audrey Bonnet, flamme ardente, et Stanislas Nordey, qui depuis Clôture de l’amour il y a déjà 15 ans n’en finit pas de se déchirer, et c’est beau de les voir ainsi prolonger leur histoire.

Le blanc barnum n’est pas le lieu des célébrations, qu’on entend en arrière-plan, mais c’est celui de la parole, et la parole aussi est un acte, créateur ou destructeur.
Alors, dans ces Conséquences on parle beaucoup, et on parle beaucoup de paroles, celles qui sont de trop et celles qu’on aimerait saisir : « on entend tout » autant que « qu’est-ce que tu disais ? ». Celles qu’on aurait dû taire et celles qui auraient dû être dites. On parle pour soi, pour l’absente, pour les cendres dans l’urne ou pour les spectateurs, on parle avec et contre les autres, on parle du passé et du futur. On parle du langage, sujet et matière de prédilection de Rambert, grand fouilleur et jongleur de mots, de son pouvoir, de ses faillites.

À travers ce vase clos, ces onze êtres, c’est notre époque qu’esquisse Rambert, notre société occidentale, vue depuis une certaine bourgeoisie éduquée, plutôt ancrée à gauche.
Et le portrait n’est pas si souriant, le patriarche a engendré une sororie de femmes blessées, et les idéaux politiques ont du plomb dans l’aile. Puisque le rouge finit toujours par pâlir et qu’avec l’âge on incline à droite, Jisca, jeune femme moderne, désabusée et pugnace, préfère gagner du temps, et opérer tout de suite le virage. La famille et la société semblent malades, les boomers sont désenchantés, les vieux on les oublie, la jeune génération présente la facture aux précédentes. Pourtant, si le tableau a ses ombres lourdes, point de nihilisme dans ces Conséquences. La vérité sort peut-être de la bouche des enfants, du moins Rambert accorde-t-il aux deux plus jeunes, à Lena et Mathilde, de rompre le pacte d’hypocrisie, d’être les seules qui répondent sincèrement à la petite et fondamentale question « tu pensais à quoi ? ». À elles, Jisca, Lena, Mathilde, à elles le futur, elles qui avancent sans illusion mais avec la volonté d’agir, chacune à leur façon, Jisca engagée dans la grande machine politique, Lena et Mathilde par l’action associative, toutes trois la part résiliente de la famille, peut-être même la part résiliente de la société, tête haute et verbe franc.

C’est un spectacle mosaïque, qui mêle les générations et les humeurs, laisse filer les époques par longues ellipses, alterne duos brillants, monologues poignants, grandes scènes chorales. Un tourbillon d’affects, de ressentiments, de secrets et de révélations.
Dans ce patchwork foisonnant toutes les scènes n’ont pas la même intensité, mais c’est comme ça que le temps passe, parfois fluide, parfois heurté, jours pleins ou creux.

2 mariages, 2 enterrements, 3 baisers, mille trahisons, sur une table urne funéraire et bouquet de mariage voisinent, c’est la vie, avec les conséquences lourdes ou légères des choix, des gestes et des mots. « Il y aura des naissances, il y aura des mariages, il y aura des funérailles, et ce sera bien », dit Anne. Il y a eu des naissances, des mariages, des funérailles, c’est la vie, c’est du théâtre, et c’est bien.
Un spectacle imparfait comme ses protagonistes, comme les vies humaines, imparfait, bancal, et tonique, et drôle, et poignant. Hautement réjouissant.

Marie-Hélène Guérin

 

LES CONSÉQUENCES
Au Théâtre de la Ville jusqu’au 15 novembre 2025
Texte et mise en scène Pascal Rambert
Avec Audrey Bonnet, Anne Brochet, Paul Fougère, Lena Garrel, Jisca Kalvanda, Marilú Marini, Arthur Nauzyciel, Stanislas Nordey, Laurent Sauvage, Mathilde Viseux, Jacques Weber
Lumières Yves Godin | Costumes Anaïs Romand | Musique Alexandre Meyer | Scénographie Aliénor Durand | Collaboration artistique Pauline Roussille

Production déléguée structure production. Coproduction TNB – Théâtre national de Bretagne, Rennes – Le Cratère, Alès – Festival d’Automne à Paris – Théâtre de la Ville-Paris – Bonlieu, Scène nationale, Annecy – Théâtre national de Nice – CDN Nice Côte d’Azur, Nice. Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris – Festival d’Automne à Paris

Makbeth, par le Munstrum Theatre : du bruit et de la fureur

Makbeth, avec un K comme Krrruauté…
Oreilles sensibles, acceptez les bouchons qu’on vous propose à l’entrée,
âmes sensibles, apportez votre humour, et hardi petit !

Le bouffon du roi nous prévient : « let me tell you, universitaires : you are not au bout de vos peines » : ne vous accrochez pas à votre édition La Pléiade, c’est du Macbeth mâtiné, hybridé, violenté, secoué, déchiqueté et recousu à gros fils que jette sur le plateau le Munstrum Théâtre.

« ce matin j’ai bien compté,
il y a plus de morts
que de vivants dans la ville »

Dans des landes orageuses et hululantes s’ouvre cette farce tragique, une des pièces les plus sombres de Shakespeare.
Sur les décombres de la bataille remportée par son capitaine Makbeth, le Roi Duncan s’avance, Ubu à panse de baleine, rideaux en manteau de cour à la splendeur de ruines, tringle à rideaux en guise de sceptre dérisoire. Le pouvoir, hier comme aujourd’hui, peut être aux mains de gamins capricieux et gloutons.

Une sibylle, le fatum en personne, gothique et marécageuse, annonce aux deux chefs de guerre, Makbeth et Macduff, que l’un sera roi et l’autre père de rois. Vertu performative de la prophétie, puisque cela doit être, cela sera. Puisque quelque part, au fond d’un cœur, un frémissement d’avidité n’attendait que d’être nourri, qu’on l’appâte d’une goutte d’ambition, pour prendre toute la place. Peu importe le chaos, peu importe le sang à verser. Macduff laissera peut-être les évènements advenir, chez les Makbeth on va prendre les choses en main.

Dans une esthétique steampunk de bric et de broc, une superbe création lumière, un très beau travail sur le son, les costumes sont inventifs, brinquebalants et somptueux : lady Makbeth est impériale dans sa crinoline en tente quechua !
L’espace est très spectaculaire, plateau entièrement dégagé, hauts panneaux noirs en lisière des coulisse qui enclosent la scène, lustre de pampilles immense, ombre d’un faste déchu.

En Lady Makbeth, jupe et lèvres vertes, Lionel Lingelser, magistral, sculptural et subtil, a un jeu d’une étonnante finesse et sobriété derrière ses atours extravagants, ses outrances, ses muscles.

Les sorcières flaques de pétrole ou vases limoneuses, limaces et entrailles visqueuses suintantes noires et luisantes, irrépressibles comme des épisodes paranoïaques, gluantes et noires comme la culpabilité, en muettes marionnettistes dépouillent Makbeth. Les brumes noient morts et vivants, a capella un chevalier en armure chante avec une profondeur de Patti Smith, Malcom le fils de Duncan et McDuff peinent à vivre leur love story.

Les corps sont malmenés, percés, pendus, suants, sanglants, pourtant le Munstrum Théâtre dévoile l’artifice, le sang est de laine, les épées de fer blanc.

La vie n’est qu’un conte dit par un crétin, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.
Au royaume des dingues, les bouffons sont les survivants.
Il y a un romantisme fou, réellement fou, d’une folie furieuse, crade et désespérée, dans ce Makbeth. Il y a de la solennité et du grand-guignol. Et une grande jubilation enfantine et sauvage du théâtre.

Marie-Hélène Guérin

 

(*)

MAKBETH
Une création du Munstrum Théâtre
D’après William Shakespeare
(vu au Théâtre Public de Montreuil en avril 2025)
À voir au Théâtre du Rond-Point du 20 novembre au 13 décembre 2025
Mise en scène Louis Arene
Avec Louis Arene, Sophie Botte, Delphine Cottu, Olivia Dalric, Lionel Lingelser, Anthony Martine, François Praud, Erwan Tarlet
Conception Louis Arene, Lionel Lingelser
Traduction/adaptation Lucas Samain en collaboration avec Louis Arene
Collaboration à la mise en scène Alexandre Ethève | Dramaturgie Kevin Keiss | Assistanat à la mise en scène Maëliss Le Bricon | Scénographie Mathilde Coudière Kayadjanian, Adèle Hamelin, Valentin Paul, Louis Arene | Création lumières Jérémie Papin, Victor Arancio | Musique originale & création sonore Jean Thévenin, Ludovic Enderlen | Costumes Colombe Lauriot Prévost assistée par Thelma Di Marco Bourgeon et Florian Emma | Masques Louis Arene | Coiffes Véronique Soulier Nguyen
Direction technique, construction, figuration Valentin Paul | Effets de fumée & accessoires Laurent Boulanger | Accessoires, prothèses & marionnettes Amina Rezig, Céline Broudin, Louise Digard | Renforts accessoires & costumes Marion Renard, Agnès Zins, Ivan Terpigorev
Stagiaires costumes Angèle Glise, Morgane Pegon, Elsa Potiron, Manon Surat, Agnès Zins | Stagiaires lumière Tom Cantrel, Gabrielle Fuchs
Fabrication costumes avec le soutien de l’atelier des Célestins, Théâtre de Lyon
Régie générale & plateau Valentin Paul | Régie son Ludovic Enderlen | Régie lumière Victor Arancio | Régie costumes et habillage Audrey Walbott | Régie plateau Amina Rezig
Administration, production Clémence Huckel, Noé Tijou (Les Indépendances) | Diffusion Florence Bourgeon | Presse Murielle Richard
Photographies © Jean-Louis Fernandez et (*) Fabrice Robin

Production Munstrum Théâtre
Coproduction Les Célestins, Théâtre de Lyon ; Théâtre Public de Montreuil – Centre dramatique national ; TJP, Centre dramatique national de Strasbourg – Grand Est ; La Comédie, Centre dramatique national de Reims ; La Filature, scène nationale de Mulhouse ; Châteauvallon-Liberté, scène nationale ; Les Quinconces et L’Espal – Scène nationale du Mans ; Théâtre Dijon Bourgogne, Centre dramatique national ; Théâtre Varia, Bruxelles ; Malakoff, scène nationale – Théâtre 71 ; Le Carreau, Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan
Soutiens Direction Régionale des Affaires Culturelles du Grand Est – Ministère de la Culture au titre du Fonds de production ; dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT ; Ville de Mulhouse ; S.A.S Podiatech – Sidas
Soutiens en résidence Théâtre Dromesko ; Melting Pot (Pougny) ; Bercail, outil de création, marionnettes et arts associés ; Cromot maison d’artistes et de production ; La Maison des métallos ; Théâtre du Rond-Point, Paris
Le Munstrum Théâtre est associé à La Filature, Scène nationale de Mulhouse ainsi qu’au Théâtre Public de Montreuil – Centre dramatique national, au TJP Centre dramatique national Strasbourg-Grand Est et aux Célestins, Théâtre de Lyon.
La compagnie est conventionnée par la DRAC Grand Est – Ministère de la Culture & la Région Grand Est. Elle est soutenue au fonctionnement par la Ville de Mulhouse.

Martin Eden, l’écueil d’un rêve : tumultueux et poétique voyage

Dans le beau théâtre du Ranelagh, sous les boiseries, s’égrènent quelques notes de piano qui nous emmènent en balade du côté du temps du cinéma muet, nous rappelant que le roman Martin Eden est né au début du siècle précédent.
Un beau p‘tit gars, marcel blanc, casquette gavroche, bras costauds et énergie débordante, regard pétillant et pieds nus : Martin Eden, jeune marin, traîne ses guêtres au rade du coin entre deux départs en mer. Le loulou est bagarreur et a le sens de la justice : trop de gaillards s’acharnent sur un jeune homme en mauvaise posture, ni une ni deux, d’un coup de poing bien placé il tire le fils de bonne famille de cette sale affaire, et marque sans le vouloir le tournant de sa vie.

Son goût de la castagne et de l’équité le font entrer par effraction dans le monde policé et bourgeois de la famille Morse. Le fiston reconnaissant invite Martin chez lui, et lui ouvre la porte d’un autre avenir.
Jane (Ruth, dans le roman), la jeune sœur du rescapé, s’amourache du beau garçon sans éducation mais plein d’esprit, la famille l’adopte comme une mascotte un peu exotique qui apporte un petit accent canaille à leurs dîners.
Mal dégrossi mais sensible, Martin le marin qui aime Baudelaire, qui comprend Turner, va tomber sous le charme de la demoiselle de la famille, et des livres de sa bibliothèque, et des tableaux aux murs de leur maison, et des conversations animées à la table des Morse. Et tout cela éveille un nouvel appétit en lui, une faim de loup, « faim de connaître, de conquérir mon esprit et son cœur », qu’il rassasie de lectures et de controverses.
Martin s’autodidacte, il dévore philosophie, sciences, littérature, politique, il est vorace de culture comme il est vorace de vie, et avec les nourritures de l’esprit lui vient le goût de l’écriture, il sera écrivain ! Profession de foi, cri de victoire sur le déterminisme social « je serai écrivain ! », pari sur l’avenir, défi lancé à lui-même et au monde !

C’est à un vaste et tumultueux voyage que nous invite Martin Eden, qu’on appellerait aujourd’hui un « transfuge de classe », un voyage d’un monde de corps et de gestes, de camaraderie et de dangers physiques à un monde de mots, de pensées, de discours. Monde à la fois plus grand et plus étriqué, où il découvre parallèlement l’ampleur de son intelligence, les vastes possibilités de sa créativité, et les bornes que la bourgeoisie lui impose, car si on admet que son cœur batte pour Jane, s’il veut l’épouser il ne s’agit plus d’être bohème, il faut du solide, il faut du plan de carrière.

Enzo Beaugheon a l’âge du rôle, l’ardeur du personnage, et un talent plein de promesses.
Seul en scène, corps bien ancré, voix bien timbrée, il donne chair et âme, vigueur et fragilité, à Martin Eden. À ses proches aussi : copains marins, Jane, les Morse, le fraternel Brissenden : dans cette polyphonie, Enzo est très précis ; le dos plus droit, le corps moins statique, la diction plus flûtée, le menton qui se relève, un rien dessine une femme, un homme, un camarade de bistrot ou de labeur, un aristo, un intello, toujours avec une impeccable netteté, et souvent beaucoup d’humour.

Un judicieux parti-pris de mise en scène, bien mené, transfère parfois cet entourage à des voix off, quand Martin est exclu – ou se met en retrait – des bavardages, permettant à l’acteur et à l’attention du public de rester concentrée sur l’essentiel.

Un bateau métaphorique de toiles et de drisses, quelques accessoires stylisant les moments de vie de Martin – malles, machine à écrire, vêtements dont il se vêtira ou dévêtira au fil de son évolution sociale et intime, font un décor à la fois simple et rêveur, qui laisse le champ libre à la justesse d’incarnation d’Enzo et à l’imaginaire des spectateurs.
Martin qui écrit mais n’est pas encore publié, poussé par la nécessité de gagner sa vie, va devoir retourner au turbin : Liloé da Gloria a chorégraphié là une séquence hallucinée de travail à l’usine, qui montre avec une force évocatrice incroyable la déshumanisation et l’abrutissement du travail à la chaîne.

Martin Eden sera publié, et l’argent finira par affluer. Mais Martin Eden n’est pas une success story, c’est plutôt la tragédie d’une solitude, d’un inconsolable besoin d’amour et de liberté, le récit de la cruelle distorsion entre ce qu’on donne de soi et ce que les autres en font.

Jack London voulait avec son « Martin Eden » pointer du doigt la faiblesse du Surhomme seul sur sa montagne, il fait revendiquer par son personnage un individualisme nietzschéen et lui confronte Russ Brissenden, l’ami cher, qui l’invite à « se sauver lui-même en sauvant les autres », à croire à la confrérie, au groupe, au socialisme – idéologie à laquelle Jack London adhérait. Mais Martin Eden est de ces êtres trop entiers, trop purs, trop sauvages, qui se lancent « à corps perdu » et se perdent. Le papillon sorti de sa chrysalide se brûle les ailes et le cœur, les rêves se fracassent au réel – et le spectacle de solaire se fait ténébreux.

On aurait aimé le final un rien plus sobre, son intensité se dissolvant un peu dans la joliesse du traitement, d’une esthétique étonnement désuète dans une mise en scène par ailleurs élégante, dynamique, qui sait être à la fois sobre, sans artifice et d’une touchante poésie.

La conclusion amère, empreinte de mélancolie, du spectacle n’en altère pas la réjouissante vitalité. Martin Eden a plus d’un siècle, mais son idéalisme n’a pas d’âge, et le jeu très incarné d’Enzo lui apporte une grande contemporanéité, et une belle puissance.

Marie-Hélène Guérin

 

MARTIN EDEN, L’ÉCUEIL D’UN RÊVE
d’après Martin Eden, de Jack London
Un spectacle de la compagnie Les Âmes Bien Nées
À voir au Théâtre du Ranelagh jusqu’au 23 novembre 2025
Adaptation, mis en scène, scénographie Virginie Poisson
Avec Enzo Beaugheon
Lumières & Son Grégoire Mathiez | Décors Frédéric Beaugheon & Zoé Morel | Musiques originales Pierre Gomot & Aliénor Poisson | Chorégraphie Liloé Da Gloria
Photographies © Virginie Poisson

Le roman Martin Eden fait partie des ouvrages recommandés au lycée. Il s’inscrit dans le programme « Le roman et le récit du XVIII au XXe siècle », et plus particulièrement dans le parcours « Personnages en marge, plaisir du romanesque ».

Trancher : ou comment défaire des noeuds pour mieux nouer des liens : une subtile et délicieuse plongée dans les maux d’amour(s) d’une jeune femme d’aujourd’hui

Sur un grand lit-fouillis à l’odeur de déprime, pots de glace à la vanille engloutis sans gourmandise, boîte de mouchoirs en papier et bouquet ratatiné (très jolie et évocatrice scénographie de Cerise Guyon), une charmante jeune femme, yeux clairs et cheveux sombres, nous invite au creux de son intimité : au milieu de ses draps froissés et de ceux qu’elle y accueille.

Car oui, c’est bien là la pierre d’achoppement, à la fois butée et point de départ : son lit et son cœur délaissés. Une fois encore, elle a défait l’amour. Le garçon chéri a repris ses cliques et ses claques, et byebye beauté.
Une fois encore, mais cette fois, elle décide de trancher. Trancher dans le vif de ce besoin de s’empêcher, trancher dans la culpabilité et dans la frustration, trancher la gorge du monstre qui s’assoit sur sa poitrine et l’empêche de respirer.
Parce que cette fois de trop, c’est enfin la fois qui lui dévoile toutes les autres fois, qui les étale sous ses yeux et la dessille, lui montre l’éternelle répétition, le schéma qui la verrouille.
Alors pour sortir de l’impasse, aux grands maux les grands moyens, elle se lance dans une enquête minutieuse dans le labyrinthe de sa psyché, elle va détricoter la camisole affective, tirer sur les fils et remonter à la source.

C’est lui qui a posé les mots, mais c’est bien elle qui avait distillé l’acide qui ronge les sentiments.
« – Tu ne peux pas comprendre, tu n’es pas juif », serine-t-elle, et celui qui n’est pas juif s’en va.
« – Tu ne peux pas comprendre, tu es trop juif », pense-t-elle, et de celui qui est juif elle s’éloigne. Entre les deux son cœur comme un battant d’horloge oscille, va de l’un à l’autre, mais jamais ne s’équilibre.

Des Juifs qu’elle aime, elle aime l’immédiate connivence, les aspirations spirituelles, la tendresse, l’éclat passionné de la voix de l’érudit qui discute d’un point de la Torah. Des goys qu’elle aime, elle aime la complicité sensuelle, elle aime la conversation et la culture, et qu’ils la laissent danser, se vêtir, penser comme elle l’entend. Aux uns elle reproche de ne pas être les autres, et vice-versa. Et toujours elle se sent coupable. Quand elle est en couple avec un amoureux juif, c’est tout le Lévitique qui se penche sur son épaule pour la juger ; quand elle est avec un amoureux goy, c’est la longue histoire familiale qui l’accuse de trahison. Ici ou là, c’est ce qu’elle croit devoir à sa religion qui la mine. Car plus que la judéité ou non de l’autre, de l’aimé, c’est sa judéité à elle qui est en jeu, son « être-juive » qui étrangle ses sentiments. Il y a tapi en elle un « fils méchant », un « racha » qui conteste et se rebelle. Comment se réconcilier avec elle-même ? comment faire de ses méandres un chemin joyeux ?

Un très beau moment, parenthèse presque fantastique, laisse libre cours aux voix intérieures, et ce sont ses démons qui prennent corps et envahissent l’espace dans une magnifique et envoûtante image.

Sur son lit-radeau, en acceptant de trancher la tête du monstre, en s’ébrouant et se défaisant de la peur du jugement, elle largue les amarres et s’évade enfin de son sclérosant « pattern », elle ouvre la voie à l’acceptation de soi, et des autres dans leur multiplicité. Elle dénoue pour tisser, elle admet chaîne et trame, judaïsme et non-judaïsme, religiosité et sentiments, pour s’inventer une vie plus libre et plus complexe, riche de ses traditions et de ses aspirations.

Sophie Engel a nourri ce premier texte de son expérience et de sa sensibilité, le protégeant de tout pathos par une gracieuse fantaisie et une sincérité souriante présentes autant dans l’écriture que dans l’interprétation.
À ce premier texte déjà très mature, ses complices ont concocté un écrin subtil et délicat : une mise en scène humaniste et sans esbroufe, une création sonore – signée par la co-metteuse en scène Héléna Sadowy – particulièrement soignée, des lumières judicieuses de Gautier Devoucoux, des costumes d’Augustin Rolland marquant parfois de manière particulièrement poétique (la courtepointe-jupe) les transformations du personnage.
La ténue ombre au tableau – que j’appellerai « le moment développement personnel », sans doute difficile à éviter dans ce registre de spectacle-confidence —, a la mérite de se faire fugace, et de s’estomper dans une belle déclaration d’amour aux grandes et menues beautés de sa religion.

Trancher : un spectacle joliment dialectique, qui recoud, qui lie, concilie, qui ouvre des portes et fait circuler de l’air, généreux, intimiste et vivace, tout à la fois pétillant et profond.

Marie-Hélène Guérin

 

TRANCHER
Un spectacle de la compagnie Haut les coeurs !
À voir au théâtre La Flèche jusqu’au 13 décembre les samedis à 19h
Écriture et interprétation Sophie Engel
Mise en scène Sophie Engel & Héléna Sadowy
Scénographie Cerise Guyon | Lumières Gautier Devoucoux | Costumes Augustin Rolland | Création Sonore Héléna Sadowy
Photographies © Claire Dietrich

ສຽງຂອງຍ່າ (La voix de ma grand-mère) : singulier en-chantement

Vanasay Khamphommala, artiste queer singulière et délicate, dont on avait beaucoup aimé l’Écho en 2022, nous prend aujourd’hui par la main et l’âme pour nous emmener en quête de la voix de sa grand-mère.

Tapis de fils de plastique multicolores, une table ronde où trône une vasque, petits sièges et coussins, on s’assoit au ras du sol en cercles concentriques.
Un micro sur pied, un lecteur de cassettes qui grésille, pendant que le public s’installe, Vanasay circambule, regard bienveillant, longues mains dansantes, crocs pacman et sinh vert soyeux, longues boucles d’oreilles, chevelure en chignon, fin sourire. Patience. Lenteur, douceur.
Les mots arrivent, voix sereine.

C’est à un voyage dans la mémoire de sa famille qu’elle nous invite, elle née à Rennes d’un père laotien qui a fait ses études de médecine en France dans les années 60 avant de s’y installer définitivement en 1975, quand la prise de pouvoir communiste a poussé grand nombre de ses compatriotes à quitter leur pays.
D’Henriette, la mère de sa mère, morte en 2011, elle a passé commun, photos, rires et voix en tête ; de la mère de son père, elle a si peu. Cette grand-mère lao est morte en donnant naissance à Somphet, son unique enfant, elle n’avait pas 20 ans, c’était en 1944.

« Tu es partie sans laisser de traces autres que celles de nos corps et nos questions
Entre toi et nous, la distance culturelle et géographique, et le temps qui passe »

De quoi sont faits les souvenirs de quelqu’un dont on n’a pas de traces ? des rêves qu’on en a, des traits qu’on voit resurgir au fil des générations, de fragments recueillis dans la mémoire commune d’un pays.

Il n’y a pas eu de transmission orale du père à l’enfant, de Somphet à Vanasay – volonté d’assimilation, table rase du passé, pourquoi apprendre le laotien si on ne retourne pas au pays, si on vit au milieu de francophones ?
Vanasay Khamphommala depuis quelques années part à petits pas vers cette langue des aïeux, vers ses aïeux. Un voyage en profondeur dans ses racines, pour combler l’absence, et pour tenter de résoudre la question intensément personnelle et intensément politique des héritages indigènes.

Que faire, comment faire, pour que les traditions exogènes à l’Occident puissent prendre corps dans un travail, une existence, une culture devenues occidentales ?

Se faire traverser par l’ailleurs,
l’autrefois,
les mêler à son souffle, à sa voix,
pour leur donner une vie contemporaine,
les ré-animer, les ré-injecter dans l’ici et le présent.

Avec Robin Meier, compositeur et créateur acoustique, Vanasay Khamphommala est allée enquêter micro ouvert pour débusquer ce que sa grand-mère aurait pu entendre, dans le village de sa famille paternelle, à Ban Tong. Il et elle en ont ramené une matière riche, bruissante : voix humaines, animales, voix de la nature, clochettes – musiques concrètes, restituées, sculptées, tissées, superposées en une frémissante broderie sonore.

La grand-mère aimait chanter, rapportent ceux qui se souviennent. Vanasay aime chanter. Au-delà de quelques bribes d’ADN, voilà un fil tendu entre elles, d’un siècle et d’un continent à l’autre. Mais quel chant partager ?

Vanasay Khamphommala a mis longtemps à intégrer son père dans cette performance, puis l’évidence s’est imposée, et c’est ensemble qu’elle et lui chercheront quel chant partager – avec la grand-mère morte, et aussi entre eux deux, père et fille adultes bien vivant.e.s. Somphet Khamphommala s’avance dans le cercle des spectateurs, octogénaire à la silhouette juvénile, un collier de fleurs au cou, un micro de karaoké en main, une chanson populaire aux lèvres. Vanasay en distille en simultané la traduction, en une mélodie complémentaire. Moment d’une immense tendresse, d’une intimité palpable.
Ils dialogueront, lui en laotien, en direct ou sur enregistrement, elle en français, parfois en laotien, traduisant, ou pas.

La scénographie de Kim lan Nguyễn Thi est d’intelligence et de bric et de broc, où une minuscule machine à fumée déclenchée manuellement fait surgir une brume et la rizière sur laquelle elle flotte, où un lecteur de cassettes se fait passeur de fantômes, où des babioles colorées ont la beauté de ce qui est nécessaire. Et c’est aussi une célébration de l’art du théâtre que de faire apparaître des mondes, faire advenir des absents, par la magie de quelques artifices, de la parole, et de l’écoute.

Au détour d’une émotion, on aura appris quelques fragments de culture laotienne, fait connaissance avec quelques traditions. On aura aussi mis en jeu nos corps en les tenant assis en tailleur pendant cette heure et des poussières, en les confrontant au puissant chant des cigales, en nouant des bracelets pour se rappeler le lien entre le corps et l’âme, en riant, en vibrant.

En une cérémonie quasi chamanique, Vanasay et son père, au creuset de leurs voix et leurs regards, fondent des époques, des traditions, des lointains en une matière vivante qui décloisonne les temps et les lieux. S’y faufile peut-être la voix de la grand-mère, à coup sûr s’y crée un espace où la petite-fille et le père se rejoignent et nous entraînent pour un retour au pays sans nostalgie, où la mémoire peut continuer à s’inventer en un perpétuel mouvement.

Un spectacle pudique et joyeux, une expérience spirituelle, charnelle, sensorielle et sensible. Singulière et délicate, telle son instigatrice.

Marie-Hélène Guérin

 

ສຽງຂອງຍ່າ (LA VOIX DE MA GRAND-MÈRE)
À La Maison des Métallos du 16 au 19 octobre 2025
Conception Vanasay Khamphommala
Avec Vanasay Khamphommala, Somphet Khamphommala et les voix de Sieng In Bounmisay, Naly Lokhamsay, Daly Hiangsomboun
Collaboration artistique Thomas Christin • Création sonore Robin Meier Wiratunga • Scénographie Kim lan Nguyễn Thi • Travail chorégraphique Olé Khamchanla
Costumes Vanasay Khamphommala, Marion Montel • Tissage Mai Bounmisay, Souksavanh Chanthavanh, Monkham Thongpanya
Régie générale, son, plateau Maël Fusillier • Création lumière, régie lumière, plateau Léa Dhieux
Administration / Production Kelly Angevine  – Bureau Kind • Remerciements Christine Rosas
Photographies © Christophe Raynaud de Lage

À retrouver en tournée :
– 16>18 octobre / Maison des Métallos
– 20>22 novembre / Théâtre de la Renaissance (Oullins)
– 5>7 février / CDN d’Orléans (Festival « La Caverne »)
– 13 mars / La Halle aux Grains (Blois)
– 4>7 mai / Théâtre 13

Production Lapsus chevelü
Coproductions TnBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine • Théâtre des Îlets – Centre dramatique national de Montluçon • Théâtre Olympia – Centre dramatique national de Tours • Maison de la Culture d’Amiens • L’Atelier à spectacle – Scène conventionnée du Pays de Dreux • La Pop
Soutiens Région Centre-Val de Loire • Département Indre-et-Loire • Ville de Tours • Institut français (aide à la création et à la mobilité au Laos) • compagnie FANGLAO (Vientiane) • Traditional Arts and Ethnology Center (Luang Prabang).

Vanasay Khamphommala est lauréate MIRA de l’Institut français pour ce projet.
Lapsus chevelü est conventionnée par la DRAC Centre-Val de Loire, et soutenue par la Ville de Tours.

Merlin, ou La Terre dévastée : une fantasmagorique et flamboyante épopée

Les toujours passionnants Plateaux sauvages portent particulièrement bien leur nom en ce moment, ensauvagés qu’ils sont par la fougueuse troupe d’élèves de l’Ecole supérieure de théâtre de l’Union, qui y offre avec générosité et aplomb un très ambitieux spectacle de sortie.
Merlin ou la terre dévastée, de Tankred Dorst, écrit dans les années 70’ avec la collaboration d’Ursula Ehler, compagne de vie et de création, est un texte monstrueux, pléthorique, métaphysique, épique, farcesque : Ambre Kahan et ces jeunes gens ci-devant élèves comédien.nes se jettent à corps perdus et éperdus dans une folle, majestueuse, baroque et barrée adaptation, pour en faire naître un spectacle des plus actuels.
Ce Merlin ou la terre dévastée nous entraîne comme un torrent tumultueux dans la légende arthurienne, celle qui se niche dans nos imaginaires d’enfance, en lui bouturant du passé et du futur, du politique et du charnel. Il y a de l’obscur, de la désespérance, dans ce théâtre qui nous mène en ces terres dévastées, ces terres où il n’y a plus de Graal à chercher. Mais il y a aussi un espoir punk – version hardcore de l’écobuage, terre brûlée-anéantie pour permettre de faire renaître de la vie, une pugnace vitalité, un humour fou.

Ambre Kahan a travaillé avec la troupe en leur donnant beaucoup de liberté, d’improvisation, d’autonomie : ils en ont fait un tout étonnamment cohérent dans sa multiplicité. Comme le récit lui-même, le spectacle est très protéiforme. Récit d’une tentative utopique de bâtir un monde nouveau, récit de guerres et d’amours, d’échecs, de prédation et d’amitiés, de quête et d’oubli, récit de conquêtes et d’errances, Merlin ou la terre dévastée n’est pas un spectacle-monde, mais un spectacle-corps, avec organes, chair, fonction cérébrale, parole, regard, muscles, nerfs, sang.

Télescopages de scènes, rock, transe électro, manifeste politique, gags visuels, grands élans romantiques, pudique et silencieuse scène d’amour, tonitruantes tueries, travestissements, chant baroque : le tragique alterne ou même se superpose à la gaudriole, le burlesque n’est pas loin du majestueux ; tout est bon et beau ici pour faire sens et faire théâtre.
Si les interprètes sont parfois encore un peu frais, iels insufflent une remarquable sincérité, une pertinence et une énergie plus que prometteuses à leurs personnages. Iels sont turbulents et sensibles, chantent, dansent, clament, s’enflamment de rage ou de passion. Tou.te.s savent faire chœur autant qu’affirmer leur personnalité. Une Monique Wittig tout de blanc vêtue se fait inlassable et cocasse commentatrice du mythe selon sa grille de lecture personnelle tandis qu’une grande ange d’une voix bluesy (magistrale Anna Budde, comédienne plus expérimentée) chante des hauts faits chevaleresque en anglais, Dieu répond au téléphone quand il n’est pas occupé ailleurs, pères et fils ne s’entendent guère (le Diable aux longs cils verts fluo ne comprend pas son trop moral rejeton Merlin, et Arthur aura bien du souci avec Mordret – interprété par le charismatique Baptiste Thomas), les femmes ont de beaux rôles, Guenièvre aux deux amours, Ellaine – qui a conçu Galaad (onirique apparition de Sidi Camara) avec Lancelot, Morgane – la nihiliste sœur d’Arthur, femmes puissantes remises au cœur de cette mâle épopée, tandis qu’Arthur est interprété avec beaucoup de justesse et de présence par une comédienne, Inès Musial.

Ambre Kahan, magnifiquement accompagnée par les belles créations lumière de Zélie Champeau, les costumes ultracontemporains et intemporels des Ateliers du Théâtre de l’Union et le riche univers sonore de Mathieu Plantevin, a su créer des images très fortes, des moments intenses qui font vibrer et restent en mémoire. Une épopée arthurienne pour notre siècle. Plus qu’un « spectacle de sortie » pour ces élèves « sortants », un vrai et formidable spectacle d’entrée dans la vie d’artistes.

Marie-Hélène Guérin

 

MERLIN OU LA TERRE DÉVASTÉE
Aux Plateaux sauvages du 22 au 26 septembre 2025
Spectacle de sortie des élèves de l’École Supérieure de Théâtre de l’Union, Séquence 11 (2022-2025)
Texte de Tankred Dorst avec la collaboration d’Ursula Ehler | Traduction René Zahnd et Hélène Mauleur
Mise en scène Ambre Kahan
Dramaturgie Louison Rieger | Création lumière Zélie Champeau | Création sonore Mathieu Plantevin
Décors et costumes Ateliers du CDN – Théâtre de l’Union
Remerciements aux Célestins – Théâtre de Lyon, au Théâtre national de Strasbourg et Almé Paris pour le prêt de costumes

Photos ©Thierry Laporte

À voir à partir de 15 ans

Avec les élèves de la Séquence 11 de l’École Supérieure de Théâtre de l’Union Ayat Ben Yacoub, Lilou Benegui, Sidi Mamadou Camara, Justine Canetti, Samy Cantou, Hector Chambionnat, Marcel Farge, Nils Farré, Anna Mazzia, Juliette Menoreau, Inès Musial, Barthélémy Pollien et Baptiste Thomas ainsi que les comédiennes Anna Budde et Cyrielle Rayet en remplacement de Chahna Grévoz et Lila Pelissier

Production École Supérieure de Théâtre de l’Union | Coproduction Théâtre de l’Union – Centre Dramatique National du Limousin et la Compagnie Get Out | Coréalisation Les Plateaux Sauvages | Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages | Le texte est paru chez L’Arche Éditeur en 2005.