Dévaste-moi, le corps des femmes chansigné

Une étrange silhouette, très longue robe rouge quelque part entre le sensuel et le solennel, recouvrant étroitement le visage, quelques notes de Carmen égrenées à la trompette, le corps d’Emmanuelle Laborit se courbe, ses doigts s’envolent, on voit l’amour, on voit les oiseaux, on voit la loi et on voit le “non”.
Bientôt elle va dégager son visage, et retrouver une expression moins abstraite, où la mobilité des traits accompagne la vivacité des gestes.
 

Qu’est-ce que ça veut dire chanter en langue des signes ?
« Avant tout chanter, c’est transmettre un message, s’exprimer, exprimer une énergie, un sentiment, des émotions, exprimer ce que nous a dit un texte, l’histoire qu’il raconte et ce qu’il nous raconte, à nous-même. » Emmanuelle Laborit

 


 
Emmanuelle Laborit, actrice, metteure en scène, fondatrice et directrice de l’International Visual Theatre, s’avance aujourd’hui sur scène pour nous offrir son chant, son chant de femme sourde qui n’« oralise” pas mais qui, nous rappelle-t-elle, n’est pas muette, et parle avec ses mains dans sa langue, la langue des signes française, parle avec les sons de sa gorge, avec son souffle et son expression physique. Et ici, il s’agit bien d’un chant, qui n’est pas la parole du discours ou du quotidien : son chansigne nait de la langue des signes comme la poésie nait de sa propre langue natale, s’y nourrit, s’y structure, s’en détache, s’en envole, parfois même s’y rebelle. Et ça devient alors une langue neuve et personnelle, un poème, une danse.

Johanny Bert, créateur de spectacles hybrides, en collaboration avec Yan Raballand pour le travail chorégraphique, crée un espace élégant, soigné, inventif – écrin mais pas carcan ; les costumes sont poétiques, spectaculaires. The Delano orchestra l’accompagne avec une joyeuse énergie folk-rock, tonique et électrisante.
 

 

Une veste d’homme – rose à la boutonnière, un bustier de laine tressé, très beau, tombent des cintres ; glamour, rock, en escarpins, en maillot 1900, éventail de plumes et petite tournure, en peignoir ou en simple pantalon noir, Emmanuelle Laborit est multiple comme les femmes. Et c’est avec sa propre multiplicité qu’elle parle d’elle, mais aussi de la multiplicité de ses sœurs les femmes, et de leurs corps, sans fausse pudeur, parfois avec une cocasserie détachée, souvent avec une sensibilité à fleur de peau maîtrisée autant que vibrante.
Le propos est sans équivoque féministe, mais sans didactisme ni pesanteur. Féminin, en fait. Politique, au sens large. Vivace. Vivant, par-dessus tout.
 

“La liberté, c’est tout ce qui me fait jouir, ô liberté ma tourterelle, à toi seule je reste fidèle et quand je te trompe, tu t’en fous !) (Infidèle, Evelyne Gallet)

 

Certains titres seront surtitrés, d’autres non. Ceux qui ne connaissent pas la LSF se repèrent parfois aux mélodies familières, et de toutes façons se laissent porter par la force d’interprétation de la comédienne et la précision délicate de cette langue. Ainsi on découvre au générique final le titre de Magyd Cherfi, Classée sans suite, dont on comprendra qu’on avait discerné assez justement le propos.
La chanson qui donne son nom au spectacle, Dévaste-moi, de Brigitte Fontaine, restera un moment particulièrement fort, Emmanuelle Laborit au micro, les sons de sa gorge, sa respiration, les sons de son corps martelé, brusqué, peau frappée, textile froissé.

D’un tango des vapeurs, burlesque adieu aux ragnagnas, à la difficulté d’être mère (Anne Sylvestre : “que savent-ils de mon ventre, moi qui suis tant de choses »), des coups reçus au désir brûlant, Emmanuelle Laborit met en jeu mille moments, mille pulsions de femme. Ce sont des mots et des airs populaires ou moins connus, d’hier ou d’aujourd’hui : on croise souvent Brigitte Fontaine, mais aussi Bizet, Bashung (pour un gracieux Madame rêve), Amy Winehouse, Agnès Bihl (« Le Très-Saint Père a dit, il faut faire des gosses, même séropos, ils iront vite au paradis, d’toutes façons ici y’a pas d’boulot »), Donna Summer, Ariane Moffat – autant d’hymnes à la liberté, à l’affirmation de soi, à la pulsion de vie, avec ses fêtes et ses duretés, avec sa voracité et sa tendresse.
Porté par une interprète intense, précise et généreuse, un spectacle rare, qui met l’esprit et les sens en éveil.
 

Marie-Hélène Guérin

 

DÉVASTE-MOI
Aux Métallos jusqu’au 8 juillet 2018, puis en tournée (voir ci-dessous) : une date exceptionnelle le 17 juillet à Avignon
Mise en scène Johanny Bert
en collaboration avec Yan Raballand
Comédienne chansigne Emmanuelle Laborit
Musiciens The Delano Orchestra : Guillaume Bongiraud, Yann Clavaizolle, Mathieu Lopez, Julien Quinet, Alexandre Rochon
Interprète voix off Corinne Gache

Photographies © Jean-Louis Fernandez

Accessible au public sourd et malentendant

TOURNÉE
17 juillet : Avignon (84) – Festival Contre Courant (île de la Barthelasse)
24 juillet : Périgueux (24) – Festival Mimos (L’Odyssée, scène conventionnée d’intérêt national “Art et création”)
9 et 10 octobre : Dunkerque (59) – Le Bateau Feu, scène nationale
18 > 20 octobre : L’apostrophe – Scène nationale Cergy-Pontoise & Val d’Oise (95)
6 > 9 novembre : Lyon (69) – Théâtre de la Croix-Rousse
20 et 21 novembre : Brest (29) – Le Quartz, scène nationale
15 et 16 février 2019 : Besançon (25) – Les Deux Scènes, scène nationale
8 mars 2019 : Mâcon (71) – Le Théâtre, scène nationale (Mois des Drôle de Dames)
 

Les Sans Cou(p)… de Maître !

Pas de doute, “Les Sans Cou” ont l’art et la manière de raconter des histoires. Leur incroyable énergie, leur inventivité, leur humour potache, leur façon de détourner le plateau, leur plaisir à être ensemble, tellement palpable et communicatif : autant de raisons qui nous font suivre fidèlement chacun de leurs projets. Et, cependant, cette fois-ci, c’est plutôt dubitatif que l’on s’est rendu au Théâtre de la Tempête pour découvrir leur adaptation du Maître et Marguerite. Car s’attaquer au chef d’oeuvre de Boulgakov relevait d’une gageure plutôt monumentale. D’autant que le pari avait été relevé avec brio par Simon Mc Burney dans la Cour d’Honneur d’Avignon, pour l’ouverture du Festival  2012.

En effet, l’intrigue du roman, qui se divise en trois actions entremêlées, est à la fois riche et complexe. “Pour être tout à fait sincère, il me semble presque utopique de faire une pièce de théâtre de l’histoire du Maître et Marguerite“, déclarait lui-même Igor Mendjisky avant de s’atteler à la tâche.

“ Comment pouvez-vous diriger quoi que ce soit, vous ne savez même pas ce que vous ferez ce soir !“

Pari réussi : cette version du Maître et Marguerite est d’une audace, d’une vitalité, d’une gaîté qui nous embarquent dès les premiers instants. Le dispositif trifrontal nous immerge immédiatement dans les rebondissements de cette incroyable saga. Tout débute par les mésaventures de personnages de la Russie stalinienne dans les années 1930 et par  l’arrivée impromptue du Diable -prénommé Woland- à Moscou, accompagné d’acolytes hauts en couleur et d’un chat singulièrement doué de parole. Cette petite troupe croisera le directeur d’une revue littéraire Mikhaïl Berlioz, le poète Ivan Bezdomny, Jésus-Christ, Ponce Pilate… et bien entendu “le Maître” – lui aussi poète, et amoureux fou de Marguerite…

Que l’on ait lu ou non le roman, le propos qui ressort du spectacle est limpide, et c’est la première réussite qu’il faut saluer. Les péripéties s’enchaînent sans que l’on soit jamais submergé, jamais perdu, jamais gagné par l’ennui. Le dispositif scénique, toujours ingénieux, nous conduit en quelques transformations d’un asile de fous à un restaurant moscovite, d’un jardin de Jérusalem à une salle de bal, des coulisses d’un théâtre au Mont du Calvaire.

“Qui aurait envie d’avoir quelqu’un de sain chez les fous ?” 

Autre trouvaille et réussite du spectacle : l’enchevêtrement des langues venues d’ailleurs. Tous les comédiens explorent le grec ancien et le russe avec une étonnante facilité, donnant ainsi aux différents tableaux un relief encore plus puissant. Des comédiens qu’il faudrait citer intégralement ; certains rôles sont interprétés en alternance, notamment celui du Maître, tenu le soir de la représentation par un excellent Marc Arnaud.

Si vous n’avez plus le temps de courir au Théâtre de la Tempête pour applaudir cette impeccable adaptation (jusqu’au 10 juin), notez dans vos tablettes que le spectacle se jouera au Festival Off d’Avignon, au 11 Gilgamesh. L’occasion inespérée de voir (entre autres pépites) un chat énigmatique interpréter une version chaude et sensuelle de l’un des plus beaux tubes de Lou Reed…

-Sabine Aznar-

À l’affiche du 11 Gilgamesh Avignon du 6 au 29 juillet 2018 à 19h40
Adaptation et mise en scène : Igor Mendjisky
Avec Marc Arnaud, en alternance avec Adrien Melin, Romain Cottard, Pierre Hiessler, Igor Mendjisky, Pauline Murris, Alexandre Soulié, Esther Van den Driessche, en alternance avec Marion Déjardin, Yuriy Zavalnyouk

Wade in the water : en apnée

Un décor tout simple, adossé à deux pans de mur : une esquisse de chambre d’un côté, grand lit, table de chevet; une cuisine de l’autre, évier, poste de radio, meubles de bois clair, une fenêtre. Autour, l’obscurité d’une cage de théâtre pendrillonnée de noir, obscurité dense et douce propice à la naissance des rêves.
Dans les jolis gestes du quotidien d’un couple mixte, en quelques scènes muettes, toute une intimité se dessine, s’y écrivent la tendresse des deux amoureux, l’épreuve à venir, la présence attentive de l’ami présent et chaleureux.

On suit le délicat parcours d’un homme confronté à l’expérience du deuil de soi. Une lumière palpite, un verre reste suspendu en l’air car les mains du malade n’ont plus la force de le retenir, un autre éclate sous l’impact d’un cri muet; un homme peut devenir une ombre, se dissoudre, s’effacer peu à peu; deux amis peuvent ne plus se mouvoir dans le même temps, chacun au rythme de ses propres tourments; une femme aimée peut faire s’envoler de joie un homme aimé. Presque avec une simplicité innocente, enfantine, on voit se matérialiser des états psychiques. Déni, colère, marchandage, dépression, acceptation : les 5 stades théorisés par la psychiatre d’Elisabeth Kübler-Ross dans les recherches sur le deuil prennent forme dans les boucles, suspens, flottements, répétitions obsessionnelles, fragments et brisures du temps qui rythment le spectacle. Devant l’étrangeté et la beauté, incrédulité et logique s’estompent, et s’ouvre la possibilité d’accueillir l’inouï.

Les notes d’Ibrahim Maalouf sculptent l’espace, percussions hypnotisantes, trompettes déchirantes, entremêlant chants traditionnels puissants (Like a motherless child, ou l’éponyme Wade in the water, poignant chant d’esclave) et compositions électroniques captivantes. C’est Aragorn Boulanger qui a conçu les chorégraphies du spectacle. A lui, dont le personnage accomplit le solitaire et âpre chemin vers l’acceptation de sa mort proche, la partition la plus obscure et la plus mystérieuse, à lui le le plus impossible. A ses côtés : Marco Bataille-Testu et Ingrid Estarque, dans les rôles de l’ami et la compagne. Deux belles présences, sobres et intenses. Tous les trois sont à la fois aériens et ancrés, pudiques et vibrants. Dans ce spectacle aux teintes sombres, les liens entre eux apportent aussi parfois les douces ou franches couleurs d’un dialogue amical, d’une danse partagée, éclats de joie. La vie n’est pas d’un bloc, et même la douleur a ses respirations : Wade in the water s’irise de toutes ces complexités, ne cherchant pas à échapper au noir mais le parant de mille reflets riches et sensibles.

Ici la magie de Clément Debailleul et Raphaël Navarro (fondateurs de la compagnie 14:20, et concepteurs de ce spectacle) accomplit la grande illusion, qui fait disparaître la magie elle-même, invente un autre espace-temps, un espace où la relativité du temps prend corps. Et ce spectacle muet, nourri d’artifices et d’invention, palpite de mots, d’émotions, de réalité et de vie.

Ce spectacle n’est plus à l’affiche à Paris, mais à guetter en tournée.
On peut aussi suivre les autres créations de la compagnie 14:20, aller découvrir leur collaboration avec la Comédie-Française pour un Faust magique ou les autres spectacles du festival “Magie nouvelle” au Rond-Point : Le Paradoxe de Georges (Yann Frisch), Les Limbes … jusque fin mai !

Marie-Hélène Guérin

 

WADE IN THE WATER
Avec Marco Bataille-Testu, Aragorn Boulanger, Ingrid Estarque
Conception et mise en scène : Clément Debailleul, Raphaël Navarro
Dramaturgie : Valentine Losseau
Chorégraphie : Aragorn Boulanger
Lumière : Elsa Revol
Scénographie : Céline Diez
Ecriture : Aragorn Boulanger, Clément Debailleul, Valentine Losseau, Raphaël Navarro, Elsa Revol
Musique originale : Ibrahim Maalouf

Photos : Giovanni Cittadinicesi

Wade In The Water from Cie 14:20 on Vimeo.

Superpositions

Déjà, le détour au Théâtre 13 n’est pas sans surprise. On y découvre un théâtre en hémicycle, moderne et confortable, conçu pour bien voir et bien entendre de partout. Un petit bijou d’architecture signé Éric Pannetier.
Ensuite, le projet du Théâtre Mantois qui nous propose « La guerre de Troie (en moins de deux !) » est un projet ambitieux qui fait appel à bien des corps de métier. Comment raconter toute la guerre de Troie en une heure vingt sans s’emmêler les pinceaux et en rendant l’ensemble attractif ? C’est le pari de cette pièce. Forcément, même si le pari est tenu et même si l’ambition nous parvient, c’est un peu comme lorsqu’on visite les monuments d’Europe en miniature dans un parc dédié : l’impression est stupéfiante, l’idée est géniale mais on a indubitablement l’impression d’une contrefaçon.
Pourtant, l’histoire, tellement rocambolesque, de ces dieux et demi-dieux nous parvient malgré tout grâce à plusieurs facteurs. D’abord, l’écriture, car il y en a une, malgré les nombreuses réécritures qui ont vu ce texte remanié, malgré les nombreux auteurs antiques convoqués. Il y en a une portée par un souffle épique mêlé à une modernité de langage, comme quand Achille et Ajax se battent à coup d’insultes métaphoriques, on croirait presque entendre du Léo Ferré.

La Guerre De Troie (en moins de deux!) Théâtre 13 critique Pianopanier © Laure Ricouard

Ensuite, l’économie de moyens : une table, des chaises, de la lumière, qui fait la part belle aux costumes, superposition encore une fois des époques de l’antique au contemporain. Comme les demi-jupes longues à motifs treillis des guerriers face à Troie, semblables aux robes de princesses sorties d’un char d’assaut. Un autre élément encore n’est pas à négliger, c’est la musique au piano, qui accompagne tout le spectacle, une composition originale de Christian Roux, qui colle parfaitement à ce qui nous est raconté, qui nous entraine entre concerto classique et musique pour films muets. Et les chansons aussi, drôles et écrites, qui s’inspirent de la chanson de geste et convoquent ici le Moyen-Age, où le Graal, le cheval de Troie et les westerns se chevauchent.

La Guerre De Troie (en moins de deux!) Théâtre 13 critique Pianopanier

Toute l’histoire est narrée à la troisième personne, chaque personnage, distancié de lui-même nous raconte les faits, un résumé dans les grandes lignes, les moments clefs. Et même si l’on sent le tour de force que cela a dû être pour unifier l’histoire et le style, en conséquence, l’ensemble manque un peu d’incarnation et d’émotion du fait de cette distanciation. C’est plus l’amusement qui mène les troupes. Parce qu’on rit beaucoup des facéties de ces héros, de leur rencontre avec la modernité, de la petitesse des dieux finalement et des trouvailles de mise en scène. Les comédiens s’amusent comme des enfants inventant leur jeu au fur et à mesure qu’il se déroule, le public s’amuse, le pianiste s’amuse jusqu’à simuler son propre assassinat par l’un des héros de l’histoire. Et c’est incontestable qu’on passe un bon moment de 7 à 77 ans.

Isabelle Buisson

La Guerre De Troie (en moins de deux!) Théâtre 13 critique Pianopanier

LA GUERRE DE TROIE (EN MOINS DE DEUX !)
À l’affiche du Théâtre 13 jusqu’au 10 Juin
Texte Eudes Labrusse, d’après Homère, Sophocle, Euripide, Hésiode, Virgile…
Mise en scène Jérôme Imard et Eudes Labrusse
Compagnie Théâtre du Mantois (Ile-de-France)
Avec : Catherine Bayle, Audrey Le Bihan, Hoa-Lan Scremin, Laurent Joly, Nicolas Postillon, Loïc Puichevrier, Philippe Weissert
Musique de scène (piano / guitare) Christian Roux

Sandre : La Leçon de Ténèbres d’une femme blessée

Sur une petite estrade carrée, scène de poche posée sur la scène des Métallos, un fauteuil XVIIIe, une lampe sur pied dont l’abat-jour tamise d’un or chaud la lumière; autour : la pénombre. Un lieu de confidences, un recoin de salon accueillant, bercé d’une matière sonore électronique, répétitive, languide, enveloppante.
Sous le fauteuil, des piques, stalactites et stalagmites scintillantes, dont la préciosité confère une étrange et menaçante beauté à cet espace familier lové au creux de la nuit du plateau nu.
Face à nous, Elle. Tee-shirt et pantalon de toile noirs, pieds et bras nus, c’est le comédien Erwan Daouphars qui offre sa voix et son corps à la parole de cette femme, innommée et si difficilement dicible. Le physique solide, la voix à peine allégée pour glisser vers le timbre d’une femme.
Au milieu de menus propos du quotidien, le café, les perruches qu’on appelle inséparables, la grande à qui il faut faire réciter ses leçons, un déshabillé de soie dont on rêve pour être belle, s’immisce déjà, comme une ombre rapide, une robe de chambre couverte de sang.
 
SANDRE de Solenn Denos avec Erwan Daouphars © Marie Elise Ho-Van-Ba
 
Solenn Denis, l’autrice, a composé ce « monologue pour un homme » pour donner la parole à des femmes qui n’en n’ont pas, et que société et individus auraient, quand bien même, du mal à entendre, tant elles sont loin, au-delà, isolées dans la nuit du tabou, les mères qui reprennent la vie qu’elles viennent de donner.
Elle cite Paul Ricoeur « La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre mais la reconnaissance du principe que la vérité m’échappe. […] Comprendre revient à donner du sens à un événement, quel qu’il soit, en vue de s’en dégager pour mieux le tolérer et ensuite le prévenir. Et c’est dans cet ordre que notre pensée doit agir. Il y va de notre santé mentale. Il s’agit de ne pas rester sidéré par un fait divers. Ce pas en arrière consiste à s’éloigner de l’horreur de l’acte pour ouvrir un espace qui fonctionnera comme une mise au point. On voit si mal quand on est collé à ce que l’on regarde ! »

Son texte est remarquable de pudeur et d’humanité, soliloque-confidence qui se déroule, s’enroule sur lui-même, revient en arrière, procède par bonds ou échos, pour déployer la vie de cette femme qui se désagrège. Cette femme fragile qui parfois se sent « sortie d’elle-même », qui préfère « sourire plutôt que répondre aux gens qu’ils veulent tout savoir », qui de renoncements en abandons, d’illusions usées en rêves délaissés, se disloque, se perd. C’est la litanie des vies simples, elle a aimé, elle a cru sa mère qui lui disait que les hommes, « ça se tient par le ventre », elle a mitonné, côtes d’agneau, ratatouilles, choux farcis, tartes tatin, elle a fait tout ce qu’il fallait faire, laver, ranger, attendre, écouter, elle a fait deux beaux enfants, elle a grossi, et quand elle a « été pleine de côtes, de farces, de tartes », elle a été encore enceinte, mais « ça s’est pas vu, personne ne pouvait le voir », et puis comment le dire au mari qui ne l’aime plus, au mari qui veut partir ?
 
SANDRE de Solenn Denos avec Erwan Daouphars © Marie Elise Ho-Van-Ba
 
Les souvenirs s’égrènent, enfance, jeunesse, rires, débuts de l’amour… Erwann Daouphars, comédien sensible, généreux et fin, sans pathos et d’une grande justesse, le geste économe et la présence dense, sait les teinter de tendresse, de douceur, y glisser des irisations d’amertume, des éclats d’ironie qui en soulignent la complexité…
Pendant que de l’eau sourd du lampadaire – cette eau de l’océan où une Médée d’un autre temps a jeté les membres de ses enfants assassinés, cette eau des larmes, du ventre des mères, du monde qui se dissout -, la lumière dorée de l’abat-jour se fait refuge, le comédien s’en approche comme d’un feu de cheminée bienveillant, y cherche au fond de sa part d’ombre le cri qui bouillonnera à sa bouche, encre opaque, bile noire ancestrale de la mélancolie, de la rage.

La mise en scène est discrète, miniature soignée, attentive, resserrée, tenant en équilibre sur la petite estrade carrée – et pourtant l’estrade est ceinte d’ombres et de lumières (création subtile et précise de Yannick Anché), et non de murs : les mouvements tiennent dans un mouchoir de poche, mais la parole – ténue mais libre – s’envole, franchit l’espace, et vient se nicher dans le cœur des spectateurs au souffle coupé. La matière sonore, bruissements, vagues, devient mélodie, gonfle, reflue, redevient organique, grondante. Cela est beau, très beau, mais rien n’est décoratif, c’est beau pour accorder de l’humanité à cette femme en miettes, de la dignité à cette Médée moderne qui chercher le fil pour recoudre ces morceaux échappés, pour être malgré tout un être.
Erwann Daouphars, au-delà de la prouesse d’acteur indéniable qu’il livre, offre un portrait intense, un moment de théâtre et d’humanité dense et précieux.

Marie-Hélène Guérin

 

SANDRE
À l’affiche de La Maison des Métallos jusqu’au 8 avril
Texte Solenn Denis (Editions Lansman)
Interprétation Erwan Daouphars
Mise en scène Collectif Denisyak
Conception lumière Yannick Anché
Conception scénographique Philippe Casaban et Eric Charbeau
Costumière Muriel Leriche
Construction décor Nicolas Brun
Photos © Marie-Elise Ho-Van-Ba

 

Apnée familiale

Comment organiser une réunion de famille sans stress ? Comment organiser une réunion de famille sans craquer ? Pour ou contre les réunions de famille ? Psychologie et réunion de famille, petit guide pour votre réunion de famille… Voilà un petit panel de ce que l’on peut trouver quand on tape “réunion de famille ” dans la barre de recherche Google. Prometteur. D’après Google donc, les rassemblements familiaux étouffent… On comprend mieux alors “ce grand besoin de respirer”. C’est à partir de là qu’Erika Guillouzouic plante le décor. Une réunion de famille. Claire réunit ses frères et soeurs pour leur annoncer la nouvelle. Bombe, éclatement.

C’était le matin. Je n’ai pas regardé ma montre, à mon poignet, rien. Mes yeux se sont détournés. A l’horloge du four, 7H43. A 7h43. En robe de chambre. Assis. Le bol de café sur la table, un sucre dedans, les tartines à côté, tout était prêt. Prêt à être bu. Prêt à être mangé.
(…)
Au matin des cernes comme jamais. 7h43.
C’était dit. ”

@CieA l’endroit comme à l’envers

Un cancer. Bombe, éclatement. Dans un décor d’appartement tout épuré et bien ordonné, on assiste à l’effritement progressif de la famille, aux disputes fraternelles et aux tensions conjugales. Comment réagir face à une telle nouvelle ? Comment reconsidérer sa vie, sa place, ses frères et soeurs ? A quels endroits intimes ce drame touche-t-il ? Crise de jalousie, angoisse, compassion, retour à l’enfance… comment réagir ? Que faire des mots, que faire de la parole dans tout ce vertige, comment dire…? Les acteurs portent très bien cela.

Le texte est bien écrit, il a du rythme, il a de quoi interroger, il est pertinent. On est entre le rire et le malaise, et c’est ce qui fait sa force. Il dissèque l’humain, dans ses grandes joies et dans ses effroyables angoisses, dans sa bonté et son orgueil.

Cancer, cancer,
Dis-moi quand c’est
Cancer, cancer
Qui est le prochain?
(Stromae)

Promis, vous ne serez pas en apnée, alors vite vite, il reste encore des dates pour aller voir ” Ce grand besoin de respirer ” par la Compagnie A l’endroit comme à l’envers.

Ce grand besoin de respirer
À l’affiche du  Théâtre de Belleville jusqu’au 1e avril 2018
Texte et mise en scène Erika Guillouzouic
Avec Grégoire Christophe, Nicolas Fantoli, Antoine Gautier, Lison Pennec, Elise Pradinas, Lauréline Romuald

La Loi du marcheur : dans les pas d’un ciné-fils

Un revox dans un coin, une vieille chaise d’écolier, une bouteille de whisky, un vaste panneau blanc dressé en retrait, au centre de la scène : voilà les simples objets qui vont servir de page blanche et de lieu à la pérégrination mentale et sensible de Nicolas Bouchaud/Serge Daney.
 
Serge Daney se qualifiait lui-même de ciné-fils, ré-enfanté par le cinéma. “Critique de cinéma”, pour lui, c’était “spectateur du monde”. Il avait aimé très jeune cet art : “Ma mère disait… On fait pas la vaisselle, on la f’ra plus tard et on va au cinéma”

Serge Daney fut un grand critique, observateur, amateur, penseur du cinéma, aux Cahiers du cinéma, à Libé, à la radio, dans des essais, des documentaires, à l’écrit, à l’oral, devant des étudiants, toujours en mouvement. L’image fondatrice, pour l’enfant Serge Daney, c’était l’atlas de géographie, la carte “en tant que promesse” et pour l’adulte Serge Daney, “le cinéma, c’est pareil, c’est une promesse, une promesse d’être citoyen du monde, de voyager aussi”… Le cinéma comme lieu autant que comme moteur.
 
@Giovanni Cittadini Cesi
 
Pieds nus dans ses chaussures souples, pantalon de toile, T-shirt aux manches longues, assis sagement sur sa chaise d’écolier Nicolas Bouchaud s’empare des mots de Daney au point que fugacement on oublie qu’il n’est pas Daney, que cette parole vive n’est pas en train d’être inventée mais a été ingérée puis restituée. D’hésitations en brusques interruptions, de longs développements théoriques en souvenirs d’enfance, d’ellipses en circonvolutions, on navigue dans la pensée alerte et joyeuse de cet homme qui, comme le cinéma, “marche sur deux jambes”, celle du populaire et celle de l’intello. La discussion mène aussi bien sur les sentiers du plaisir, des rêves de héros flamboyants que sur ceux d’interrogations existentielles ou morales – ainsi, sur le rôle et le pouvoir des images.

“Choisir le cinéma, c’est choisir une maison qui a deux portes, une porte qui tout le monde prend et qu’il faut prendre, et une autre porte dérobée” : Serge Daney aimait sa maison, et y faisait de salutaires courants d’air en en ouvrant grand ses deux portes !

Nicolas Bouchaud et Eric Didry, le metteur en scène, déploient cette parole dans un dispositif simple, quelque chose de l’ordre de la “conférence gesticulée”, un espace dépouillé, quelques accessoires, et toute la place pour les mots et le jeu. Le cinéma y est à la fois objet, sujet, support. Nicolas Bouchaud avec son habituelle agilité alterne la restitution de la parole et des séquences de jeu avec la matière même du cinéma, triturant un extrait de Rio Bravo, s’immisçant dans les images, dans les dialogues, réinventant la scène avec le sérieux fantaisiste d’un gamin qui joue aux cowboys ! Serge Daney se voyait “passeur” (“le cinéma, c’est à peine un métier, c’est un truc de transmission”), Nicolas Bouchaud est lui-même passeur, chamane tranquille qui se fait transmetteur de cette pensée vivante : de l’intelligence en marche.
 

Marie-Hélène Guérin

 


 

LA LOI DU MARCHEUR
Un projet de et avec Nicolas Bouchaud
D’après Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils un film de Pierre-André Boutang, Dominique Rabourdin
Entretiens réalisés par Régis Debray
Mise en scène : Éric Didry
Adaptation : Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud, Éric Didry
Spectacle terminé, guettez tournée ou reprise. Retrouvez Nicolas Bouchaud au Rond-Point avec deux autres spectacles : Un métier idéal et Le Méridien

 

Le pot de thé contre le pot de fer

Refuser la fatalité de l’économie de marché, certains sont prêts à lutter pour garder le privilège de travailler. Unilever a beaucoup de moyen mais sera-il assez fort pour combattre une volonté de fer soutenue par la population et les médias ? La réponse, nous la connaissons déjà. Non.

Philippe Durant aime les histoires de lutte sociale. Il aime rencontrer des gens qui veulent prouver qu’il ne faut jamais abandonner pour garder leur emploi. L’entreprise fait des bénéfices et peut être capable de faire des bons produits. Dans ces conditions, pourquoi accepter de perdre son emploi parcequ’Unilever veut délocaliser en Pologne ? Pendant 1336 jours, les anciens salariés de Fralib, à Gémenos, en Provence, vont occuper l’usine. Ils vont faire des descentes dans des magasins pour retirer les produits Unilever des rayons.

1336 parole de Fralibs théâtre de Belleville critique Pianopanier@PaulineLeGoff

« Ben t’y vas à cent personnes avec cent caddies tu prends tous les produits Unilever, tu les mets tous dans un chariot, t’abandonnes le chariot en plein milieu du magasin tu retournes dehors prendre un chariot tu re-rentres avec le chariot tu continues, donc dans la journée tu as trois cents quat’cents chariots remplis de matériel Unilever abandonnés dans le magasin tu empêches les clients de pouvoir se servir, parce qu’un client va pas fouiller dans un caddie au milieu du magasin pour prendre son thé sa lessive son huile parce que je sais pas si tu as VU le panel des marques d’Unilever c’est impressionnant…»

Ils vont demander à la presse d’être sur place… Leur message est entendu de partout et on les soutient dans leurs actions. Même les tribunaux leur donnent raison… mais la multinationale insiste. Le temps est le privilège des riches. Mais ils tiennent et résistent. Il faudra l’intervention de l’Etat pour trouver un compromis qui sera signé le 26 mai 2014 et donnera naissance à la coopérative ouvrière.

1336 parole de Fralibs théâtre de Belleville critique Pianopanier

En prenant la voix de ceux qui lui ont raconté, Philippe Durand nous plonge au cœur d’un combat aux émotions vives. Il se pare des accents du Sud, conserve quelques tocs de langage… sans jamais en faire trop. Les mots s’envolent pour atterrir précieusement dans l’oreille du spectateur. Notre conteur s’improvise porte-parole de ce flot d’anonymes qui participent de près comme de loin au combat. Les ouvriers sont là et revendiquent leur droit d’exister. Ils ne sont pas juste quelques lignes comptables que l’on peut supprimer. Ils sont des êtres humains et méritent une considération. Et puisqu’on ne veut pas la leur donner de gré, ils vont l’avoir de force.

Une belle histoire de lutte sociale avec des hommes et des femmes qui veulent un lendemain pour eux et pour les autres générations. Car quand une usine ferme, ce sont des familles qui sont à l’abandon. Le combat, une affirmation de l’être humain comme valeur de société.

-Prisca-

1336 (Parole de Fralibs)
Á l’affiche du Théâtre de Belleville  jusqu’au 31 mai 2018 – mercredi au samedi à 21h15, dimanche 17h
Une aventure sociale écrite et interprétée par Philippe Durand

Les Bijoux de pacotille, précieuse petite musique d’enfance

Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, il fait bon, c’est presque l’été; la nuit est claire et sereine. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, un couple rentre d’une soirée gaie, entre amis. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une petite fille qui a presque neuf ans et son frère cadet dorment comme des enfants, guillerets de l’absence des parents, on a regardé un western avec le baby-sitter, on a traîné, on ne s’est pas brossé les dents.  
Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une voiture sort de la route à l’entrée du tunnel de Saint-Germain-en-Laye. Tout a brûlé, le véhicule, les vêtements, les papiers, les peaux. Pour toute trace, ne restent plus de cette nuit-là qu’une boucle d’oreille en forme de fleur et deux bracelets en métal, noircis par le feu, bijoux de pacotille restitués à la famille, petit trésor qui tient au creux d’une main, minuscule, et immense comme ce qui compte.

Une voix “off” juvénile énonce d’un ton presque anodin, presque léger les circonstances de l’accident. Dans cette voix, c’est le début du printemps, le plaisir de la soirée qu’on entend, pas le crissement des freins, pas la brutalité de l’accident.

Cette voix, c’est celle de Céline Milliat Baumgartner, qu’on ne voit pas encore, et ces mots sont les siens, et cette nuit, c’est la sienne.

En 2013, la comédienne a ressenti le besoin, l’urgence d’écrire Les Bijoux de pacotille, pour renouer les fils de son histoire, redessiner ce moment de basculement, celui où une enfant chérie devient une enfant sans parent.

“Le livre est publié en février 2015.
Mes mots et mes morts, mes fantômes, sont ainsi rangés dans cet objet, ils ont trouvé une place et n’envahissent plus ma vie n’importe quand, n’importe comment.
C’est bien. C’est plus confortable”.

Les mots écrits petit à petit ont pris leur envol, et se sont tissés à sa vie de comédienne, jusqu’à arriver sur scène. C’est à Pauline Bureau, dont on a beaucoup aimé il y a quelques temps “Mon coeur”, que Céline Milliat Baumgartner va remettre cette part si intime d’elle, pour que la confidence devienne spectacle – tout en restant confidence.

Les Bijoux de pacotilles, écrit et interprété par Céline Milliat-Baumgartner, m.e.s. Pauline Bureau, photo Pierre Grosbois

Le plateau est nu, un cadre-miroir le surplombe, incliné, dans son reflet l’actrice semblera plus seule, un peu lointaine. La voix de Céline se déploie dans cet espace vide, l’absence de son corps capte l’attention, d’emblée. Puis elle va arriver, petite robe bleue, joli sourire dessiné rouge, frange noire, elle se tient droite comme une enfant sage.

Actrice et metteuse en scène ont trouvé un équilibre subtil, les gestes justes qui aiguisent le propos, la distance qui s’amenuise ou s’étire pour densifier l’air entre notre regard et elle, la trajectoire qui se dessine au sol – pour créer la fine chorégraphie, tremblante et douce, de ce chant de deuil et de vie.

Avec pudeur et discrétion, en transparence derrière le sourire, s’avancent la fragilité de l’enfance, la blessure de l’absence, la ténacité de la force de vie.

“On me dit parfois que je ressemble à ma mère. Oh, elle était plus grande, et si belle. Mais je lui ressemble, le menton, et le sourire, là. Je peux lui redonner corps, lui redonner vie.
Je ne peux rien donner à mon père, ni corps ni vie. Les souvenirs sont avec lui sous terre. Il faut que je creuse.”

Céline Milliat Baumgartner nous dessine le portrait de ses parents. La mère, la belle, la grande, ah, et quelle actrice !, la mère aux bracelets de pacotille s’entrechoquant à ses poignets. Le père aux yeux bleus, beau comme un acteur américain. Les parents aimés, qui s’aiment et se disputent, qui aiment leurs enfants et qui aiment les laisser quelques heures pour aller s’amuser chez leurs amis. Le tableau d’une famille vivante et mouvante, brossé de mémoire et d’invention par la petite fille devenue grande, qui fouille ses souvenirs, invente des histoires et comble les oublis, dans une langue mélodieuse, écrite, peaufinée, et pourtant souple comme une parole, ondulante, incarnée.
 

Les Bijoux de pacotilles, écrit et interprété par Céline Milliat-Baumgartner, m.e.s. Pauline Bureau, photo Pierre Grosbois

Elle s’assoit, quitte bottines et socquettes, passe des chaussons de danse, des pointes.

et comment tu feras quand on ne sera plus là ” demandait la mère à l’enfant qui a besoin pour s’endormir de son câlin, son verre d’eau, son encore un bisou maman…

Elle nous dit le futur de son passé.

Quand mes parents ne seront plus là, personne ne nous dira rien, personne n’osera nous dire la vérité, que c’est plié.
Quand mes parents ne seront plus là, je soufflerai neuf bougies, dix, onze, quatorze, quinze, et j’aurai 8 ans encore et encore.
Quand mes parents ne seront plus là, je marcherai quinze centimètres au-dessus du sol et de toute douleur.

Une musique de carillon, de cette sorte de métallophone dont on jouait en 6e, dans ces années-là; elle arrondit ses bras, s’élève sur ses pointes, elle flotte sur des nuages, elle est aérienne, vulnérable, courageuse.

À l’image de ce moment, dans ce spectacle, tout est délicat, gracieux, tendre. Dès le titre, ces “bijoux de pacotille”, ces bijoux à deux sous, si précieux parce qu’ils sonnaient aux bras de la mère aimée. La vidéo se fait seconde peau, ombre fugace – films super 8 aux saveurs nostalgiques et gaies, vagues lentes sur du sable blond, nuages cotonneux, les images glissent sur le décor, sous les pas de l’actrice, se fondent dans l’air avec la discrétion et la tenace présence d’un souvenir.

 

« J’oublierai l’odeur de mon père, j’oublierai la chaleur de leurs corps. Je veillerai sur mon petit frère. Je me ferai des talismans avec des petites choses retrouvées dans les cartons du déménagement.
Je n’ai pas à rendre compte de ma vie à mes parents; je n’ai pas à me justifier pour ne pas venir déjeuner avec eux dimanche; je n’ai pas à m’occuper d’eux, trouver le temps, être patiente. Je n’ai pas peur de les perdre.

J’envoie à la morgue toute personne aimée qui a plus de dix minutes de retard.
Je ne passe pas mon permis pour ne pas être responsable de l’accident, puis je le passe pour ne pas être victime de l’accident.
Je fais plein de petites choses bizarres, pour rester en vie.
J’ai désobéi à ma mère, je suis devenue actrice. 
»

 

Ces « bijoux de pacotille » nous laisseront au cœur une mélodie entêtante et touchante, triste et douce comme le souvenir de la musique des bracelets d’une mère cliquetant à son poignet.

 

Marie-Hélène Guérin

 

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Les Bijoux de pacotille
à l’affiche du Théâtre du Rond-Point à partir du 7 mars
Texte de Céline Milliat Baumgartner
publié aux éditions Arléa
Mise en scène Pauline Bureau
Interprétation Céline Milliat Baumgartner
Vidéo Christophe Touche

Photos : Pierre Grosbois

“Venez… on s’arrête là !”

Ce n’est pas parce qu’il fait froid qu’il faudrait arrêter de sortir. Et “Nouveau(s) genre(s)” est un bon moyen de se divertir et de s’interroger.
” Nouveau(x) Genre(s) ” met en scène une suite de séances de psychanalyse, très courtes, à la manière de Lacan, d’une femme, Caroline de Diesbach, ordonnées par thèmes cristallisant les moments clefs : la mère, le père, le savoir, la féminité, le désir, la jouissance, le manque, très peu l’absence malgré la mort du compagnon de l’analysante pendant son analyse, la transmission avec son lot d’aristo depuis l’an 1000, le langage, etc.
À chaque bon mot ou expression éloquente ou signifiante de l’analysante, la psychanalyste, Isabelle Gomez, archétype de la psychanalyste avec sa posture rivée à son fauteuil, son collier primitif, son animal sur le dos et ses pantalons marron, l’interrompt par un ” on s’arrête là ” sur lequel l’analysante repart pour mieux s’interroger sur elle-même. Le second leitmotiv de la psychanalyste sera ” Venez ” dès qu’elle s’apprête à recevoir sa patiente. Entre ces deux expressions qui bornent les temps de séances, une parole fluide passe de l’analysante à la psychanalyste et inversement et les premiers pas d’une danse organisent l’espace.

Nouveaux Genres, de Caroline de Diesbach à la Manufacture des Abbesses

L’ensemble est ponctué de chants, de projections, la pièce s’ouvre sur la projection de concepts psychanalytiques en toutes lettres qui serait comme le voile qu’on enlève pour peu à peu mieux découvrir qui est Caroline, de danses symbolisant forcément la féminité, d’ombres et de lumières comme dans l’inconscient du sujet, de masques et de dénudements. Mais à travers le voyage en inconscient de Caroline, les spectateurs s’introspectent et trouvent des correspondances à leurs propres interrogations d’être. ” Qui suis-je ? ” est le fil conducteur qui parcoure la pièce de bout en bout et ” Pourquoi je suis comme ça ? “, jusqu’à nous mener à ” Qu’est-ce que j’ai ? “. Et la réponse est délivrée comme dans une enquête sur soi-même et sur le genre humain.

Nouveaux Genres, de Caroline de Diesbach à la Manufacture des Abbesses

On pourrait remettre en cause la pertinence de montrer ainsi son ” trou du cul ” qui n’intéresse que soi-même… Mais Caroline de Diesbach qui relate ici son analyse, a su en tirer la substantifique moelle pour nous amener sur le terrain de l’universel à travers sa classification thématique.
Une pièce originale, clairvoyante, qui nous renvoie à nous-même en nous amusant, car Caroline de Diesbach n’oublie pas qu’on est ici au théâtre et malgré l’angle sciences humaines que prend la pièce avec sa batterie de concepts, on assiste tout de même à une histoire qui parfois nous fait rire. Et si vous désirez poursuivre votre investigation, retrouvez le dimanche, après la pièce, des discussions avec des psychanalystes venus débattre avec le public.

Nouveau(x) Genre(s) – Jusqu’au 7 mars 2018 (Dimanche 20h, du lundi au mercredi 21h) à la Manufacture des Abbesses
Texte et mise en scène Caroline de Diesbach
Avec Caroline de Diesbach et Isabelle Gomez