L’identité est un leurre

Première création au Théâtre de la Colline dont il reçut les clés en avril 2016. Premier grand, grand spectacle depuis sa trilogie qui le fit connaître au niveau international… Avec Tous des oiseaux, Wajdi Mouawad nous offre un récit épique digne des plus grandes tragédies. Tout part, comme souvent, d’une histoire d’amour toute simple, d’un coup de foudre, d’une rencontre façon big-bang. Pas si simple que cela cette idylle qui unit, dans le quartier du Bronx, le juif allemand Eitan à la jeune américaine d’origine arabe Wahida. Compliquée cette histoire qui rend fou de colère David, le père d’Entant. “Tu me forces à exclure quand je ne veux pas”, assène David lors du repas de Pessah où tout éclate – “En quoi aimer sépare ?” lui rétorque Eitan.

La fureur du père, cette violence, cette rage, ce ressentiment : d’où viennent-ils ? Sans doute de bien plus loin que du conflit israëlo-palestinien qui est la toile de fond de cette saga shakespearienne. Au fil du récit-fleuve de Mouawad (4 heures qui passent à toute vitesse) on découvrira ce que David lui-même ignore de sa propre histoire…

Tous des oiseaux, texte et mise en scène Wajdi Mouawad, théâtre de la Colline, coup de coeur Pianopanier@Simon Gosselin 

“ L’identité ? facile. 46 chromosomes. L’amour, la jeunesse, les rêves ? 46 chromosomes !“

Car souvent, toujours dans les pièces de l’auteur libano-québecquois, il y a cette quête d’identité, totale. Comme une raison de vivre… Sans doute encore plus prégnante dans Tous des oiseaux qu’elle est liée aux différentes langues que sont les langues maternelles des personnages. Eitan et Wahida parlent anglais entre eux, Eitan parle allemand lorsqu’il visite ses parents à Berlin, David et son père Etgar parlent souvent yiddish, Wahida parle arabe lorsqu’elle s’adresse à Hassan El Wassan, un diplomate du XVe siècle réfugié au Maroc sur lequel elle rédige sa thèse… Quelle gageure de jongler entre toutes ces sonorités ! Le résultat est fascinant, envoûtant, captivant, magique.

Tous des oiseaux, texte et mise en scène Wajdi Mouawad, théâtre de la Colline, coup de coeur Pianopanier

“L’identité n’est pas l’origine. Elle est seulement un rêve, une utopie.”

Au-delà d’une écriture foisonnante, parfois un peu grandiloquente mais très souvent brillante, ce qui fait la richesse de ce spectacle, ce sont les trouvailles de mise en scène et l’infinie beauté de la scénographie. Au gré d’une impressionnante fluidité du dispositif, on passe en quelques secondes d’une bibliothèque à une chambre d’hôpital, d’une salle à manger berlinoise aux rues de Jérusalem, d’une salle d’attente d’aéroport au désert palestinien, de l’enfance de David à sa mort brutale.

Alternant entre les différentes langues, les comédiens portent le texte de Mouawad avec un immense talent. Merci à eux, merci à leur auteur et metteur en scène de nous faire voyager aussi loin, aussi intensément… À la manière des oiseaux…

-Sabine Aznar-

Tous des oiseaux, texte et mise en scène Wajdi Mouawad, théâtre de la Colline, coup de coeur Pianopanier

TOUS DES OISEAUX
À l’affiche du Théâtre de la Colline du 17 novembre au 17 décembre 2017 (mardi au samedi 19h30, dimanche 15h30)
Texte et mise en scène : Wajdi Mouawad
Avec : Jalal Altawil, Jérémie Galiana, Victor de Oliveira, Leora Rivlin, Judith Rosmair, Darya Sheizaf, Rafael Tabor, Raphael Weinstock, Souheila Yacoub

Merci d’être passée : un double portrait tout en demi-teintes

Une belle femme un peu lasse, élégante prof d’histoire de l’art et peintre – sa palette est accrochée au mur ; une jeune étudiante en lettres, au langage curieusement apprêté, le genre qui peut répondre « certes » sans la moindre once d’ironie. La première, Hortense, est la femme du professeur de chant, la seconde, Axelle, l’élève.
L’une oubliera un jour un carnet sur le coin du piano, l’autre le lui rendra, voilà déjà de quoi faire naître une rencontre. L’une s’oubliera un jour dans les bras du professeur, l’autre les surprendra, voilà de quoi faire naître une histoire.

Sur quoi travaillez-vous ?
– Le regard.
– Ça doit être joli.

 

Merci d’être passée, Anne Mano et Sandra Gaugué
Dans la proximité propice de la salle, on s’approche à petits pas d’Hortense, encore mariée, encore presque heureuse. Elle se fatigue du défilé des apprenties chanteuses, gamines qui se rêvent nouvelles stars et vocalisent dans le bureau de son mari, pourtant « il y en a quand même qui sont agréables à entendre, ça fait de l’animation, ça habille l’appartement » ; elle se dorlote de la tendre routine d’une vie de couple plutôt harmonieuse – mais rongée par le chagrin de son « ventre vide » : « je suis encore assez belle pour faire un enfant », rêve-t-elle…

J’arrêterai de fumer quand je serai enceinte, sinon ça va me stresser, je me jetterais sur la nourriture, je n’aurais plus envie de Richard, et ça, ça compliquerait encore les choses.

Des notes de Satie s’égrènent. La jeune autrice, Danièle Mahaut, surprend par la maturité et la justesse avec lesquelles elle brosse le portrait sensible d’une femme de 40 ans, ses interrogations, ses envies, ses souvenirs, ses conquêtes et ses blessures.

Axelle, le grain de sable, celle qui a fait déraillé la mécanique du couple, veut parler, mais c’est « trop tard » – ou peut-être est-ce trop tôt ?
Rapports de méfiance, d’un côté culpabilité, bienveillance, curiosité, de l’autre, rancœur, dureté, curiosité aussi…

La mise en scène de Cécile Carrère, pudique et sobre, laisse la part belle aux comédiennes : Anne Mano, actrice vive au jeu sûr et fin – une Hortense dense de sa vie passée et de sa vie à venir et Sandra Gaugué, mêlant légèreté et gravité – une Axelle à la fraîche présence, et au texte, qui dose avec équilibre répliques acérées et chronique douce-amère.
La mise en scène s’accorde quelques respirations, qui permettent au récit de s’affranchir du naturalisme, et gagner en intimité : hors-champs où se déploient les habitudes tranquilles et complices du couple, puis la rupture sèche et brutale ; silences qui rythment le temps ; parenthèses où dans une lumière plus basse on regarde Hortense vivre d’infimes et touchantes bribes de quotidien, un chignon qu’on rajuste devant un miroir, un corps épuisé qui s’allonge, un fond de bouteille qu’on vide seule, un bouquet qu’on rafraîchit – un soliflore, fleurs changées de scène en scène, un hortensia pour Hortense, un arum impudique comme une photo de Mapplethorpe, des délicates fleurs mauves – qui finissent sur le sol au pied du vase, recomposant au fil du temps un bouquet couché…
Merci d’être passée, Anne Mano et Sarah Gaugué

Je garde la fierté d’être non pas la première femme de ta vie,
mais la première que tu auras osé aimer

Une soirée prolongée fera naître l’heure des confidences, l’internat de l’enfance d’Hortense, ses amours contrariées d’adolescente, le désir d’enfant… tandis que pour Axelle la timide et fougueuse « y’a pas de place pour deux en moi, les enfants c’est pour les couples qui s’aiment pas assez pour rester à deux »… Si la vérité sort de la bouche de enfants, Axelle, petite femme en quête de vie, peut être une enfant impitoyable.

Là se dessine avec une pudeur joliment teintée de malice, et beaucoup de finesse, la naissance d’un sentiment. Si l’on peut trouver déroutant le geste qui fait revenir Axelle auprès d’Hortense, le mouvement qui les rapproche au contraire s’écoule comme une évidence, avec grâce. De griffures en apaisements, de doutes en tendresses, l’autrice mène avec délicatesse la danse de cet amour tâtonnant. Les deux comédiennes apportent leur belle justesse à ces deux femmes entières et multiples qui, passant l’une par l’autre, vont arriver à elles-mêmes. Nous assistons avec émotion à leur apprentissage de la liberté et à l’éclosion de leurs possibles.

Merci d’être passée
À l’affiche de La Folie Théâtre du 8 décembre 2017 au 3 mars 2018, vendredi et samedi à 19h30.

Une pièce de Danièle Mahaut
Mise en scène : Cécile Carrère
Avec Anne Mano et Sandra Gaugué

À noter : des nominations aux P’tits Molières : meilleure comédienne dans un première rôle pour Anne Mano, meilleure comédienne dans un second rôle pour Sandra Gaugué et Danièle Mahaut récompensée par le P’tit Molière du meilleur auteur vivant !

 

Cap au pire, oeuvre monstre

Un tulle coupe la scène en un couloir étroit, ne laissant à l’acteur qu’une bande de plateau, un espace contraint, un territoire-cellule, à un pas des spectateurs, au ras de leurs regards.
Au sol, un carré blanc. Mat. Dans le noir, derrière le tulle, un carré blanc. Lumineux.
Pieds nus, Denis Lavant franchit le 4e mur, entrant par l’avant-scène, pantalon et pull noirs, simples, stricts, silhouette invisible et puissante. Il se campe au centre, le bout des pieds sur la dalle blanche, les talons dans l’ombre, le corps obscur. Respiration ample. Il occupe l’espace. Il ne bougera plus.

Cap au pire, de Samuel Beckett, m.e.s. Jacques Osinski, avec Denis Lavant - photo © Pierre Grosbois @ Pierre Grosbois

« Encore, dire encore, dire pour soi dit »

Dire pour soi, dire… Cap au pire est un des tous derniers textes de Beckett – je dis texte parce qu’il ne s’agit pas de théâtre, ni vraiment de roman, pas réellement un récit, pas plus un essai, pas tout à fait de la poésie. Un peu de tout cela, surtout quelque chose de l’aveu et de la quête, quelque chose entre gratter une plaie et accoucher.
Un homme s’enfonce dans une forêt des mots. Il sait qu’il ne trouvera jamais celui qui est juste mais il essaie. Encore. Il essaie toujours. Il sait qu’il va tomber mais il se relève. Il essaie malgré les mots qui trahissent. Les mots sont au bord du vide. Il les rattrape. A moins que ce ne soit eux qui le rattrapent. Les mots le font se tenir debout. Encore. Les mots le font tomber. Les mots l’effacent.

« Essayer, rater, essayer encore, rater mieux, rater encore, rater mieux encore »

Ce texte est aride, une fin de trajet, l’écriture d’un questionnement insatiable, d’un épuisement du sujet et de la forme. Beckett a asséché le langage, réduit à l’os, au sec, plus d’humide, de flou, de souple, plus de phrases, de qualificatifs, de subordonnées. A l’essentiel, à peine des verbes, à peine besoin d’un sujet pour s’interroger. Un texte indicible.
Denis Lavant qu’on connut ailleurs bondissant, fauve en liberté, énergie pulsée, course effrénée, ludion insaisissable, se tient à présent là, seul, immobile, dans une concentration intense.
Une voix riche, grondante des heurs de la vie. Un corps sans tension mais sans relâchement. Les mots sortent en une diction géométrique, courbes descendantes, inaltérables. L’attention est toute entière absorbée par ce torrent heurté de mots, acteur et spectateurs plongés ensemble dans un même noir profond.
La dalle blanche s’éclaire, le visage et les mains apparaissent, fantômes d’humains, les pieds semblent comme flotter au-dessus du vide. L’étrange humour de Beckett distillé à froid libère quelques éclats de rire, brèves victoires de l’absurdité sur le désespoir.

Cap au pire, de Samuel Beckett, m.e.s. Jacques Osinski, avec Denis Lavant - photo © iFou pour Le Pôle Media @ iFou pour Le Pôle Media

«Les mots sont des traîtres. Mais ils sont ce qui reste »

Denis Lavant, bonze aux sombres mantras, projette ce Cap au pire et ses litanies abrasives sans un geste, à peine un temps relèvera-t-il la tête, le corps en un bloc condensé, le regard abrupt et sans ciller, les mains sans un tremblement, « tant mal que pis debout » comme se voit Beckett. Il est arrivé tout à l’heure, la démarche simple et directe, s’est campé, droit, bras le long du corps, tête inclinée, plus rien ne l’atteindra d’autre que ce texte qui le traverse. La lumière montera, naitront des ombres, elle s’effacera plus tard, on retournera à l’obscur, là où il n’y a même plus d’ombre. D’une rigueur exemplaire, cette lumière sculpte l’espace et le temps au scalpel. « Moins de vision avec mots que sans », moins d’écoute avec images que sans : la mise en scène de Jacques Osinski est sans concession, ne laisse aucune échappatoire, ni au comédien, ni aux spectateurs. C’est une expérience, une transe, un effort partagé. La performance de Denis Lavant est spectaculaire, un travail d’ascète, un moine qui jeûne 40 jours, un apnéiste des grandes profondeurs, sa voix de chaque syllabe et chaque silence creuse le sillon de Beckett, son immobilité impose l’attention accrue ; en face de lui, les spectateurs n’ont pas le droit au repos, il faut maintenir sa vigilance, son écoute, ne pas se laisser distraire par cette toux ici, ce raclement de pieds là, c’est la moindre des choses, le moindre des respects – mais aussi le seul moyen d’entrer et de rester dans le spectacle. Des spectateurs décrocheront, quitteront la salle, peu nombreux tout de même, fatigués sans doute, distraits peut-être, ça n’a pas pris ou ça n’a pas persisté, Beckett les a perdu dans le labyrinthe de ses interrogations, Lavant n’a pas pu les retenir dans les filets rugueux de son élocution rythmique et hypnotique ; ceux qui ont passé le cap, qui ont accepté les spirales, les retours en arrière, les errements dans la forêt de mots, qui se sont accrochés au peu à voir, au peu à entendre, ceux-là repartiront riches d’un moment rare, extrêmement rare, et précieux, une pépite de nuit dense et troublante.

CAP AU PIRE – Au Théâtre de l’Athénée du 2 décembre 2017 au 14 janvier 2018
De Samuel Beckett
Mise en scène Jacques Osinski
Interprétation Denis Lavant
Scénographie Christophe Ouvrard
Lumière Catherine Verheyde
Texte publié aux Editions de minuit, traduit de l’anglais par Edith Fournier

Encore aujourd’hui

Vous avez envie de savoir comment ça se passe aujourd’hui à Moscou et dans le Caucase. Comment ça se passe aujourd’hui et depuis la fin des années 80, fin du communisme et début de la Perestroïka ? Allez voir cette pièce en deux tableaux, dont Stéphanie Loïk a tiré une polyphonie subtile et efficace, d’après les romans-documents de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature en 2015.

Deux parties. Une première qui nous livre les témoignages de ceux qui ont eu à subir les attentats dans le métro de Moscou. L’horreur, l’impuissance, l’état de choc, la peur, des bribes aussi parlantes qu’angoissantes, des images mentales qu’on se prend en pleine tête, des constats. “Le terrorisme, c’est un bizness. Des sacrifices humains comme dans les temps anciens” clament en chœur les six comédiens. Cette partie, bien qu’elle soit placée en Europe centrale et orientale, nous parle de et à nous, occidentaux qui subissons aussi le joug des attentats de fanatiques fondamentalistes religieux. On se dit que ça pourrait nous arriver demain d’être pris en otage d’un métro qui vient d’exploser. Et à l’agente de la station de métro d’hurler au téléphone “Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse!?

Dix Histoires au milieu de nulle part, théâtre de l'Atalante

La seconde partie, plus longue, nous montre la manière dont se sont mis en place les pogroms contre les Arméniens à Bakou. Comment, d’une intimidation de rue tribale, on en est venu aux meurtres, aux viols, au saccage, à la barbarie pendant des semaines, à la volonté de l’extermination d’un peuple. Et pourtant deux êtres tentent de s’aimer hors de l’Histoire qui lie leur fratrie. Un Musulman et une Arménienne qui vivent leur histoire sans se préoccuper de savoir s’ils sont du bon côté. Même l’amour aura bien du mal à se dédouaner du mal ambiant qui règne et pourrit la vie des gens entre les différentes communautés, qui se sentent séparés, où plus aucune légalité ne régit les rapports. C’est qu’avant, tout le monde était Soviétique et parlait russe et qu’à l’effondrement de l’URSS, il a fallu se raccrocher à une autre culture, plus ancienne peut-être, plus archaïque sans doute et plus cruelle certainement. Et de conclure, malgré toute l’empathie qu’on a pour les Arméniens dans cette scène, qu’à quelques kilomètres du drame, dans une autre ville, un autre drame a eu lieu. Un autre pogrom. Et là, ce sont les Arméniens qui ont assassiné les Azéries.

Le mal est partout, il règne hors la loi dans les territoires du Nord où la religion et la barbarie ont remplacé la laïcité. On serait presque nostalgique de l’époque communiste comme l’exprime un personnage qui s’est pourtant battu contre le communisme toute sa vie. Et pendant ce temps-là, les « métèques » du Caucase fuient en Amérique quand ils le peuvent ou se réfugient à Moscou, où ils vivent comme des rats, dans une ville qui fait la part belle aux Slaves, aux Russes purs, tandis que les autres ne seraient qu’un sous-peuple. Sur les annonces de recherches de locations d’appartements se multiplient la mention “Non Russe, s’abstenir”.

Dix Histoires au milieu de nulle part, théâtre de l'Atalante

Tout ce que vous allez entendre pendant 1 heure 45 est tiré de témoignages et va vous faire froid dans le dos tellement l’horreur est horrible. Stéphanie Loïk fait intervenir les chants, les mélopées russes, la douceur de l’oud, comme des cicatrisants entre deux instants morbides. Elle convoque également l’acrobatie : six corps, trois hommes, trois femmes, interchangeables dans leur rôles, formant un corps à eux six, comme une entité déchue, vêtus de noir –on n’aurait pas vu une autre couleur pour relater l’insoutenable. Elle nous propose des danses comme celles de morts-vivants, de spectres, avec des chorégraphies sous des lumières en douche, évaporées par des fumigènes à chaque nouvelle révélation.

Dans quel état les comédiens sortent-ils de scène après avoir porté tous ces morts et toutes ces ignominies ? C’est une question qu’on peut se poser. Et on salue leur force, leur présence, leur engagement.

On pourra regretter une certaine lenteur qui accentue encore la pesanteur du texte et des situations. On sort ahuri, déprimé, le dégoût au bord des lèvres, mais sachant ce qui se passe là-bas, de la Tchétchénie à Moscou en passant par l’Azerbaïdjan. Et l’on pourra plus dire “On ne savait pas”.

Stéphanie Loïk s’intéresse depuis longtemps au théâtre-documentaire, un genre pas facile et très singulier qui a quelque chose à dire… Et qu’il faut aller entendre.

Dix Histoires au milieu de nulle part, théâtre de l'Atalante

DIX HISTOIRES AU MILIEU DE NULLE PART de Svetlana Alexievitch
Du 29 novembre au 22 décembre 2017 au Théâtre de l’Atalante
Mise en scène : Stéphanie Loïk
Avec : Vladimir Barbera, Denis Boyer, Vera Ermakova, Aurore James, Guillaume Laloux et Elsa Ritter

FESTEN : l’horreur est humaine

L’esthétique glacée d’une grande maison bourgeoise occupe tout le plateau quand le rideau s’ouvre. C’est le premier choc qui cueille le spectateur de FESTEN, la nouvelle création de Cyril Teste et de son collectif MxM. Le décor incroyablement soigné de Valérie Grall suggère une famille très aisée. Une grande table est dressée au centre, attendant ses convives. La cheminée, à cour, crépite et appelle aux confidences feutrées. À jardin, une toile champêtre, face à nous, sur le mur gris, surplombant un élégant piano noir, invite à l’escapade rêveuse. On devine d’autres pièces, derrière ce dispositif : une salle de bain, des couloirs, les cuisines… Tout est en place pour accueillir les personnages de ce grand drame qu’est FESTEN.

Festen, mise en scène Cyril Teste à l'Odéon Théâtre de l'Europe, adaptation du film de Thomas Vinterberg par le collectif MxM@Simon Gosselin

Ceux qui se souviennent avec émotion du séisme ressenti à la sortie du film de Thomas Winterberg – Prix du Jury au Festival de Cannes 1998 – ne seront pas dépaysés. Les autres vont prendre en pleine face l’un des spectacles les plus forts de cette saison 2017/2018. C’est jour de fête dans cette grande maison.  On célèbre les 60 ans du maître du lieu, Helge. Les invités arrivent un à un : le premier fils, Michael, l’aîné, le plus instable, et sa femme. Son jeune frère Christian les rejoint vite. Il a l’apparence du fils préféré, du garçon sage, de celui dont on est fier.  Sa grande sœur Linda est là aussi, ainsi que quelques amis. Ne manque que sa sœur jumelle, absente de ce repas d’anniversaire.

Le maître d’hôtel fait les présentations et règle avec tact l’installation de chaque invité. On appelle même, chaque soir, quatre spectateurs qui auront le privilège de vivre de l’intérieur ce dîner un peu particulier. Celui dont on va célébrer l’anniversaire accueille avec chaleur tous les invités avec son épouse. Il a l’assurance de la maturité, du chef de famille respecté, de celui qui rassemble l’affection de tous. On s’embrasse, on s’étreint, on est visiblement heureux d’être là. Mais on devine vite que l’air est chargé de lourds secrets et de drames enfouis. Il ne faut pas plus en dire, pour laisser à chacun le plaisir de (re)vivre l’irruption du volcan endormi, le fracas des masques qui tombent, la sidération de la révélation glaçante.

Festen, mise en scène Cyril Teste à l'Odéon Théâtre de l'Europe, adaptation du film de Thomas Vinterberg par le collectif MxM

« J’aime redonner de la marge au regard, re-questionner sa place » – Cyril Teste

Devant nous, c’est à la fois une pièce qui se joue et un film qui se fait : deux cameramen captent les scènes, montées en direct et projetées sur un grand écran. Ce dispositif incroyablement virtuose, loin d’être une contrainte pour le spectateur, lui offre, au contraire, de nouvelles façons de voir l’action qui se déroule sous ses yeux, de jongler avec les points de vues qui s’enrichissent mutuellement, de saisir les nuances qui se révèlent quand la caméra change la focale. Les images sont souvent très belles, et toujours au service du propos.

Cyril Teste est passé maître dans l’utilisation de cette double technique et dans l’utilisation unique de l’espace mis à sa disposition. On songe, rêveur, à tous les talents et à tout le travail qu’il a fallu rassembler pour produire un tel spectacle, où chaque pas est compté, où chaque regard est scruté, où chaque soupir témoigne d’une émotion précise. Il y a là, devant nous, un paradoxe constant : ce spectacle est d’une stupéfiante beauté, mais celle qu’il donne à voir a l’élégance de l’horreur qui éclate, et qui se cache sous le tapis, dans les faux-semblants d’une famille.

Festen, mise en scène Cyril Teste à l'Odéon Théâtre de l'Europe, adaptation du film de Thomas Vinterberg par le collectif MxM

Les comédiens du collectif MxM se meuvent avec aisance dans cette mécanique de précision.  Mathias Labelle (Christian) est saisissant de colère rentrée et de souffrance enfouie.  Sophie Cattani, sa sœur (Linda), est parfaite dans l’empathie douloureuse.  Il y a des moments assez vertigineux, mais, au-delà des images et de la mise en scène, on est aussi submergé par la force de ce texte, déjà saisi au cinéma, et qui, par la grâce du théâtre, éclate au grand jour, comme la bombe à retardement qu’il raconte.

Cyril Teste s’inscrit résolument aujourd’hui dans la lignée des grands créateurs contemporains, comme Ivo Van Hove, Pascal Rambert, Roméo Castellucci, Thomas Ostermeier et Joël Pommerat. Son FESTEN est incontestablement l’un des spectacles les plus marquants de cette saison 2017/2018, de ceux que l’on ne peut malheureusement que rater si l’on n’a pas pris soin de prendre une place car c’est bondé tous les soirs, souvent d’ailleurs par un public jeune et enthousiaste.

Mais ce spectacle va beaucoup tourner, succès oblige. Alors n’hésitez pas à venir vous asseoir à la table de FESTEN…

FESTEN de Thomas Vinterberg et Mogens Rukov, adaptation théâtrale Bo Hr. Hansen
Du 24 novembre au 22 décembre 2017 à l’ Odéon Théâtre de l’Europe
Mise en scène : Cyril Teste
Avec : Estelle André, Vincent Berger, Hervé Blanc, Sandy Boizard ou Marion Pellissier, Sophie Cattani, Bénédicte Guilbert, Mathias Labelle, Danièle Léon, Xavier Maly, Lou Martin-Fernet, Ludovic Molière, Catherine Morlot, Anthony Paliotti, Pierre Timaitre, Gérald Weingand et la participation de Laureline Le Bris-Cep

Terrible

Alors bien sûr, en première ligne, l’auteur (Jean-Claude Grumberg) nous parle du racisme ordinaire, terrible, de la bêtise humaine, mais en profondeur, l’auteur nous parle d’une forme encore plus pernicieuse de totalitarisme, celle du noyau familial, de la cruauté et de la terreur qui se passe au sein des familles.

Le metteur en scène (Jean-Louis Benoit) a rassemblé ici quatre courtes pièces, des saynètes, dont il a su créer une unité à travers cet univers familial et plus particulièrement par le biais du personnage central, le père, Riton (Philippe Duquesne), qu’on suit dans son délire et le malaxage de sa haine.

Ici parle ce qui ne sort pas en société, ce qui est muselé à l’intérieur de quatre murs (murs d’appartement, murs de salle de restaurant, mur de la famille), car toutes les scènes sont des scènes d’intérieur où s’étale et s’imprègne la crasse ignare du prolo populiste dans toute sa splendeur.

Une première saynète -« Michu »- montre l’Autre qui persécute celui qui essaie de dormir et sera poussé dans ses retranchements dont l’Autre l’assure. Il endossera pour une nuit toutes les minorités bafouées, du pédéraste au juif en passant par le communiste et le franc-maçon, avec un traitement de la lumière fait d’ombres comme celles qui écrasent ce pauvre Michu, comme l’ombre de Dieu.

Les Autres, Jean-Claude Grumberg, Jean-Louis Benoit, Epée de Bois, Pianopanier@Bohumil Kostohryz

Une deuxième saynète « Les vacances », met en situation des prolos en vacances à l’étranger. S’y révèlent tantôt l’exécration de l’Autre, celui qui pourtant reçoit avec chaleur (Antony Cochin), tantôt l’autosatisfaction d’être le touriste parfait qui sait s’intégrer et apprécier les différences, où l’on frôle d’ailleurs un peu trop longtemps la nausée, où toute la famille n’aura que des griefs contre la nourriture forcément infâme, qui sera servie dans ce restaurant, où il aura fallu prendre l’avion et le bateau pour s’y rendre.

Dans la troisième saynète, « Rixe », on est pris dans le fort familial, la tour d’ivoire de cette toujours même famille de Français de souche vivant au milieu d’une cité pleine de mixité sociale. On y assiste à la narration délirante, emplie de préjugés, de mauvaise foi et de sentiment de supériorité, d’un petit cadre qui fait mine de ne pas y toucher, d’être le parfait gentleman, alors qu’il est l’odieux provocateur raciste. Il raconte la manière dont il a embouti la voiture d’un bougnoule et comment une course poursuite s’engagera dans la ville, pour échapper à la victime de ses injures et de son emboutissement, qui le fera arriver très en retard au diner familial. Chez lui, il ira jusqu’à tirer à vue sur un bicot de son quartier, qui, de toute façon faisait partie du lot de ceux qui ne sont pas de vrais Français. Tout cela soutenu par les interventions de sa femme (Nicole Max), qui en toute raison devrait s’opposer à sa folie galopante, mais qui encore une fois se laisse gagner par la peur, le discours xénophobe de son mari, à qui elle espère qu’il n’arrivera rien de fâcheux.

La place de la femme d’ailleurs n’est pas sans importance. Soumise, inféodée à son mari, infantile, lâche, c’est aussi malheureusement une femme d’aujourd’hui, de celles qui s’enferment chez elles et n’ont du monde que la vision du discours de leur mari. Et la globalisation ne change rien à l’affaire. Si elle avait eu internet, on l’aurait imaginée passant sa journée à jouer à Tétris plus qu’à lire Wikipédia.

Les Autres, Jean-Claude Grumberg, Jean-Louis Benoit, Epée de Bois, Pianopanier

Quant à la dernière saynète « La vocation », elle montre un père autoritaire et sympa qui demande à son fils ce qu’il veut faire dans la vie, l’assurant de son soutien inconditionnel quelque soit son choix. Et pourtant, cela ne se passera pas comme ça.

On pourra être d’ailleurs déçu par la fin. On aurait davantage apprécié le respect du texte qui aurait amené une dimension encore supplémentaire dans la folie et la bêtise, celle d’une police délinquante.

Dans cette pièce, plus que rire, on jubile, et le mot n’est pas exagéré, de la puissance d’écriture extrêmement bien ficelée et implacable, du vocabulaire, de la dérision avec laquelle l’auteur la traite et la manière dont il montre le processus de haine en marche.

Le père, Henri Michu, archétype du beauf parfait, avec sa chemise presque hawaïenne, son machisme et son racisme, performe de scène en scène, avec un jeu égal et puissant, où Philippe Duquesne enfile le costume avec tout ce qu’il sait déjà de la bêtise transmise de génération en génération.

Les Autres, Jean-Claude Grumberg, Jean-Louis Benoit, Epée de Bois, Pianopanier

Mais pour revenir au texte et à sa force, partout l’on rencontre l’ambivalence et l’oxymore comme dans la dernière saynète où le père est à la fois sympa et autoritaire. On est dans du grand art d’écrire, à cette frontière, cet intervalle, où il est difficile de trancher pour savoir où se situe exactement le bien et le mal, une écriture qui nous implique, nous renvoie à nous-même, même si bien sûr, la pièce traite du racisme dans tout son sans-gêne et qu’on est bien sûr profondément affligé.

On regrettera la quasi absence de parole des jeunes comédiens (Pierre Cuq et Stéphane Robles) qui devront s’en tenir à des postures, alors qu’on aurait aimé les entendre  davantage s’opposer au père, comme dans la dernière saynète.

La vastitude du plateau, le minimalisme du décor et le gigantisme des panneaux peuvent évoquer par métaphores toute l’immensité de la bêtise des personnages. Seul l’un d’eux sera sauvé… ou plutôt se sauvera.

Amateurs de beaux textes, aventurez-vous dans ce huis-clos infernal.

LES AUTRES  – de Jean-Claude Grumberg
Du 23 novembre au 23 décembre 2017 au Théâtre de l’Épée de Bois
Mise en scène : Jean-Louis Benoît
Avec : Philippe Duquesne, Nicole Max, Pierre Cuq, Stéphane Robles, Antony Cochin

Les Chiens sont lâchés !

Les Chiens de Navarre ont peut-être pris leur vaccin antirabique, mais ne se sont pas limés les dents.
Moins fous furieux, mais toujours plein de vigueur, irrévérencieux, malpolis autant que possible. On rit, de mille rires : à gorge déployée, gênés, sous cape, de bon cœur. On rit surtout de se voir si vilains en ce miroir…
Les Chiens de Navarre se jettent à corps perdus sur la question, si actuelle, de l’identité française ; le chef de meute Jean-Christophe Meurisse nous promet « une psychanalyse électrochoc de la France en convoquant quelques figures de notre Histoire et de notre actualité » !

Jusque dans vos bras, Les Chiens de Navarre, Bouffes du Nord, Jean-Christophe Meurisse

La galerie des portraits ressemble à un manuel scolaire sous acide. Un De Gaulle géant tient la main menue d’une Marie-Antoinette digne des porcelaines sanglantes de Jessica Harrison; Jeanne d’Arc a les dents pourries (comme quoi, le sens de la farce n’empêche pas le réalisme…), la cote de mailles fumante et la libido motivée ; on croise un Obélix désabusé, des astronautes, vous, nous, eux, un Pape funky, des Français moyens en pique-nique, des bourgeois ultra-aisés (avec gros besoin de s’offrir une bonne conscience, pour faire élégant sur la table basse à 12.000 balles – tout de même), un poète maudit sous un lampadaire : tout un petit monde pour brosser le tableau d’une société un peu bancale, un peu dépressive, pas forcément méchante mais parfois bien bête. La caricature se tient main dans la main avec l’observation la plus fine. Le pique-nique entre amis, justement par ses échanges si anodins, ses ambiances « oh, mais attends, on peut plus plaisanter », se fait le condensé de toutes les petites haines et bassesses qu’on couve sans penser à mal, mais aussi des espoirs et des fêlures les plus intimes.
Un souffle d’esprit « Fluide glacial » souffle par ici, avec le savoureux goût du mauvais goût et la gourmandise toute « gotlibo-edikienne » de glisser dans les coins des petits personnages plus ou moins humains, plus ou moins vêtus, vaquant à leurs affaires plus ou moins saugrenues.
Si Les Chiens semblent « presque » assagis, ils n’en mordent pas moins acéré, et relâchent rarement leur proie. Si on rit beaucoup, c’est souvent jaune, et souvent de soi-même. Le portrait n’est pas tendre, les médiocres reconnaissent leurs voisins, et la consolation est rare.

Jusque dans vos bras, Les Chiens de Navarre, Bouffes du Nord, Jean-Christophe Meurisse

A l’image du titre – où l’on hésite entre y entendre un moelleux appel au câlin ou un vague souvenir de l’hymne national – évocation passablement moins affectueuse –, on oscille entre une saine déprime par excès de lucidité (autant vous dire que le planté de drapeau des astronautes va être laborieux, pas si facile que ça d’affirmer l’identité française…) et la pure jubilation du jeu – les comédiens, anciens ou nouveaux venus, sont tous impeccables, pertinents, très libres –, le plaisir immédiat des répliques enlevées ou des situations d’une absurdité quasi sans bornes menées sur un rythme soutenu. Sans oublier que Les Chiens de Navarre ne se privent pas de nous offrir quelques magnifiques images de théâtre, un enterrement sous la pluie beau comme au cinéma, un requin solitaire… Alors… on ressort vivifié de cette douche écossaise !

JUSQUE DANS NOS BRAS
À l’affiche des Bouffes du Nord jusqu’au 2 décembre 2017
Création collective des Chiens de Navarre
Mise en scène Jean-Christophe Meurisse
Avec Caroline Binder, Céline Fuhrer, Matthias Jacquin, Charlotte Laemmel, Athaya Mokonzi, Cédric Moreau, Pascal Sangla, Alexandre Steiger, Brahim Takioullah, Maxence Tual et Adèle Zouane

photos @ Loll Willems

We can be heroes just for one day

Une grande maison toute vitrée, typique des nouvelles architectures modernes et, à cette image, un texte complètement revisité. D’emblée la scénographie tournante nous plonge dans une atmosphère réaliste et très cinématographique.Tchekhov plaçait ses drames et ses personnages dans les choses du quotidien. Simon Stone reprend cette idée et imagine les tranches de vie contemporaines de Macha, Olga et Irina pour permettre au public d’observer sur scène des gens normaux et occupés à des tâches quotidiennes. Surprenant. Notre quotidien ? manger, boire, pleurer, angoisser, rire, aller aux toilettes, chanter, faire l’amour, philosopher… voilà ce que font les personnages sur scène. Dissection en direct de leur vie privée, de leurs drames et de leur tourments. Immersion totale aussi fascinante que déconcertante. Ce sont des écorchés vifs du présent. On y voit du quotidien sur un plateau dans le but peut-être, de le transformer en art, pour que l’art n’appartienne finalement non plus au passé mais au présent.

Les Trois Soeurs, d'après Tchekhov, mise en scène Simon Stone à l'Odéon Théâtre de l'Europe, prianopanier@Thierry Depagne 

Ce qui nous mène à ce rapprochement entre personnages et spectateurs : les premiers tentent de vivre pour échapper à leur propre réalité, tout comme les seconds au final. Mais ceux-là ont sous les yeux leur propre présent et leur propre quotidien. Irons-nous jusqu’à dire, leur propre médiocrité ? Devrait-on se sentir comme le chantent les acteurs « heroes just for one day » ? Comme le dit Pascal : « nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. (…) C’est le présent d’ordinaire qui nous blesse. »

Les Trois Soeurs, d'après Tchekhov, mise en scène Simon Stone à l'Odéon Théâtre de l'Europe

« Que craindre au monde sinon la solitude et l’ennui ? ». Ce n’est pas Tchekhov mais Bernanos dans « Sous le soleil de Satan ». Vivre, s’occuper le coeur et l’esprit pour quasiment oublier le temps présent. Ce que nous faisons donc. Pour éviter de tomber dans la nostalgie. Finalement, nous ne savons pas vivre. « Les gens qui éprouvent une insatisfaction permanente se sentent comprimés  entre un passé qui leur pèse et un avenir qui les inquiète. Au contraire, vivre l’instant présent dilate le coeur. » Thérèse de Lisieux. Qu’est-ce qui nous rend véritablement heureux ? Si vous voulez vous interroger sur l’art, le sens du présent et du quotidien avec en prime un excellent jeu d’acteur, il reste encore des dates pour aller voir ce surprenant « trois soeurs » d’après Tchekhov. Un spectacle que le génial Simon Stone aurait pu appeler “Mes trois soeurs”.

LES TROIS SOEURS  – d’après Anton Tchekhov
Du 10 novembre au 22 décembre 2017 à l’Odéon Théâtre de l’Europe
Mise en scène : Simon Stone
Avec : Jean-Baptise Anoumon, Assaad Bouab, Eric Caravaca, Amira Casar, Servane Ducorps, Eloïse Mignon, Laurent Papot, Frédéric Pierrot, Céline Sallette, Assane Timbo, Thibault Vinçon

Le Cerf et le Chien : Liberté je brame ton nom…

« Y-a-t-il dans la vie quelque chose qui soit plus utile que de bien courir ? » (Le Cerf)

C’est devenu une tradition salutaire que petits (et grands !) attendent avec impatience : chaque fin d’année, la Comédie-Française propose un spectacle «pour enfants » à l’approche des fêtes et de l’arrivée du multi-centenaire barbu au manteau rouge.
Cette année, c’est une nouvelle fois Véronique Vella qui s’y colle. La sociétaire avait déjà monté « Le Loup » de Marcel Aymé, repris l’an dernier. Et c’est un nouveau conte du Chat Perché, le Cerf et le Chien, qu’elle nous propose aujourd’hui.
Ce Cerf-là est en fuite : une meute de chiens le poursuit. Il trouve refuge au sein de la ferme de Delphine et Marinette qui, très vite, arrivent à convaincre leurs rétifs parents d’accueillir ce curieux animal de compagnie au sein des leurs. Un bœuf se chargera de son intégration, sous le haut patronage du chat…et avant qu’un chien vienne aussi mêler sa truffe à ce joyeux attelage.
Marcel Aymé est un auteur bien trop subtil pour s’arrêter aux étiquettes : « contes pour enfants, spectacle jeune public, théâtre pour la jeunesse… ». LE CERF ET LE CHIEN est beaucoup plus que cela, et la mise en scène de Véronique Vella, virevoltante, joyeuse, généreuse, fait la part belle aux doubles lectures.

Le Cerf et le Chien, Marcel Aymé, Véronique Vella, Studio-Théâtre, Comédie-Française, critique Pianopanier© Simon Gosselin, coll. Comédie-Française

Car il s’agit bien ici d’une ode universelle à la liberté et à la tolérance… Le Cerf ne saura résister à l’appel de la forêt, non sans avoir traversé les contrées de la tolérance et du vivre ensemble, en compagnie de son compère le bœuf, et au contact de la petite troupe de Delphine et Marinette.
Véronique Vella a vraisemblablement pris énormément de plaisir à rassembler autour de son projet des comédiens à propos desquels on commence à manquer de qualificatifs pour décrire leurs prestations régulières. Cela en est usant.
Michel Favory prête son impériale placidité au Chat. Jérôme Pouly, trop rare, est un chien qui semble tout droit sorti des Damnés d’Ivo Van Hove lorsqu’il entre en scène…pour se laisser lentement séduire par la compagnie du Cerf et la vie paisible à la ferme. Cécile Brune et Alain Lenglet sont des parents parfaitement chafouins et besogneux, mais à la carapace vite attendrie.
Elsa Lepoivre et Véronique Vella sont des Delphine et Marinette absolument crédibles : elles ont 12 ans devant nous.
On sait déjà depuis longtemps que Stéphane Varupenne peut tout jouer : il passe d’un médecin tchekhovien à un bœuf guitariste avec une déconcertante facilité (et jouer de la guitare avec des gros sabots ne doit pas être facile…).
Elliot Jenicot, enfin, est un cerf majestueux et rock and roll. Son corps élastique est parfait pour camper ce seigneur des forêts, épris de liberté, et de Cat Stevens.

Le Cerf et le Chien, Marcel Aymé, Véronique Vella, Studio-Théâtre, Comédie-Française, critique Pianopanier, Ellsa Lepoivre, Véronique Vella, Elliot Jenicot

La trouvaille de cette adaptation, outre la fantaisie permanente et les moments chantés (formidable labour rock entre le bœuf et le cerf) est l’habile intégration de la narration d’Aymé au sein des dialogues de chaque comédien.
Tous ceux qui ont été sensibles un jour à l’appel des forêts, au spectacle merveilleux d’un ciel étincelant, à l’envie irrésistible de dormir à la belle étoile, trouveront un grand plaisir à voir ce spectacle qui est une merveille d’intelligence : nul ne doute que les travées du Studio-Théâtre seront vite prises d’assaut pour aller applaudir cette petite troupe.

Le Cerf et le Chien, au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, mise en scène Véronique Vella

LE CERF ET LE CHIEN – d’après les contes du Chat Perché de Marcel Aymé
Du 16 Novembre 2017 au 7 janvier 2018 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française
Mise en scène : Véronique Vella
Avec : Véronique Vella, Michel Favori, Cécile Brune, Alain Lenglet, Jérôme Pouly (en alternance avec Julien Frison), Elsa Lepoivre, Stéphane Varupenne, Elliot Jenicot

Une corde qui grince et la mort passe

Au terme d’un concert classique, un fan un peu envahissant (Christophe Malavoy) rend visite dans sa loge à un chef d’orchestre de renom (Tom Novembre).

Au fil de ses irruptions dans l’intimité physique et mentale du chef d’orchestre, une sensation de malaise et d’absurde s’installe. Irruptions et promiscuité qui pourraient être la métaphore d’autres irruptions et promiscuité en des temps plus graves, que la mémoire et le discours de l’admirateur révèlera pour notre plus grand effroi.

Fausse Note au Théâtre Michel, avec Christophe Malavoy et Tom Novembre

L’admirateur a des exigences hors normes auxquelles le chef d’orchestre cède d’abord conciliant, ensuite contraint.

On a, dans un premier temps, une impression d’absurde et de bouffonnerie énervante jusqu’à ce que l’admirateur accule le chef d’orchestre et l’oblige à un terrible aveu. On se demande quand même pourquoi il avoue à ce moment-là, alors qu’il a su taire cette partie de sa vie pendant la majorité de son existence.

S’ensuivra alors un jeu de marionnettiste : l’admirateur, un pervers narcissique, résoudra le chef d’orchestre à la pantomime.

On assiste à l’effondrement psychologique d’un homme qui doit, d’abord, pour sauver sa réputation, ensuite pour sauver sa peau, jouer le jeu que son agresseur l’oblige à jouer. Mais qui est véritablement l’agresseur ? C’est ce que la pièce nous dévoile peu à peu, abordant des thèmes aussi importants et implacables que la responsabilité, le libre-arbitre et la fatalité. « J’obéissais aux ordres » la trop célèbre réplique d’Eichmann sur laquelle le chef d’orchestre tentera de justifier son acte.

Fausse Note au Théâtre Michel, avec Christophe Malavoy et Tom Novembre

Didier Caron, qui nous emmène habituellement sur le terrain de la comédie, a creusé ici une écriture dramatique qui nous convainc.

Les acteurs nous emportent  avec maîtrise dans ce duel cruel, même si l’on pourrait reprocher à Tom Novembre une première partie de jeu un peu trop sur le même registre, l’énervement. Quoi qu’il en soit, l’ensemble nous a semblé assez magistral, fin, juste, plein de répliques claquantes, de plaisanteries aigres-douces et de références à l’histoire. D’ailleurs, ce fameux chef d’orchestre fait suite au célèbre Karajan…

La mise en scène, très épurée, se fond sur de subtiles variations lumineuses et de déplacements à roulettes dans une lenteur inquiétante qui appuie l’effroi que porte le texte.

La salle, pleine et recueillie tout le long de la pièce, applaudit à tout rompre, manifestement satisfaite de sa soirée au théâtre Michel.

Une bonne pièce, un bon texte, de bons comédiens, sans fausse note.

 FAUSSE NOTE
À l’affiche du Théâtre Michel du 21 septembre 2017 au 14 janvier 2018 (jeudi au samedi 21h, samedi 16h30 et dimanche 16h)
Une pièce de Didier Caron
Mise en scène : Didier Caron et Christophe Luthringer
Avec : Christophe Malavoy et Tom Novembre