Bajazet ou le déchirement au Sérail

Quelle belle pièce que cette tragédie !

Ce texte magnifique nous laisse ébahis,

Racontant la lutte pour gagner le pouvoir,

Et puis les passions, enfin le désespoir.

Bajazet prisonnier, Amurat guerroyant,

Roxane est au pouvoir, Acomat le briguant.

Se nouent alors complots et manipulations,

Entraînant tragédies, crimes et conspirations.

Ce texte méconnu offre un drame mythique,

Où se mêlent intrigues amoureuse et politique.

Nous plongeant, spectateurs, au cœur du pugilat,

Éric Ruf livre ici un spectacle de choix,

Une mise en scène au milieu du sérail,

Une scénographie, résultant d’un travail,

Assurément bien long, et très laborieux,

Quand on sait que l’équipe eut, de temps, vraiment peu !

Un jeu de lumières beau et angoissant,

Parachève cet ensemble sombre et sanglant.

Et puis évidemment ce spectacle serait

Bien moins fort sans ces sept comédiens parfaits.

Podalydès campe un inquiétant Acomat,

Qui complote contre le sultan Amurat ;

Clotilde de Bayser confirme son talent,

En tant que tragédienne, ce qui n’est pas courant !

Natrella est touchant, saisissant de justesse,

Forcé de cacher son amour pour la princesse ;

Rebecca Marder est elle aussi très poignante,

En triste Atalide, princesse apitoyante.

Et nous ne parlons pas des autres personnages,

Zaïre en confidente et Osmin en vieux sage.

Ces acteurs émouvants nous emmènent si loin,

Que de ce spectacle on ne sortirait pour rien !

Me risquer à écrire cette critique en vers,

Ne fut, je vous l’assure, pas une mince affaire !

Nathan Aznar

BAJAZET – de Jean Racine
Mise en scène : Éric Ruf
Avec : Alain Lenglet, Denis Podalydès, Clotilde de Bayser, Laurent Natrella, Anna Cervinka, Rebecca Marder, Cécile Bouillot
Du 5 avril au 7 mai 2017 à la Comédie-Française, Vieux-Colombier

Quelques objets, des notes de musique… un grand spectacle

On les avait quittés il a 4 ans (déjà !) sur le plateau du 104 qu’ils avaient magistralement mis à mal. Leur performance dans ce Notes on the Circus du collectif Ivan Mosjoukine était de celles qui restent gravées à jamais dans un ADN de spectateur.

Ils étaient quatre à l’époque. On retrouve ici l’un des deux couples : celui que forment la charismatique Vimala Pons et l’énigmatique Tsirikaka Harrivel. Découvrir le bazar inouï installé sur le plateau du Monfort, tenter de déchiffrer la carte que les artistes ont deposée sur votre fauteuil en guise de programme, se laisser prendre par la montée d’adrénaline que provoque le compte à rebours (“Revue numéro 8 dans 5 minutes, début de la revue dans une minute”…) constitue un avant-goût génial et prometteur.

Les deux artistes circassiens ont commencé par composer les musiques de leur nouveau spectacle. La bande son mêle trompettes, claviers, clarinettes, synthé et autres arrangements éclectiques. Elle est jouée en direct par nos deux compères, elle donne le “la” et met un point d’orgue à chaque séquence.

Grande, Vimala Pons, Tsirihaka Harrivel, Monfort, Pianopanier

“Ce morceau ne fait pas partie du spectacle mais c’est celui que je préfère.”

Il s’agit bel et bien d’une “Re-vue”, au sens propre, au sens littéral du terme : sur les quelques 90 minutes que dure le spectacle, certains passages, certains numéros seront répétés, “ce qui a déjà été vu” tamponnera le “jamais vu”. Le tout formant une ronde infinie, une sorte de mouvement perpétuel que souligne la dernière séquence.  En plus de la musique, le duo est allé puiser son inspiration dans une foultitude d’objets aussi hétéroclites que surprenants : coin cuisine, toboggan géant, énormes bouquets de fleurs, pupitre, télévision, sac de sports, raquettes de tennis…

Tsirihaka Harrivel suspend les battements de nos coeurs lorsqu’il s’élance une première fois pour une glissade inclassable. Une deuxième, une troisième, une dixième fois, il se retrouvera suspendu au-dessus de nos têtes, nous habituant peu à peu à cette chute qui ne cesse de se rembobiner.

Grande, Vimala Pons, Tsirihaka Harrivel, Monfort, Pianopanier

“Tous les chemins mènent à Rome… En est-il un qui n’irait pas ? “

Championne de porté sur la tête, Vimala Pons n’a peur de rien. Machine à laver, mannequin, colonne gréco-romaine, cercueil… jusqu’au totem qui servira de cible à son complice lanceur de couteaux : tout, absolument tout peut se déposer sur son crâne. Et lorsque, libéré de tant de poids, son cerveau donne libre cours aux humeurs, c’est à un formidable numéro de comédienne auquel on assiste. Elle passe en quelques coups de cils de geignarde à colérique, de mutine à hargneuse, de clownesque à grave. Elle est souvent tendre, parfois cruelle, toujours drôle. Son talent fou, son charisme hors norme nous fascinent et nous troublent.

L’histoire de la vie, les histoires d’une vie, les petits riens qui se mêlent aux grands sentiments : c’est finalement cela que cet ovni grave en boucle dans nos mémoires. Et cette histoire, cette ronde, ce perpétuel recommencement, ne peuvent trouver un point qu’avec le mot AMOUR. Un point qui est tout sauf final, tant la force de ce spectacle est aussi, est surtout, de nous donner envie de toujours recommencer…

GRANDE –
Du 18 avril au 6 mai 2017, 20h30 au Monfort
Un spectacle de et avec : Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel

Dans les limbes de la mémoire

Il est actuellement possible, au Théâtre de l’Atelier, de devenir les visiteurs d’une banale maison de retraite. C’est dans ce lieu si particulier que l’on rencontre Jean Butterflam, qui chaque jour rend visite à sa mère hospitalisée. Si elle se souvient parfois de son identité, sa mémoire défaillante peine plus souvent à le reconnaître. Les rencontres cocasses avec le directeur, les discussions insensées entre les principaux protagonistes et les dérapages de la vieille femme ne sont que les étapes d’un dénouement qui s’avérera plus inattendu que prévu…

Le texte de Grumberg, célèbre pour ses nombreux récits témoignant de la Shoah et de l’Holocauste, est à la fois fort et amusant. L’auteur livre ici une pièce qui touche tant par l’amnésie de la mère que par son passé de fugitive orpheline, glissant par endroits de subtils indices qui s’emboitent au cours du récit pour révéler une tragique conclusion.

Mon fils a dit qu’il passerait s’il trouve le temps de venir voir sa maman. Je veux pas le louper, il vient si rarement.

La mise en scène sobre et tout en subtilité de Charles Tordjman nous plonge dans l’atmosphère épurée de cette maison et de son jardin. On y croise la douleur de Jean face à sa mère qui le confond avec le directeur, lui-même désemparé devant les coups de tête et de parapluie de Mme Butterflam. Et puis surtout, s’appuyant sur ce texte limpide, Tordjman nous fait comprendre les souvenirs qui hantent la vieille femme, et son désir de retrouver sa propre mère, perdue, comme elle, de longues années plus tôt.

Ah, une journée comme ça, je n’en souhaite même pas à la concurrence.

Le jeu des comédiens, en écho à la mise en scène claire et précise, parachève l’ensemble. Entre un Bruno Putzulu attachant et un Philippe Fretun drôle et apitoyant, on s’emballe pour une Catherine Hiegel toujours plus épatante et émouvante dans le rôle de la vieille femme amnésique et tourmentée.

Allez donc toquer aux portes de la maison de retraite de l’Atelier, pour rire et être ému aux larmes devant le récit qui nous est donné ici. Vous y suivrez le touchant témoignage de ce trio : une mère proche de la fin, un fils pas encore prêt à ce départ et un directeur d’hôpital dépassé par les événements. Un très beau moment de théâtre !

Nathan Aznar

VOTRE MAMAN
À l’affiche du Théâtre de l’Atelier du 19 avril au 6 juillet 2017 (mardi au samedi 19h, dimanche 16h)
Un texte de Jean-Claude Grumberg
Mise en scène : Charles Tordjman
Avec : Catherine Hiegel, Bruno Putzulu, Philippe Fretun et Paul Rias

La traversée d’un noctambule au fol espoir

“La lumière du jour, les ombres de la nuit.” Jean Racine

La nuit intrigue, fascine, inspire, enveloppe, angoisse, et il ne suffit pas d’un petit éloge pour en parler. Gérald Garutti s’est donc inspiré de l’ouvrage d’Ingrid Astier, mais aussi d’une sélection de textes de Baudelaire, Desnos, Pablo Neruda, Edgar Poe, Henri Miller car la nuit est vaste et la langue infinie.

Pierre Richard est seul en scène, débordant d’énergie. Il ne cesse de bouger, s’allonger, courir, mimer, contempler… Il est tour à tour enfant rêveur, conteur d’un soir, aventurier nocturne, farceur funambule. Il incarne en somme ce que nous sommes peut-être tous : des chercheurs de beauté, des mangeurs de rêves, des buveurs d’étoiles.

Petit éloge de la nuit, Pierre Richard, Gérald Garutti, Critique coup de coeur Pianopanier, Théâtre du Rond-Point@ Pauline Maillet 

“Ces jours ne sont jamais que des clartés
douteuses, et toi, la nuit, tu es ma grande lumière sombre.” Charles Péguy

La traversée est poétique, et la marée de mots et d’images abondante. À cette rêverie s’ajoutent des images vidéo projetées en fond de scène avec tantôt Pierre Richard lui-même, contemplatif, tantôt le cosmos étoilé, ou la belle Marie-Agnès Gillot – subtile, évanescente, fugitive – en fantôme féminin nocturne si proche et si insaisissable à la fois.

C’est une histoire de rêves, de fantasmes, de contemplation. On se laisse envahir par la poésie, on prend des chemins de traverse, on imagine l’inexprimable.

Amis rêveurs, il est encore temps d’aller à cette invitation nocturne au théâtre du Rond-Point, vite, vous avez jusqu’au 15 avril.

PETIT ELOGE DE LA NUIT
À l’affiche du Théâtre du Rond-Point à partir du 15 mars au 15 avril 2017 (mardi au samedi 20h30, dimanche 15h30)
Texte : Ingrid Astier
Adaptation et mise en scène : Gérald Garutti
Avec : Pierre Richard

Un Marivaux acidulé qui donne la pêche !

Succès oblige : nous republions ici notre critique d’un spectacle découvert à sa création, et qui depuis, a fait bien du chemin… Entre le Festival d’Avignon 2016 et le Festival d’Avignon 2017, la pièce a connu une très belle saison au Lucernaire. Et à partir du 5 avril, c’est dans le ravissant écrin du Théâtre Michel que l’on peut (re)-découvrir cette version trépidante du Jeu de l’Amour et du Hasard.

La Compagnie La Boîte aux Lettres, née en 2009 de la rencontre de Salomé Villiers, Bertrand Mounier et François Nabot nous propose une mise en scène pop et acidulée qui a su conquérir de nombreux spectateurs.

Rappelons l’argument de départ de la pièce de Marivaux : Silvia accepte difficilement d’être mariée par son père à un inconnu. Pour observer tout à loisir le caractère de ce fameux prétendant, elle endosse le costume de sa suivante Lisette. Péripéties et rebondissements seront au rendez-vous, jusqu’à ce que l’amour finisse par triompher, par jeu et par hasard !…

Le jeu de l'amour et du hasard, Salomé Villiers, Marivaux, Compagnie la Boite aux lettres, Théâtre mIchel, Pianopanier@ Julien Jovelin 

Le parti pris de Salomé Villiers, qui met en scène et interprète le rôle de Silvia était de donner un côté “rock” à la pièce de Marivaux. Ainsi les costumes d’époque sont-ils remplacés par des tenues mode tendance “psychédélique”. De même, la musique nous entraîne du côté des Sonics et des Troggs. L’usage de la vidéo apporte également un petit côté décalé au spectacle.

Mais le plus important reste le texte, la langue de Marivaux n’ayant pas besoin d’être modernisée tant elle demeure contemporaine. Et cette langue est servie par une troupe de comédiens réellement talentueuse. Salomé Villiers campe une Silvia touchante dans son désarroi, Raphaëlle Lemann une Lisette époustouflante de justesse, Philippe Perrussel un Orgon tout en nuances, François Nambot un Dorante séduisant de sincérité, tandis qu’Etienne Launay et Bertrand Mounier rivalisent de drôlerie.
Ensemble, ils nous font rire, nous émeuvent, nous étonnent et nous enchantent.

Le jeu de l'amour et du hasard, Salomé Villiers, Marivaux, Compagnie la Boite aux lettres, Théâtre mIchel, Pianopanier@ Karine Letellier 

Trois raisons d’aller faire un petit tour au Théâtre Michel :

1 – Pour découvrir ou redécouvrir ce texte toujours aussi moderne de Marivaux – sans doute l’une de ses plus belle pièce.
2 – Pour les comédiens réunis par Salomé Villiers, avec mention spéciale “aux filles” : Salomé Villiers et Raphaëlle Lemann sont bourrées de talent.
3 – Rien de tel pour chasser “le spleen du dimanche soir” : testé pour vous, l’effet est garanti, sur les grands et les petits ! Un Marivaux acidulé et bourré de peps, puisqu’on vous le dit !

LE JEU DE L’AMOUR ET DU HASARD
À l’affiche du Théâtre Michel du 5 avril au 6 mai 2017 (21h, et matinée le week-end 16h15)
Une pièce de Marivaux
Mise en scène : Salomé Villiers
Avec : Etienne Launay, Raphaëlle Lemann, Bertrand Mounier, François Nabot, Philippe Perrussel et Salomé Villiers

L’imaginaire au pouvoir

L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre”

Le plus célèbre roman de Boris Vian au théâtre ? L’idée est étonnante et audacieuse. Dans le livre, l’importante place laissée à l’imagination permet de déambuler au milieu de nuages et de pianocktails, en compagnie de Colin, Chloé, Chick, Nicolas et Alize ; la perspective d’une version scénique peut sembler, a priori, peu envisageable.

Et pourtant ! Quelle adaptation que celle de Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps ! On voyage avec entrain et musique au cœur même de la poésie de l’ouvrage, au centre de cet univers futuriste, au sein de cette romance tragique et heureuse, drôle et dramatique. Les omniprésents et entêtants passages musicaux dynamisent et rythment le récit, encore énergisé par le jeu et la complicité des trois comédiens. Maxime Boutéraon est émouvant dans le rôle de l’amant impuissant et désespéré, Antoine Paulin successivement burlesque en Nicolas impassible et fidèle, touchant en Alize amoureuse et attendrissant en Chick passionné de Jean-Sol Partre. Mention spéciale à Roxane Bret, qui présente une hallucinante palette d’émotions : timidité, amour, ivresse, joie… c’est jusqu’au bout que la jeune fille sera forte et gaie.

Je voudrais être amoureux, tu voudrais être amoureux, il voudrait être amoureux…”

Nous suivons donc l’émouvant parcours de quatre personnages hauts en couleur : Colin, Chloé, Chick et Alize. Entre ces protagonistes vont se nouer des liens partant de la plus franche amitié et allant jusqu’à l’amour éperdu et sincère. Comique, dramatique, attristante, amusante, mais surtout ode à la poésie, à l’imaginaire et aux sentiments humains, la surprenante épopée de ces jeunes d’aujourd’hui et de demain constitue sans doute l’un des plus célèbres romans du XXe siècle.

“Je t’aime aussi bien en gros qu’en détail”

Point fort de cette mise en scène : le parti pris de laisser une importante place à la narration et libre cours à l’imagination du public. Aucune des surprenantes inventions de Vian n’est montrée, permettant à notre imaginaire de se développer très facilement, de nous sentir à l’aise au cœur de l’intrigue, de l’amitié et de l’amour caractérisant le texte.

Alors, oui, il faut se ruer au Théâtre de la Huchette, à la rencontre de la poésie, de la mise en scène tellement juste et des comédiens si prometteurs qui vous guideront vers un monde où l’on meurt d’un nénuphar dans la poitrine, où l’on assiste aux discours du célèbre Jean-Sol Partre, où l’on prépare ses boissons avec un pianocktail et où l’on fait son shopping à bord d’un nuage rose. Un monde rempli de musique : un monde où l’imaginaire, l’amour et l’amitié sont définitivement au pouvoir.

Nathan Aznar

L’ECUME DES JOURS
À l’affiche du Théâtre Girasole du 6 au 29 juillet 2018 à 15h10
Adaptation du roman de Boris Vian par Paul Emond
Mise en scène : Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Avec Roxane Bret, Maxime Boutéraon, Antoine Paulin

Abasourdissement poétique, emporté par le rythme des mots

Sombre Rivière va vous couper le souffle avec son rythme et son énergie effrénés. La pièce est faite d’une succession de scènes, sans fondus enchaînés, où la parole galope comme des chevaux déchaînés, qui seront les montures symboliques de l’auteur tout au long du spectacle. L’ensemble est d’une beauté pleine de poésie et d’élégance, où les mots sonnent et claquent dans la justesse de leur agencement, d’où l’on peut dégager deux thèmes principaux : l’identité d’un Arabe Français, avec les sempiternelles questions de droit du sang-droit du sol, endosser l’Histoire de ces ancêtres, se sentir appartenir au peuple minoritaire assassiné par la terre d’accueil et en second thème, les affres de la création, avec tous les problèmes d’éthique, de financement, de système culturel, de délires et de fanatisme qui emportent l’auteur ou le metteur en scène ou ces personnages (c’est toujours le même), et des fantômes qui l’accompagnent.

Sombre Rivière, Nouveau théâtre de Montreuil, MC93, Lazare, Pianopanier@ Jean-Louis Fernandez 

Voilà le point de correspondance duquel Lazare fait émerger ces mondes pour en faire une totalité. Lazare veut embrasser le monde et peint une immense fresque pour nous dire la douleur et l’absurdité de l’égoïsme. Et il y parvient.
Le texte est de bout en bout chanté, faisant intervenir tous les styles de musiques, du cantique au rock jusqu’au rap en passant par la musique tzigane et le folk. Aucune chanson n’est en-dessous, tout serait à garder, avec une égale qualité de textes et de maîtrise musicale et interprétative. Et pourtant, on ne comprend pas toujours les transitions entre chaque scène, tout cela semble un peu fouillis, on ne sait pas toujours qui parle et à qui.

La troupe se filme de temps en temps en direct, obligeant le spectateur à faire un choix entre la chair des comédiens et l’image à l’écran. D’autres images extérieures viendront ponctuer le récit mêlant réalisme et surréalisme.
Surréalisme oui, c’est bien la force de cette pièce pleine d’intelligence, qui tente de tracer des pistes dans ce qui ne va pas, comme un constat pour éclairer notre présent, dont chaque scène tourne, la plupart du temps, à la bouffonnerie et nous fait rire car Lazare n’est pas dupe des réponses, de leur idéalisme ou de leur idéologie. Il préfère la farce et nous amuser. Lazare n’a pas oublié les fondamentaux du théâtre et ne s’en éloigne jamais. Il n’a pas de remède miracle aux maux de la société, il n’a que les mots pour dire ce qui est et ce qui a été, pour montrer les lieux des dangers comme les foyers du terrorisme ou la négation des massacres ou encore l’actuelle montée du repli identitaire.

Sombre Rivière, Nouveau théâtre de Montreuil, MC93, Lazare, Pianopanier

Les comédiens-chanteurs-musiciens-danseurs de la troupe la rue Kétanou sont dignes des plus illustres comédies musicales et déploient, dans un tour de force hallucinant, une énergie portée par le chant et par le jeu et incarnent avec force et puissance l’ensemble des personnages qui défilent sur le plateau.

On pourra reprocher un manque de structure à la pièce qui fait qu’on est parfois perdu et qu’on a un peu de mal à trouver les limites du texte et à circonscrire le discours de fond, mais Lazare nous le dit à plusieurs reprises, à travers son personnage qui est “son double sur scène”, interprété par Julien Villa : il ne comprend pas ce qu’il écrit, alors ce sera au public de trouver un sens à cet ensemble d’une beauté hors du commun.

SOMBRE RIVIERE
Á l’affiche du Nouveau Théâtre de Montreuil – du 29 mars au 6 avril 2017 (20h)
Texte et mise en scène : Lazare
Avec : Anne Baudoux, Laurie Bellanca, Ludmilla Dabo, Julie Héga, Louis Jeffroy, Olivier Leite, Mourad Musset, Véronika Soboljevski et Julien Villa

Amphitryon, ou l’espièglerie baroque

“Le baroque, c’est d’abord le théâtre, ou si l’on préfère c’est, par nature, par essence, la chose du baroque, son mode d’expression cardinale”. Eugène Green

Vous n’aurez jamais entendu Amphitryon de la sorte – en déclamation baroque. Vous avez dit … « déclamation baroque » ? C’est une prononciation d’époque : on roule les r, on prononce “oué” plutôt que “oi”, les « en » se transforment en “a-an”. L’oreille doit s’y habituer mais c’est pour mieux renouveler l’écoute des mots et prêter une meilleure attention aux sens. Tenez-vous bien, la compagnie Oghma redonne au vers et à la parole toute sa sacralité. On redécouvre la puissance des mots et leur musicalité.

Amphitryon, Molière, compagnie Oghma, Theo Théâtre, Pianopanier@ Côme Di Meglio

Le geste baroque qui accompagne la parole, la rend d’autant plus vibrante. Il la souligne, l’explicite, et décuple son sens avec verve et mordant. Le geste y est précis, vif, implacable. C’est tout un texte gestuel, comme un langage dans le langage. Les corps présentent un gracieux maintien, les positions des pieds rappellent celles de la danse classique, les visages peints en blancs et soulignés de noir y sont très expressifs. Un sourcil relevé, un petit doigt replié, une inclinaison de tête prennent soudain toute une ampleur et une signification – grave, drôle, inquiète ou espiègle. Force du détail, beauté de la précision. Voilà une fascinante partition que nous donnent à voir les acteurs d’Oghma.

Amphitryon, Molière, compagnie Oghma, Theo Théâtre, Pianopanier

« J’aime mieux un vice commode qu’une vertu fatigante » Amphitryon

La pièce s’inspire de personnages de la mythologie antique. Amphitryon joue de manière habile sur le motif du double, du miroir et du quiproquo. Sosie, serviteur d’Amphitryon se retrouve magiquement pris au piège face à son double qui apparait devant lui comme par enchantement. Amphitryon subit le même sort et se retrouve lui aussi face à son propre miroir. Le spectateur s’y méprend presque, emporté par la magie du baroque et la malice de Molière. Ce farcesque subterfuge du double souligne finalement à quel point il peut être effrayant de se retrouver face à soi-même… Nous voilà face à la question de l’autre et de son double, le tout dans un contexte “méta-théâtral”.

On rit d’un Sosie drôle et grimaçant roué de coups de bâton – Charles Di Meglio y est malicieux et extrêmement habile – on s’émerveille de la langue de Molière, on admire les costumes faits main, brillants à la lueur des bougies, bref, on se laisse emporter et surprendre, on aime ! Vous pouvez vous plonger dans cet incroyable univers baroque tous les vendredis à 21h et les samedis à 17h15 au Théo Théâtre jusqu’au 29 avril. Viiiite, on vous le rrrrrr-e-comm-a-annnn-de !

Amphitryon, Molière, compagnie Oghma, Theo Théâtre, Pianopanier

AMPHITRYON
Á l’affiche du Theo Théâtre – du 24 février au 29 avril 2017 (vendredi 21h, samedi 17h15)
Une comédie de Molière
Mise en scène : Charles Di Meglio
Avec : Valentin Besson, Joseph de Bony, Ulysse Robin, Pauline Briand, Romaric Olarte, Manuel Weber, Charles Di Meglio

Créole Power

“Il faut chérir les langues, car avec toute langue qui disparaît s’efface à jamais une part d’imaginaire humain.”

Cette mise en garde d’Edouard Glissant résume bien le propos du spectacle conçu par Margaux Eskenazi. Elle-même petite-fille de juifs pieds-noirs et d’immigrés turcs décrit son français comme “troué, contaminé, métissé, créolisé”. Vaste sujet que celui de vouloir illustrer, en quelque sorte, la créolisation telle que la définissait Edouard Glissant : “La créolisation, c’est un métissage d’arts ou de langages qui produit de l’inattendu (…) La créolisation, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité.”

Vaste sujet, donc, que la jeune metteure en scène n’a pas eu peur de prendre à bras le corps, s’appuyant sur des textes d’Edouard Glissant, précisément, mais aussi de Léopold Sedar Senghor, Léon-Gontran Damas, Patrick Chamoiseau et Aimé Césaire. La vie du célèbre poète martiniquais est d’ailleurs le point de départ et le fil conducteur du spectacle. De son enfance à Basse-Pointe à son entrée au prestigieux lycée parisien Louis-le-Grand, de sa rencontre avec Senghor à sa grande amitié avec Damas, ses apparitions en mode interview jalonnent la pièce.

Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre, La Loge, Margaux Eskenazi, Alice Carré, Pianopanier@ Loic Nys

“Voici comment est née la négritude : en réponse à une provocation.”

Mais le projet va bien au-delà d’une simple biographie d’Aimé Césaire. Les cinq comédiens, tous formidables de justesse et d’énergie, nous font voyager du Chicago des années 1830 à l’Exposition coloniale parisienne de 1931 en passant par un plateau de télévision. Cet intermède au cours duquel une présentatrice exaltée (irrésistible Eva Rami) anime un débat entre le trio Césaire/Senghor/Damas et un autre trio d’intellectuels (André Breton, Jean-Paul Sartre, Robert Desnos) déclenche l’hilarité générale.

Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre, La Loge, Margaux Eskenazi, Alice Carré, Pianopanier

“L’Europe se créolise.”

On rit beaucoup, mais on réfléchit, surtout… Et l’on entend la langue si poétique de ces auteurs trop peu souvent mis en lumière.
Une langue encore plus émouvante lorsqu’elle est accompagnée par des morceaux de musique interprétés en live – mention spéciale à  Raphaël Naasz et à ses solos de saxo.
À la fin du spectacle, les comédiens égrennent des dates, et l’on prend conscience, soudain, de la vitesse à laquelle les langues ont franchi les frontières. Le message de Margaux Eskenazi est fort et salutaire : aujourd’hui, en 2017, on a tous en nous une part de créolisation…

Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre, La Loge, Margaux Eskenazi, Alice Carré, Pianopanier

NOUS SOMMES DE CEUX QUI DISENT NON A L’OMBRE
À l’affiche de LA LOGE du 21 au 31 mars 2017
D’après les textes de : Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Léopold Sédar Senior, Langston Hugues, Louis Aragon, Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant, Michèle Lalonde, Léonora Miano, Alice Carré et Margaux Eskenazi
Mise en scène : Margaux Eskenazi
Avec : Armelle Abibou, Yannick Morzelle, Raphaël Naasz, Christophe Ntakabanyura, Eva Rami

L’été meurtrier de Stéphane Braunschweig

À peine le temps de voir couler le sang sur le rideau translucide que celui-ci se lève, nous projetant au beau milieu d’une forêt luxuriante, entre plantes carnivores et lianes géantes. Nous nous trouvons dans le jardin-jungle de Sébastien, le fils de Mrs Violet Venable, mort dans des conditions mystérieuses, tragiques et… soudaines, l’été dernier, lors d’un périple en Europe. Très vite, on oublie la forêt, on l’intègre, on se focalise sur les deux personnages en scène : Mrs Venable et le Docteur Cukrowicz, un jeune neurochirurgien pratiquant la lobotomie. Violet lui demande de soigner sa nièce Catherine, qu’elle a fait interner pour démence à son retour de Cabeza de Lobo, l’endroit où est mort Sébastien… Car Catherine était du voyage, son cousin lui avait demandé de l’accompagner…

Soudain l'été dernier, Tennessee Williams, Stéphane Braunschweig, Odéon Théâtre de l'Europe, Pianopanier, @ Thierry Depagne

“Peut-on haïr quelqu’un et demeurer sain d’esprit ?”

Soudain, Catherine apparaît, bientôt rejointe par son frère et sa mère qui tentent de la dissuader de “répéter cette histoire à Tante Violet.”
Mais le Docteur Cukrowicz est justement là pour écouter cette histoire et tenter d’y trouver des réponses… Catherine est-elle réellement folle ? Comment Sébastien est-il mort  ? Qui était-il exactement ? Quels rapports entretenait-il avec sa mère ? Pourquoi Violet tient-elle tant à faire lobotomiser sa nièce, à la faire taire à tout jamais ? Et surtout, que s’est-il passé à Cabeza de Lobo ?
Pas à pas, le neurologue parviendra à faire émerger le refoulé de Catherine, jusqu’à une scène finale aux allures de thriller psychologique.

Soudain l'été dernier, Tennessee Williams, Stéphane Braunschweig, Odéon Théâtre de l'Europe, Pianopanier,

“Soudain, l’hiver dernier, je me suis mise à écrire mon journal à la troisième personne.”

Première mise en scène à l’Odéon qu’il dirige depuis un peu plus d’un an, première fois qu’il s’attaque à Tennessee Williams : Stéphane Braunschweig nous offre un spectacle magistral, inquiétant, oppressant… totalement réussi.
Sa très belle scénographie, quasi “organique”, fait écho au récit perturbé, effrayant de Catherine.

Mais c’est assurément l’interprétation des deux comédiennes qui fait tendre le spectateur vers le trouble, le malaise, l’angoisse. En mère vampirisante, qui idolâtrait et martyrisait son homosexuel refoulé de fils, Luce Mouchel est exceptionnelle : dure, impitoyable, cassante, haineuse. Dans cette confrontation, elle joue sa propre existence, et l’on imagine bien qu’elle ne survivra pas au dénouement de cette histoire.
Face à elle, fragile et complexe, Marie Rémond est une bouleversante Catherine. C’est elle que l’on suit de bout en bout, suspendu à ses lèvres, à ses démons, à ses psychoses… Le point final posé par Jean-Baptiste Anoumon (parfait dans le rôle du médecin) renvoie les protagonistes – et les spectateurs – à leurs propres fantasmes. Rien n’est résolu, aucune réponse formelle, en-dehors de celle-ci : pour son premier coup à l’Odéon, Stéphane Braunschweig a frappé fort.

SOUDAIN L’ETE DERNIER
À l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 14 avril puis en tournée (25-29 avril : Théâtre du Gymnase, Marseille – 11-14 mai : Piccolo Theatro, Milan)
Texte : Tennessee Williams
Mise en scène : Stéphane Braunschweig
Avec : Jean-Baptiste Anoumon, Océane Cairaty, Virginie Colemyn, Boutaïna El Fekkak, Glenn Marausse, Luce Mouchel, Marie Rémond