Comme une pierre qui…rock!

Vendredi 2 juin 2017 – 18h30 – Studio-Théâtre, Paris Ier.
Mercredi 16 juin 1965 – début de matinée – Studio A de Columbia Records, New-York City.
Grâce au talent de Marie Rémond et Sébastien Pouderoux, le spectateur vient de faire un saut dans le temps et l’espace. Al Kooper (Christophe Montenez) se trouve à moins d’un mètre de nous. Oeil hagard, teint blafard, l’un des benjamins de la troupe communique son angoisse et son stress, confirmant ici l’étendue de son talent. Il patiente depuis bien longtemps, semble-t-il, tellement désireux de faire partie de l’aventure. Tout comme lui, nous allons avoir la chance de rencontrer… Bob Dylan “himself”.

Comme une pierre qui... Comme une pierre qui... Comédie-Française@Simon Gosselin

Face à Al Kooper, Mike Bloomfield (Stéphane Varupenne) paraît tellement sûr de lui, tellement pro déjà, tellement “dans son élément”. Tellement capable, surtout, d’échanger avec Sébastien Pouderoux qui campe un Bob Dylan totalement autiste.
En plus de ces trois acteurs, Marie Rémond a fait appel à Gabriel Tur et Hugues Duchêne, tous deux passés par l’Académie de la Comédie-Française. L’un à la batterie et l’autre au clavier parachèvent l’harmonie du groupe, tant d’un point de vue scénique que musical. Tous les cinq sont coachés de la régie par le producteur Tom Wilson (Gilles David), autre ressort comique du spectacle. Car on rit beaucoup, en visionnant cette session d’enregistrement. Et au final, on regrette que la pièce ne dure qu’une heure : on aurait aimé qu’elle soit proportionnellement aussi longue que le tube qu’elle nous fait revisiter…

Ne ratez pas l’occasion de découvrir cet éphémère “Studio-Théâtre d’enregistrement” :

1 – Après les succès amplement mérités d’André et Vers Wanda, Marie Rémond s’attaque avec brio à une autre figure de son panthéon personnel.
2 – Les comédiens sont parfaits, aussi bien sur scène que derrière leurs instruments.
3 –  N’hésitez plus : venez découvrir le “coup de théâtre : Al Kooper” dont parle Marie Rémond…

COMME UNE PIERRE QUI…
À l’affiche du Studio-Théâtre de la Comédie-Française du 25 mai au 2 juillet (mercredi au dimanche, 18h30)
D’après le roman de Greil Marcus
Adaptation et mise en scène : Marie Rémond et Sébastien Pouderoux
Avec : Gilles David, Stéphane Varupenne, Sébastien Pouderoux, Christophe Montenez, Gabriel Tur et Hugues Duchêne

Vive Marie, la féministe

Faire parler Marie, la mère de Dieu. Faire parler celle qui, dans l’imaginaire collectif, jamais ne souffle mot. La faire parler longtemps, doucement, puis violemment, bruyamment puis calmement de nouveau. L’entendre nous saoûler de paroles sur son fils. Et la découvrir, la redécouvrir. Réaliser enfin, après tout ce temps, que Marie était peut-être la mère de Dieu, mais d’abord et surtout la mère d’un enfant. Une mère identique à toutes les mères du monde. Une mère en mal de celui qu’elle n’arrive même plus à nommer, parti sur la route avec “une bande de désaxés”. Une mère qui a connu la pire des tragédies : celle d’assister, impuissante, à la lente agonie de son enfant…

Pour incarner cette mère-là, cette femme-là, Deborah Warner a choisi l’une des comédiennes les plus inouïes, l’une de celles qui font de n’importe quel spectacle un moment de pure beauté et de grâce incomparable.

Le Testament de Marie, Odéon-Théâtre de l'Europe, Colm Toibin, Dominique Blanc, Deborah Warner, critique Pianopanier

« Mon fils a réuni autour de lui une bande de désaxés qui n’étaient que des enfants comme lui…»

Seule sur le plateau, immobile, vêtue comme l’une de ces icônes représentant la Vierge Marie, avec en arrière-fond des dizaines et des dizaines de bougies telles qu’on les croise dans les églises, Dominique Blanc apparaît. La pièce n’a pas encore démarré que déjà elle nous attire, nous intrigue, nous hante, nous trouble. Magnétique, envoûtante, énigmatique : elle flotte ici et maintenant… Noir, changement de décor. La voici à terre, jean et chemise. Elle se relève, et se met à parler. Enfin… À nous raconter. Le voyage durera à peine une heure trente. Toute une vie. Une vie de misère à attendre ce fils prodige, ce soi-disant “fils de Dieu” (l’ahurissement que provoque cette affirmation sur Marie/Dominique…).

Le Testament de Marie, Odéon-Théâtre de l'Europe, Colm Toibin, Dominique Blanc, Deborah Warner, critique Pianopanier

« Vous affirmez qu’il a sauvé le monde, mais moi je vais vous dire ce qu’il en est. Cela n’en valait pas la peine. Cela n’en valait pas la peine.»

La scénographie est d’une élégante sobriété, l’immense plateau de l’Odéon pour une immense comédienne. Quelques objets : des chaises, une table pliante, des seaux, une bassine, une cage, une échelle, un tronc d’arbre sorti de terre, déraciné, comme suspendu dans les airs… De Nazareth à Ephèse en passant par Jérusalem, on retrace avec cette femme un parcours qui résonne plus ou moins en chacun de nous, mais dont on a forcément déjà reçu quelques bribes : la résurrection de Lazare, les Noces de Cana, le calvaire du chemin de croix…

Toute cette histoire que l’on a intégrée, plus ou moins consciemment, on la découvre sous un jour nouveau. Tout à coup, par la magie du théâtre, on entend pour la première fois la voix de Marie. Mère de Dieu, peut-être, qu’importe. Mère tout simplement, femme et féministe avant l’heure. Alleluia !

 

Le Testament de Marie, de Colm Toíbín, m.e.s. Deborah Warner, avec Dominique Blanc - Théâtre de l'Odéon-Europe - © Carole Bellaïche@Carole Bellaïche

LE TESTAMENT DE MARIE
À l’affiche de l’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 3 juin
Une pièce de Colm Toibin
Mise en scène Déborah Warner
avec Dominique Blanc de la Comédie-Française

photos @Ruth Walz

2666 … cœur soulevé, cœur léché !

Au départ, 2666 est un roman fleuve de 1350 pages, considéré comme l’un des premiers chefs d’œuvre du 21è siècle. Par Roberto Bolano, auteur chilien, mort brutalement avant sa parution, le foie, les douleurs … un roman inachevé dit-on ! Le 2 c’est pour le 2è millénaire et 666 pour le chiffre du mal.

La montée du nazisme dans les années 30, l’Europe, la littérature, les meurtres de femmes par dizaines dans le Mexique de la fin des années 90, inexpliqués et impunis… mais quels peuvent être leurs liens?

“C’est plus facile de partir faire la guerre, que d’arrêter de fumer”.

Aller voir un spectacle de 11h c’est déjà un défi en soi, une quasi épreuve sportive. Le genre de truc qu’on ne fait pas tous les jours. Mais le monter, rendez-vous compte!! Julien Gosselin et ses fidèles de la troupe “Si vous pouviez Lécher Mon Coeur” l’ont fait.
Ce n’est pas un spectacle comme les autres, évidemment. Difficile de le raconter. Il se vit plutôt, il se ressent, il faut se laisser pénétrer par le rythme, les images, les voix, les basses, l’histoire, les histoires… et recommencer. Alors voici mes notes, en vrac, en pulsion, en émotion, sans filet, prises pendant les pauses (ça vous rassure un peu si je vous dis qu’il y en a 4 ?).

2666, Roberto Bolano, Julien Gosselin, Pianopanier@ Julien Gosselin 

Débordé par les émotions… La musique est omniprésente, forte, elle me pénètre. Le temps défile à un autre rythme. Je ne vois pas les heures passer. Entracte. Envie que ça recommence. Happé par l’histoire, par les histoires. 5 différentes, mais toutes liées les unes aux autres… ou pas! Quelle Puissance, quelle intensité ! Un rouleau compresseur qui te passe sur le corps, cette mise en scène. Elle me fait fondre en larmes Noémie Gantier. Déjà elle est classe, mais quand elle s’avance devant la scène, là à la fin de la Partie 1, elle explose, tout tremble, je tremble. Transe – le mal est partout – l’amour n’est pas loin. Des hommes donc de la violence, de la violence donc des hommes. Jouissif. Explosion d’émotions. Je bouge avec les boites, je suis à Londres, à Barcelone, au Mexique, en Roumanie. Propulsé dans la mise en scène.

Fasciné par cette épopée du mal – jeu hors du commun, hors limites. Jouer jusqu’à l’épuisement. La violence des hommes, la narrer jusqu’à l’overdose. La littérature pour les sauver?
20è siècle, siècle du mal. Et si l’on n’avait encore rien vu? Faudra que je pense à réviser mes superlatifs. J’ai trouvé ma drogue, mes excès, ma sève. Moderne, physique, violent, percutant, magistral, sexuel, textuel, puissance des images, force des personnages, rythme oppressant, les voix, ma voix, le texte encore, on pense, on voyage, on s’émeut…et ça recommence ! Du son, du sens, du sensationnel. Du profond, du parfait, du puissant.

2666, Roberto Bolano, Julien Gosselin, Pianopanier

Fatigué ? Même pas en rêve !
Ça claque, ça déchire, j’en ai chialé, pris plein le cerveau, les yeux, les tripes, l’ADN, de ce spectacle… c’est une révélation! Et en plus, ça parle français, anglais, espagnol, allemand ! Quel bonheur.

Ça y est, vous me comprenez un peu maintenant?

Ils me soulèvent le cœur … laissez moi lécher le vôtre.

2666
Un texte de Roberto Bolano
Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin / Cie Si vous pouviez lécher mon cœur
Avec : Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Tiphaine Raffier
Dates de tournée de 2666 ici

Voltaire – Rousseau : une dispute mémorable entre deux titans des Lumières

Le texte, la mise en scène et le jeu des comédiens contribuent à faire d’une joute intellectuelle entre ces deux géants des Lumières que furent Voltaire et Rousseau, un réel succès. Les thèmes abordés et les convictions défendues par nos deux protagonistes sont d’une étonnante actualité.

Jean-François Prévand  imagine que Jean-Jacques Rousseau, banni de la République de Genève pour abandon de ses cinq enfants, soupçonne l’auteur de Candide d’être à l’origine du pamphlet qui révèle ce forfait. Cette intrusion de Rousseau au domicile de Voltaire donne lieu à une dispute philosophique au cours de laquelle tous les thèmes chers à nos deux “filousophes” sont débattus. Durant un peu plus d’une heure, on peut apprécier l’esprit révolutionnaire et la force de leurs opinions, contradictoires bien souvent, mais tellement complémentaires.

Tout ou presque est abordé au cours de cette discussion âpre et passionnée : les religions, la musique, le théâtre, l’éducation, les femmes, la  liberté, l’égalité, la tolérance… On apprécie à sa juste valeur l’esprit aigu et caustique de Voltaire interprété avec brio par Jean-Paul Farré et l’on ne peut s’empêcher de compatir aux souffrances physiques et psychiques de Rousseau que Jean-Luc Moreau campe à merveille. Leurs contemporains encyclopédistes Diderot et d’Alembert sont évoqués, et chacun les tire à soi.

Voltaire est tel qu’on se le représente : toujours vif, nerveux, méchant, drôle. Jean-François Prévand rend justice à Rousseau en lui faisant dire que l’état de nature tant raillé par Voltaire n’est qu’une hypothèse et que l’abandon de ses enfants peut se justifier sans ridiculiser et anéantir pour autant son précis d’éducation “L’Émile”.
La mise en scène, simple mais enlevée, colle au texte et les acteurs, chacun dans son rôle, sont très convaincants : Voltaire allègre, brillant et ironique, Rousseau atrabilaire, malade, un brin paranoïaque.

Lorsqu’on a assisté à ce spectacle, on a envie de fréquenter durant un moment encore ces grands écrivains philosophes en ouvrant Candide et Zadig, le Contrat social et l’Emile, pour mieux les comprendre et les apprécier.
Cette pièce nous ravit aujourd’hui tout comme elle avait ravi lors de sa création en 1991, tant les problèmes abordés sont toujours d’actualité…

À ne pas manquer, donc, surtout par les temps qui courent !

Marie-Christine Fasquelle

Voltaire-Rousseau
Á l’affiche du Théâtre de Poche Montparnasse du 21 mars au 1er juillet 2017 (mardi au samedi 19h)
Un texte de Jean-François Prévand
Adaptation et mise en scène : Jean-Luc Moreau et Jean-François Prévand
Avec : Jean-Luc Moreau (ou Jean-Jacques Moreau en alternance) et Jean-Paul Farré

Songes et Métamorphoses : promesses tenues !

Le titre nous annonce “Songes et Métamorphoses”, on aura songes et métamorphoses.
Guillaume Vincent a l’amour du théâtre et le démontre ici puissance 10. Les acteurs joueront des rôles de comédiens ; l’espace offert aux yeux des spectateurs se clôt de larges lambris blonds : ce bois clair nous permettra d’être avec autant de facilité et d’évidence dans une salle de classe, une salle de bal, une forêt, ou sur des tréteaux élisabéthains ; et le plateau est nu pour pouvoir laisser la place à d’autres scènes, mobiles, qui apparaîtront ou disparaîtront au gré des mises en abymes. Car c’est ici un théâtre qui joue au théâtre : s’en amuse, s’en joue – du théâtre qui se déguise en théâtre, le représente, l’utilise, le détourne, l’interroge.

Le prologue chanté aux belles voix profondes d’Estelle Meyer et Candice Bouchet impose dès le noir fait une envoûtante atmosphère onirique et baroque : éclairage des bougies et préciosité des chants… atmosphère raffinée déjouée avec malice par le décor peint qu’on distingue en arrière-plan, une forêt gaie, pimpante et colorée. Le ton est donné, le beau et le ludique se tiennent par la main.

 

Songes et Métamorphoses, création de Guillaume Vincent d'après Ovide et Shakespeare, photo Elizabeth Carecchio

 

« Un petit sentiment de liberté »

Les chanteurs se dispersent, le podium de papier crépon et de carton-pâte s’avance, des enfants s’y placent… pour une fraîche autant que précise représentation du mythe de Narcisse. La nymphe Echo est amoureuse, le charmant Narcisse aussi, mais c’est de lui-même, tout cela finira mal comme il se doit, et les parents d’élèves venus assistés au spectacle de leurs bambins hésitent entre fierté devant la prestation des petits prodiges et perplexité devant le choix du texte… L’instituteur (Gérard Watkins) pour les mettre au clair avec le monde fantasque et terrifiant d’Ovide nous annonce les cruautés et bizarreries à venir… Du spectacle de fin d’années des mômes, on va passer au club théâtre des lycéens, puis au club d’adultes amateurs, puis à la troupe professionnelle. Les lycéennes, interprétées avec vivacité par Elsa Agnès et Elsa Guedj, se collètent , entre rébellion et goût de l’escapade, à l’histoire d’amour homosexuelle entre Iphis et Ianthé, puis, intégrant à leur aventure deux camarades amicaux (Hector Manuel, Makita Samba, sincères, alertes), à « Myrrha » – une fille amoureuse de son père, qui, l’inceste consommé à l’insu du paternel, enceinte, rongée, réclamera l’intervention des dieux « Dieux, bannissez-moi des deux royaumes, faites que me soient interdits la vie et la mort » et  finira transformée en arbre. Occasions pour ces grands ado de régler quelques comptes avec l’autorité professorale et parentale, d’élargir leurs territoires d’expression. « Un petit sentiment de liberté », disent trouver ces lycéens dans leur local de répèt ; petit sentiment de liberté nécessaire pour pouvoir continuer de jouer comme des enfants, et commencer à s’imposer comme des adultes. Occasion pour Guillaume Vincent, par la voix de Gérard Watkins, d’instituteur devenu prof de lettres et meneur du club théâtre, de rappeller que « Le théâtre est un champ de forces très petit, mais où se joue toute l’histoire de la société, et qui, malgré son exiguïté, sert de modèle à la vie des gens », dixit Antoine Vitez

 

Songes et Métamorphoses, création de Guillaume Vincent d'après Ovide et Shakespeare, photo Elizabeth Carecchio

 

On gardera précieusement en mémoire une gracieuse et étonnante pépite, l’image qui clôt la narration du mythe d’Hermaphrodite. Puisque le théâtre est le lieu du songe et des métamorphoses, l’espace de tous les possibles ; puisque sur un plateau, ce n’est pas la réalité qui se passe, mais que toutes les vérités peuvent  y naître…  on gravera aussi  l’instant plein de délicatesse où Alexandre Michel traduit les paroles d’ « Eleanor Ridgby » des Beatles, ah look at all the lonely people « c’est tout simple, et pourtant ça me donne envie de pleurer », ou ce Pygmalion en jogging se rêvant une poupée de silicone en femme parfaite, d’une mélancolie sans fond.

« Moi j’croyais que le théâtre c’était le lieu de la transposition… »

Les comédiens se glissent maintenant dans la peau d’acteurs qui portent leur propre nom, au sein d’une troupe en pleine création, la spirale du théâtre dans le théâtre est de plus en plus serrée ! Le thème de travail : « jouer quelqu’un de sa famille »… l’instituteur-prof de lettres devient Gérard Watkins et se remémore le moment où son grand-père l’a emmené voir à Londres « Le Songe d’une nuit d’été » par La Royal Shakespeare Company, quelques répliques de Puck lui reviennent, en anglais… Emilie Incerti Formentini se dresse, rétive « c’est quoi, c’est le terrorisme de la vérité vraie ? moi j’croyais que le théâtre c’était le lieu de la transposition »,  elle évoque son projet, rapporter la parole d’une femme de ménage qu’elle a rencontré « à l’occasion de la résidence à Reims », en costume « d’époque », pour offrir un décalage et un bel écrin à cette parole. Kyoko Takenaka s’engouffre dans la brèche, fustige le carcan de sa couleur de peau et revendique de pouvoir jouer la sœur d’Emilie…  La scène mobile se rapproche à nouveau, Emilie, présence ample et jeu intense, majestueuse en robe renaissance de velours noir, apparaît dans un décor d’appart moderne, noir mat. Monologue, les souvenirs de la femme de ménage rémoise, ses rêves, ses échecs, les enfants arrivés trop tôt, les années à se prendre des coups. Une clope allumée, confidences d’une voix râpeuse. Quelques notes de piano, la rude vie de cette femme va se superposer à celle de Procné, celle qui se vengera cruellement de son mari qui violé sa sœur (interprétée par Kyoko, comme promis).

L’instituteur nous avait prévenu : une donzelle se promène cul nu, une amoureuse incestueuse est transformée en arbre, un homme et une femme ne font plus qu’un, une femme cuisine ses enfants et les fait manger à son mari… Tout était dit, mais rien n’était attendu car Guillaume Vincent et sa troupe volubile et talentueuse ont le sens du théâtre, celui qui invente des mondes, et qui laisse aussi sa part d’invention au spectateur.

« Le théâtre, c’est un grand oui ! »

« Le Songe d’une nuit d’été » arrive en continuité, comme la mise à l’épreuve de toutes ses questions, tous ses chemins de théâtre empruntés plus tôt. On pourra peut-être le trouver presque un peu sage après les folles « Métamorphoses ». Pourtant, Guillaume Vincent veille à ne pas laisser les choses rentrer dans l’ordre ! Titania et Obéron sont interprétés par les deux chanteuses, toutes deux grandes, flamboyantes, Obéron, en verte robe de soirée actuelle, souliers rouges, a la prestance nécessaire pour pouvoir être appelée « monseigneur », Titania fastueuse en robe de velours Renaissance. C’est la course effrénée des amoureux, des amants, des aimés, de ceux qui n’aiment pas, dans la forêt traversée de musique (de Métamorphoses en Songes, de Purcell en techno, de Beatles en Britten…). Quelques gouttes d’élixir dispensées à mauvais escient par un Puck facétieux, la ronde des désirs et sentiments s’embrouille à foison… C’est Gérard Watkins qui, après avoir été le guide en théâtre bienveillant et attentif des « Métamorphoses », donne là sa légèreté et son œil rieur à ce Puck bouffon, cette fois guide fantasque, guide en errance, insaisissable, sans cesse mobile, souple.

 

Songes et Métamorphoses, création de Guillaume Vincent d'après Ovide et Shakespeare, photo Elizabeth Carecchio

 

« Le théâtre c’est un grand oui, un grand oui à la vie, à l’amour, à l’humour ! » s’enflamme la metteur en scène des artisans pour stimuler ses troupes. On s’amuse de sa fougue, et on applaudit à cette belle et tonique profession de foi !
Les frontières sont brisées, les hommes croisent le monde des fées. Titania s’amourache d’un menuisier métamorphosé en âne… Les nobles au fil de la nuit sont de plus en plus crasseux, loqueteux ; la délaissée Elena se retrouve enlacée et chérie par deux jeunes hommes et croit être raillée par les deux… c’est le désordre général ! Les paillettes tombent en pluie, bien sûr pour une fête techno enivrée, mais aussi, plus tard dans la nuit, moins joyeusement, pour troubler la quiétude, et faire l’air crépitant, couvrant le sol d’un tapis de feuilles mortes scintillantes. Brumes, ombres, feux follets, bruissements étranges, mélodies, onomatopées, sorts et potions magiques… à l’aurore, l’heure où le jour et la nuit ne sont pas encore séparées, les jeunes nobles quittent la forêt et ses sortilèges à l’état de semi-zombies, hagards, déboussolés. Heureusement, tout va finir par une pièce de théâtre… ! d’Ovide, la boucle est bouclée.

Le spectateur sort de ces quatre heures de spectacle peut-être tout aussi désorienté que ces personnages ensorcelés qui peinent à démêler le rêve de la réalité, mais Guillaume Vincent n’est pas un petit Puck distrait et moqueur, ce n’est pas pour endormir ses victimes qu’il distille ses philtres enchanteurs mais pour les tenir éveillées ! et leur donner à goûter les riches sucs de l’art du théâtre, la liqueur parfois amère, mais toujours vitale, de la pulsion d’aimer,  et les saveurs innombrables d’une humanité aux multiples formes.

 

SONGES ET METAMORPHOSES
À l’affiche du Théâtre de l’Odéon-Berthier jusqu’au 20 mai
Une création de Guillaume Vincent
d’après Ovide et Shakespeare
avec Elsa Agnès, Paul-Marie Barbier, Candice Bouchet puis Jeanne Cherhal, Lucie Ben Bâta, Emilie Incerti Formentini, Elsa Guedj, Florence Janas, Hector Manuel, Estelle Meyer, Alexandre Michel, Philippe Orivel, Makita Samba, Kyoko Takenaka, Charles Van de Vyver, Gérard Watkins, Charles-Henri Wolff

photos @Elizabeth Carecchio

Dans les limbes de la mémoire

Il est actuellement possible, au Théâtre de l’Atelier, de devenir les visiteurs d’une banale maison de retraite. C’est dans ce lieu si particulier que l’on rencontre Jean Butterflam, qui chaque jour rend visite à sa mère hospitalisée. Si elle se souvient parfois de son identité, sa mémoire défaillante peine plus souvent à le reconnaître. Les rencontres cocasses avec le directeur, les discussions insensées entre les principaux protagonistes et les dérapages de la vieille femme ne sont que les étapes d’un dénouement qui s’avérera plus inattendu que prévu…

Le texte de Grumberg, célèbre pour ses nombreux récits témoignant de la Shoah et de l’Holocauste, est à la fois fort et amusant. L’auteur livre ici une pièce qui touche tant par l’amnésie de la mère que par son passé de fugitive orpheline, glissant par endroits de subtils indices qui s’emboitent au cours du récit pour révéler une tragique conclusion.

Mon fils a dit qu’il passerait s’il trouve le temps de venir voir sa maman. Je veux pas le louper, il vient si rarement.

La mise en scène sobre et tout en subtilité de Charles Tordjman nous plonge dans l’atmosphère épurée de cette maison et de son jardin. On y croise la douleur de Jean face à sa mère qui le confond avec le directeur, lui-même désemparé devant les coups de tête et de parapluie de Mme Butterflam. Et puis surtout, s’appuyant sur ce texte limpide, Tordjman nous fait comprendre les souvenirs qui hantent la vieille femme, et son désir de retrouver sa propre mère, perdue, comme elle, de longues années plus tôt.

Ah, une journée comme ça, je n’en souhaite même pas à la concurrence.

Le jeu des comédiens, en écho à la mise en scène claire et précise, parachève l’ensemble. Entre un Bruno Putzulu attachant et un Philippe Fretun drôle et apitoyant, on s’emballe pour une Catherine Hiegel toujours plus épatante et émouvante dans le rôle de la vieille femme amnésique et tourmentée.

Allez donc toquer aux portes de la maison de retraite de l’Atelier, pour rire et être ému aux larmes devant le récit qui nous est donné ici. Vous y suivrez le touchant témoignage de ce trio : une mère proche de la fin, un fils pas encore prêt à ce départ et un directeur d’hôpital dépassé par les événements. Un très beau moment de théâtre !

Nathan Aznar

VOTRE MAMAN
À l’affiche du Théâtre de l’Atelier du 19 avril au 6 juillet 2017 (mardi au samedi 19h, dimanche 16h)
Un texte de Jean-Claude Grumberg
Mise en scène : Charles Tordjman
Avec : Catherine Hiegel, Bruno Putzulu, Philippe Fretun et Paul Rias

L’imaginaire au pouvoir

L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre”

Le plus célèbre roman de Boris Vian au théâtre ? L’idée est étonnante et audacieuse. Dans le livre, l’importante place laissée à l’imagination permet de déambuler au milieu de nuages et de pianocktails, en compagnie de Colin, Chloé, Chick, Nicolas et Alize ; la perspective d’une version scénique peut sembler, a priori, peu envisageable.

Et pourtant ! Quelle adaptation que celle de Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps ! On voyage avec entrain et musique au cœur même de la poésie de l’ouvrage, au centre de cet univers futuriste, au sein de cette romance tragique et heureuse, drôle et dramatique. Les omniprésents et entêtants passages musicaux dynamisent et rythment le récit, encore énergisé par le jeu et la complicité des trois comédiens. Maxime Boutéraon est émouvant dans le rôle de l’amant impuissant et désespéré, Antoine Paulin successivement burlesque en Nicolas impassible et fidèle, touchant en Alize amoureuse et attendrissant en Chick passionné de Jean-Sol Partre. Mention spéciale à Roxane Bret, qui présente une hallucinante palette d’émotions : timidité, amour, ivresse, joie… c’est jusqu’au bout que la jeune fille sera forte et gaie.

Je voudrais être amoureux, tu voudrais être amoureux, il voudrait être amoureux…”

Nous suivons donc l’émouvant parcours de quatre personnages hauts en couleur : Colin, Chloé, Chick et Alize. Entre ces protagonistes vont se nouer des liens partant de la plus franche amitié et allant jusqu’à l’amour éperdu et sincère. Comique, dramatique, attristante, amusante, mais surtout ode à la poésie, à l’imaginaire et aux sentiments humains, la surprenante épopée de ces jeunes d’aujourd’hui et de demain constitue sans doute l’un des plus célèbres romans du XXe siècle.

“Je t’aime aussi bien en gros qu’en détail”

Point fort de cette mise en scène : le parti pris de laisser une importante place à la narration et libre cours à l’imagination du public. Aucune des surprenantes inventions de Vian n’est montrée, permettant à notre imaginaire de se développer très facilement, de nous sentir à l’aise au cœur de l’intrigue, de l’amitié et de l’amour caractérisant le texte.

Alors, oui, il faut se ruer au Théâtre de la Huchette, à la rencontre de la poésie, de la mise en scène tellement juste et des comédiens si prometteurs qui vous guideront vers un monde où l’on meurt d’un nénuphar dans la poitrine, où l’on assiste aux discours du célèbre Jean-Sol Partre, où l’on prépare ses boissons avec un pianocktail et où l’on fait son shopping à bord d’un nuage rose. Un monde rempli de musique : un monde où l’imaginaire, l’amour et l’amitié sont définitivement au pouvoir.

Nathan Aznar

L’ECUME DES JOURS
À l’affiche du Théâtre Girasole du 6 au 29 juillet 2018 à 15h10
Adaptation du roman de Boris Vian par Paul Emond
Mise en scène : Sandrine Molaro et Gilles-Vincent Kapps
Avec Roxane Bret, Maxime Boutéraon, Antoine Paulin

Abasourdissement poétique, emporté par le rythme des mots

Sombre Rivière va vous couper le souffle avec son rythme et son énergie effrénés. La pièce est faite d’une succession de scènes, sans fondus enchaînés, où la parole galope comme des chevaux déchaînés, qui seront les montures symboliques de l’auteur tout au long du spectacle. L’ensemble est d’une beauté pleine de poésie et d’élégance, où les mots sonnent et claquent dans la justesse de leur agencement, d’où l’on peut dégager deux thèmes principaux : l’identité d’un Arabe Français, avec les sempiternelles questions de droit du sang-droit du sol, endosser l’Histoire de ces ancêtres, se sentir appartenir au peuple minoritaire assassiné par la terre d’accueil et en second thème, les affres de la création, avec tous les problèmes d’éthique, de financement, de système culturel, de délires et de fanatisme qui emportent l’auteur ou le metteur en scène ou ces personnages (c’est toujours le même), et des fantômes qui l’accompagnent.

Sombre Rivière, Nouveau théâtre de Montreuil, MC93, Lazare, Pianopanier@ Jean-Louis Fernandez 

Voilà le point de correspondance duquel Lazare fait émerger ces mondes pour en faire une totalité. Lazare veut embrasser le monde et peint une immense fresque pour nous dire la douleur et l’absurdité de l’égoïsme. Et il y parvient.
Le texte est de bout en bout chanté, faisant intervenir tous les styles de musiques, du cantique au rock jusqu’au rap en passant par la musique tzigane et le folk. Aucune chanson n’est en-dessous, tout serait à garder, avec une égale qualité de textes et de maîtrise musicale et interprétative. Et pourtant, on ne comprend pas toujours les transitions entre chaque scène, tout cela semble un peu fouillis, on ne sait pas toujours qui parle et à qui.

La troupe se filme de temps en temps en direct, obligeant le spectateur à faire un choix entre la chair des comédiens et l’image à l’écran. D’autres images extérieures viendront ponctuer le récit mêlant réalisme et surréalisme.
Surréalisme oui, c’est bien la force de cette pièce pleine d’intelligence, qui tente de tracer des pistes dans ce qui ne va pas, comme un constat pour éclairer notre présent, dont chaque scène tourne, la plupart du temps, à la bouffonnerie et nous fait rire car Lazare n’est pas dupe des réponses, de leur idéalisme ou de leur idéologie. Il préfère la farce et nous amuser. Lazare n’a pas oublié les fondamentaux du théâtre et ne s’en éloigne jamais. Il n’a pas de remède miracle aux maux de la société, il n’a que les mots pour dire ce qui est et ce qui a été, pour montrer les lieux des dangers comme les foyers du terrorisme ou la négation des massacres ou encore l’actuelle montée du repli identitaire.

Sombre Rivière, Nouveau théâtre de Montreuil, MC93, Lazare, Pianopanier

Les comédiens-chanteurs-musiciens-danseurs de la troupe la rue Kétanou sont dignes des plus illustres comédies musicales et déploient, dans un tour de force hallucinant, une énergie portée par le chant et par le jeu et incarnent avec force et puissance l’ensemble des personnages qui défilent sur le plateau.

On pourra reprocher un manque de structure à la pièce qui fait qu’on est parfois perdu et qu’on a un peu de mal à trouver les limites du texte et à circonscrire le discours de fond, mais Lazare nous le dit à plusieurs reprises, à travers son personnage qui est “son double sur scène”, interprété par Julien Villa : il ne comprend pas ce qu’il écrit, alors ce sera au public de trouver un sens à cet ensemble d’une beauté hors du commun.

SOMBRE RIVIERE
Á l’affiche du Nouveau Théâtre de Montreuil – du 29 mars au 6 avril 2017 (20h)
Texte et mise en scène : Lazare
Avec : Anne Baudoux, Laurie Bellanca, Ludmilla Dabo, Julie Héga, Louis Jeffroy, Olivier Leite, Mourad Musset, Véronika Soboljevski et Julien Villa

Créole Power

“Il faut chérir les langues, car avec toute langue qui disparaît s’efface à jamais une part d’imaginaire humain.”

Cette mise en garde d’Edouard Glissant résume bien le propos du spectacle conçu par Margaux Eskenazi. Elle-même petite-fille de juifs pieds-noirs et d’immigrés turcs décrit son français comme “troué, contaminé, métissé, créolisé”. Vaste sujet que celui de vouloir illustrer, en quelque sorte, la créolisation telle que la définissait Edouard Glissant : “La créolisation, c’est un métissage d’arts ou de langages qui produit de l’inattendu (…) La créolisation, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité.”

Vaste sujet, donc, que la jeune metteure en scène n’a pas eu peur de prendre à bras le corps, s’appuyant sur des textes d’Edouard Glissant, précisément, mais aussi de Léopold Sedar Senghor, Léon-Gontran Damas, Patrick Chamoiseau et Aimé Césaire. La vie du célèbre poète martiniquais est d’ailleurs le point de départ et le fil conducteur du spectacle. De son enfance à Basse-Pointe à son entrée au prestigieux lycée parisien Louis-le-Grand, de sa rencontre avec Senghor à sa grande amitié avec Damas, ses apparitions en mode interview jalonnent la pièce.

Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre, La Loge, Margaux Eskenazi, Alice Carré, Pianopanier@ Loic Nys

“Voici comment est née la négritude : en réponse à une provocation.”

Mais le projet va bien au-delà d’une simple biographie d’Aimé Césaire. Les cinq comédiens, tous formidables de justesse et d’énergie, nous font voyager du Chicago des années 1830 à l’Exposition coloniale parisienne de 1931 en passant par un plateau de télévision. Cet intermède au cours duquel une présentatrice exaltée (irrésistible Eva Rami) anime un débat entre le trio Césaire/Senghor/Damas et un autre trio d’intellectuels (André Breton, Jean-Paul Sartre, Robert Desnos) déclenche l’hilarité générale.

Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre, La Loge, Margaux Eskenazi, Alice Carré, Pianopanier

“L’Europe se créolise.”

On rit beaucoup, mais on réfléchit, surtout… Et l’on entend la langue si poétique de ces auteurs trop peu souvent mis en lumière.
Une langue encore plus émouvante lorsqu’elle est accompagnée par des morceaux de musique interprétés en live – mention spéciale à  Raphaël Naasz et à ses solos de saxo.
À la fin du spectacle, les comédiens égrennent des dates, et l’on prend conscience, soudain, de la vitesse à laquelle les langues ont franchi les frontières. Le message de Margaux Eskenazi est fort et salutaire : aujourd’hui, en 2017, on a tous en nous une part de créolisation…

Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre, La Loge, Margaux Eskenazi, Alice Carré, Pianopanier

NOUS SOMMES DE CEUX QUI DISENT NON A L’OMBRE
À l’affiche de LA LOGE du 21 au 31 mars 2017
D’après les textes de : Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Léopold Sédar Senior, Langston Hugues, Louis Aragon, Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant, Michèle Lalonde, Léonora Miano, Alice Carré et Margaux Eskenazi
Mise en scène : Margaux Eskenazi
Avec : Armelle Abibou, Yannick Morzelle, Raphaël Naasz, Christophe Ntakabanyura, Eva Rami

Au coeur du combat

La lumière laiteuse qui accueille les spectateurs du toujours magique Théâtre des Bouffes du Nord s’éteint et laisse la place à une femme en blouse blanche, au centre du plateau nu.
Elle est visiblement médecin, sa voix est claire, posée, et elle s’adresse directement à nous.
On a prescrit pendant des années un médicament, le MEDIATOR, utilisé comme un vulgaire coupe-faim. Quand des effets secondaires dramatiques, provoquant de très graves troubles cardiaques, ont commencé à émerger chez certains patients, on a continué de le faire.

Ces personnes ont donc été sciemment empoisonnées. Certaines sont mortes. D’autres ont eu la “chance” de survivre, mais au prix d’un quotidien devenu extrêmement compliqué…
Elle s’appelle Irène Frachon. Nous sommes en France, en 2016. Elle nous parle de sa mission, de son combat.

“Ma salle d’attente, c’est la France. Je n’abandonne pas un malade, surtout si c’est foutu.”

Flash back : retour en 2001. Nous voici à présent dans le bureau d’un médecin. Claire Tabard est une jeune maman. Elle vient d’accoucher de Max. Mais les kilos qu’elle n’arrive pas à perdre lui empoisonnent la vie. Son médecin lui prescrit du MEDIATOR. L’histoire de Claire commence.
On suit son calvaire. Les premiers essoufflements, la fatigue anormale, qui inquiètent, les premiers examens et les tests d’efforts, qui éprouvent,  le diagnostic, qui tombe comme une lame. Puis l’opération à cœur ouvert, très impressionnante, que l’on vit en direct. Et la vie quotidienne, amoureuse, sociale, totalement bouleversée.

En parallèle, Irène Frachon poursuit sa minutieuse enquête et devient la lanceuse d’alerte du plus grand scandale sanitaire de ces dernières années. On la suit lors des auditions à l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (l’AFSSAPS), sur le plateau d’une émission de France Inter qui révèle l’affaire au grand public.
Claire apprend ainsi que sa maladie peut être liée à ce fichu médicament qu’elle a pris quelques années plus tôt pour « pouvoir rentrer à nouveau dans son maillot de bain ».
Elle rencontre Irène, qui la connecte à Hugo Desnoyers, un avocat déterminé à renverser des montagnes et qui a fait du droit aux victimes le sens à sa vie de juriste.
La machine est lancée : on suivra le combat de Claire jusqu’au bout.

Un théâtre réaliste de combat qui ne vous lâche pas.

Pauline Bureau s’est visiblement passionnée pour cette affaire. Elle a rencontré la “fille de Brest”, Irène Frachon. Elle a sillonné la France à la rencontre des victimes, a beaucoup lu, beaucoup écrit.
Cet investissement ne se voit pas sur scène : on aurait pu craindre qu’il produise un spectacle didactique. C’est mal connaître la jeune metteuse en scène. À la tête de sa compagnie La Part des Anges, elle produit ici un spectacle absolument essentiel, choisissant judicieusement de régler sa focale sur le personnage de Claire. Nous l’accompagnons dans sa lutte. Nous souffrons avec elle.

Les comédiens alternent plusieurs rôles, autour des trois personnages clés de cette histoire : Irène Frachon (excellente Catherine Vinatier), l’avocat Hugo Desnoyer (Nicolas Chupin, tout en subtilité, alternant humour et détermination), et Claire Tabard (incandescente Marie Nicolle). C’est ce trio de combat qui porte la pièce et la structure.

“Je vaux combien ? C’est ça le droit des victimes : donner un prix à la vie.”

Les tableaux se succèdent, portés par une scénographie que ne renierait pas Joël Pommerat. L’écriture est délicate, jamais manichéenne. Elle laisse surgir la légèreté qu’il faut quelque fois pour détendre l’atmosphère lourde liée au sujet. La scène finale, celle des auditions filmées devant une commission d’experts, est à ce titre un grand  moment de théâtre, où émotion et humour ne cessent d’affleurer.
Ce spectacle, créé fin février au Volcan Scène Nationale du Havre, vous attrape et ne vous lâche pas. Rarement avons-nous senti un public aussi à l’écoute, aussi concerné par l’histoire qui se déroule devant lui. L’audition de la sœur de Claire Tabard devant la commission fut, ce soir là, applaudie, comme si nous étions le vrai public de cette affaire.

Petite précision à l’attention des futurs spectateurs de cette grande réussite du printemps : certaines scènes sont d’un tel réalisme qu’elles peuvent mettre mal à l’aise (des spectateurs ont quitté la salle – on apprendra même que l’une d’elles fit un malaise ce soir -là). Il n’empêche : on aime quand le théâtre se saisit avec autant de talent d’un sujet d’actualité et MON COEUR restera pour nous l’un des meilleurs spectacles de la saison.

MON COEUR
Á l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord – du 16 mars au 1er avril 2017 (mardi au samedi 20h30, dimanche 15h30)
Texte et mise en scène : Pauline Bureau
Avec : Yann Burlot, Nicolas Chupin, Rébecca Finet, Sonia Floire, Camille Garcia, Marie Nicolle, Anthony Roullier et Catherine Vinatier