Raison ou sentiment? Marie Tudor tranchera

La compagnie 13 donne vie à la terrible Marie Tudor, surnommée Marie la sanglante suite à sa folie meurtrière de vouloir exterminer tous les protestants pour réinstaurer un catholicisme traditionnel. Fille d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon, elle est la première femme à monter sur le trône. Une raison pour Victor Hugo de dépeindre une femme de fer destructrice au cœur fou d’amour et au tempérament de feu.
Victor Hugo dépeint ici une femme éperdument amoureuse du séducteur Fabiano Fabiani. Aidé de l’ambassadeur d’Espagne, Simon Renard, elle arrive à le confronter au fait qu’il l’a trompée. Le fiancé de la belle demoiselle, Gilbert, triste et blessé, est prêt à tout pour sauver l’honneur de la fille, même à laisser la Reine disposer de sa vie. Mais des sentiments conflictuels, entre trahison et amour passionné, taraudent au plus profond la Reine qui s’égare. Faut-il le donner en pâture au peuple qui grogne ? Il existe sûrement un moyen de satisfaire le peuple et la Reine, mais tout le monde en sera-t-il satisfait ? Quel avenir pour le royaume d’Angleterre ?

Marie Tudor, par la Compagnie 13, au Theatre Rive Gauche

Grâce à un décor assez simple – deux rideaux pouvant changer de couleurs – la compagnie 13, nous emmène aussi bien dans les ruelles malfamées que dans la Tour de Londres. Il ne fallait rien de plus pour nous plonger au cœur d’une histoire où les intérêts de la couronne sont en rivalité avec l’amour. Séverine Cojannot interprète avec puissance et force cette reine despotique. Dans une robe rouge, elle y joue avec subtilité la femme pragmatique, passionnée et déraisonnable. La tension monte d’un cran lorsqu’elle et Jane (Joëlle Lüthi), en robe blanche, côte à côte, entendent le tintinnabulement de l’horloge sonnant minuit : c’est l’arrivée de l’homme, caché d’un voile, au pied de l’échafaud.

Marie Tudor, par la Compagnie 13, au Theatre Rive Gauche

Qui va perdre la tête ? Le gentil Gilbert, magnifiquement joué par Pierre Azéma ? Ou le séducteur, Fabiano Fabiani, interprété avec fougue par Frédéric Jeannot ? Les coups de canon annoncent la montée sur l’échafaud jusqu’au moment fatal. Le cœur des deux femmes palpite. Leurs cris et leurs pleurs se mêlent. Le silence dans la salle se fait. Qui va mourir ce jour ? Les spectateurs sont captivés par le jeu juste et passionné de l’ensemble de la compagnie. Il ne faut pas oublier le sérieux de Pascal Faber dans le rôle de Simon Renard et l’inquiétude et la fourberie de Pascal Guignard.

Un spectacle vraiment captivant, interprété par des passionnées qui mettent leur art au service du théâtre.

-Prisca-

MARIE TUDOR
Á l’affiche du Théâtre Rive-Gauche  – les lundis à 20h
Adaptation et mise en scène : Pascal Faber
Avec : Pierre Azéma, Séverine Cojannot, Pascal Faber, Pascal Guignard, Frédéric Jeannot, Joëlle Lüthi

Le Petit-Maître corrigé : une injustice réparée !

Clément Hervieu-Léger signe cette saison à la Comédie-Française une mise en scène très réussie du “Petit-Maître corrigé” de Marivaux, pièce jouée uniquement deux fois jusqu’ici ! Cette œuvre contient pourtant tous les ingrédients des comédies de caractère et de mœurs du 18ème siècle en général et de Marivaux en particulier. La passion que l’on ne veut pas avouer ni reconnaître, les oppositions sociales, l’ironie, la vérité psychologique, la fantaisie, les domestiques qui mènent le jeu et l’amour qui finit par triompher. “Le Petit-Maître”, jeune parisien précieux et pédant est hostile au mariage. Rosimond doit épouser, pour obéir à sa mère, la fille d’un comte “campagnard” qu’elle lui a choisie. Il ne veut en aucun cas fâcher sa mère !

Le Petit Maître corrigé, Marivaux, Clément Hervieu-Léger, Christophe Montenez, Adeline d'Hermy, Loïc Corbery@ Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

“Nous l’épouserons, ma mère et moi !”

Il ne regarde même pas la jeune fille qui, elle, le trouve plutôt à son goût mais veut lui donner une leçon. Elle y parviendra, avec l’aide de Dorante, ami de Rosimond et des domestiques Marton et Fortin. Dans cette scénographie, l’action se déroule non pas dans le salon du comte mais dans un pré ! Les très beaux décors d’Eric Ruf évoquent des tableaux de Greuze et Fragonard. Les costumes d’époque sont très réussis. Tous les comédiens sont excellents, comme toujours avec l’actuelle troupe du Français. Leur humour, leur  fantaisie, leur aisance contribuent à nous faire passer un moment très agréable à la (re)-découverte de ce texte de Marivaux.
Gageons que nous retournerons applaudir cette œuvre avant deux siècles d’attente… Et pourquoi pas l’année prochaine, avec une reprise de cette mise en scène ?

Le Petit Maitre Corrige

LE PETIT-MAITRE CORRIGE
Á l’affiche de la Salle Richelieu de la Comédie-Française – du 23 février au 12 avril 2018 (calendrier de l’alternance ici)
Une pièce de Marivaux
Mise en scène : Clément Hervieu-Léger
Avec : Florence Viala, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Pierre Hancisse, Claire de la Rüe du Can, Didier Sandre, Christophe Montenez, Dominique Blanc et Aude Rouanet

Les Bijoux de pacotille, précieuse petite musique d’enfance

Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, il fait bon, c’est presque l’été; la nuit est claire et sereine. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, un couple rentre d’une soirée gaie, entre amis. Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une petite fille qui a presque neuf ans et son frère cadet dorment comme des enfants, guillerets de l’absence des parents, on a regardé un western avec le baby-sitter, on a traîné, on ne s’est pas brossé les dents.  
Le 19 juin 1985, à 3h30 du matin, une voiture sort de la route à l’entrée du tunnel de Saint-Germain-en-Laye. Tout a brûlé, le véhicule, les vêtements, les papiers, les peaux. Pour toute trace, ne restent plus de cette nuit-là qu’une boucle d’oreille en forme de fleur et deux bracelets en métal, noircis par le feu, bijoux de pacotille restitués à la famille, petit trésor qui tient au creux d’une main, minuscule, et immense comme ce qui compte.

Une voix “off” juvénile énonce d’un ton presque anodin, presque léger les circonstances de l’accident. Dans cette voix, c’est le début du printemps, le plaisir de la soirée qu’on entend, pas le crissement des freins, pas la brutalité de l’accident.

Cette voix, c’est celle de Céline Milliat Baumgartner, qu’on ne voit pas encore, et ces mots sont les siens, et cette nuit, c’est la sienne.

En 2013, la comédienne a ressenti le besoin, l’urgence d’écrire Les Bijoux de pacotille, pour renouer les fils de son histoire, redessiner ce moment de basculement, celui où une enfant chérie devient une enfant sans parent.

“Le livre est publié en février 2015.
Mes mots et mes morts, mes fantômes, sont ainsi rangés dans cet objet, ils ont trouvé une place et n’envahissent plus ma vie n’importe quand, n’importe comment.
C’est bien. C’est plus confortable”.

Les mots écrits petit à petit ont pris leur envol, et se sont tissés à sa vie de comédienne, jusqu’à arriver sur scène. C’est à Pauline Bureau, dont on a beaucoup aimé il y a quelques temps “Mon coeur”, que Céline Milliat Baumgartner va remettre cette part si intime d’elle, pour que la confidence devienne spectacle – tout en restant confidence.

Les Bijoux de pacotilles, écrit et interprété par Céline Milliat-Baumgartner, m.e.s. Pauline Bureau, photo Pierre Grosbois

Le plateau est nu, un cadre-miroir le surplombe, incliné, dans son reflet l’actrice semblera plus seule, un peu lointaine. La voix de Céline se déploie dans cet espace vide, l’absence de son corps capte l’attention, d’emblée. Puis elle va arriver, petite robe bleue, joli sourire dessiné rouge, frange noire, elle se tient droite comme une enfant sage.

Actrice et metteuse en scène ont trouvé un équilibre subtil, les gestes justes qui aiguisent le propos, la distance qui s’amenuise ou s’étire pour densifier l’air entre notre regard et elle, la trajectoire qui se dessine au sol – pour créer la fine chorégraphie, tremblante et douce, de ce chant de deuil et de vie.

Avec pudeur et discrétion, en transparence derrière le sourire, s’avancent la fragilité de l’enfance, la blessure de l’absence, la ténacité de la force de vie.

“On me dit parfois que je ressemble à ma mère. Oh, elle était plus grande, et si belle. Mais je lui ressemble, le menton, et le sourire, là. Je peux lui redonner corps, lui redonner vie.
Je ne peux rien donner à mon père, ni corps ni vie. Les souvenirs sont avec lui sous terre. Il faut que je creuse.”

Céline Milliat Baumgartner nous dessine le portrait de ses parents. La mère, la belle, la grande, ah, et quelle actrice !, la mère aux bracelets de pacotille s’entrechoquant à ses poignets. Le père aux yeux bleus, beau comme un acteur américain. Les parents aimés, qui s’aiment et se disputent, qui aiment leurs enfants et qui aiment les laisser quelques heures pour aller s’amuser chez leurs amis. Le tableau d’une famille vivante et mouvante, brossé de mémoire et d’invention par la petite fille devenue grande, qui fouille ses souvenirs, invente des histoires et comble les oublis, dans une langue mélodieuse, écrite, peaufinée, et pourtant souple comme une parole, ondulante, incarnée.
 

Les Bijoux de pacotilles, écrit et interprété par Céline Milliat-Baumgartner, m.e.s. Pauline Bureau, photo Pierre Grosbois

Elle s’assoit, quitte bottines et socquettes, passe des chaussons de danse, des pointes.

et comment tu feras quand on ne sera plus là ” demandait la mère à l’enfant qui a besoin pour s’endormir de son câlin, son verre d’eau, son encore un bisou maman…

Elle nous dit le futur de son passé.

Quand mes parents ne seront plus là, personne ne nous dira rien, personne n’osera nous dire la vérité, que c’est plié.
Quand mes parents ne seront plus là, je soufflerai neuf bougies, dix, onze, quatorze, quinze, et j’aurai 8 ans encore et encore.
Quand mes parents ne seront plus là, je marcherai quinze centimètres au-dessus du sol et de toute douleur.

Une musique de carillon, de cette sorte de métallophone dont on jouait en 6e, dans ces années-là; elle arrondit ses bras, s’élève sur ses pointes, elle flotte sur des nuages, elle est aérienne, vulnérable, courageuse.

À l’image de ce moment, dans ce spectacle, tout est délicat, gracieux, tendre. Dès le titre, ces “bijoux de pacotille”, ces bijoux à deux sous, si précieux parce qu’ils sonnaient aux bras de la mère aimée. La vidéo se fait seconde peau, ombre fugace – films super 8 aux saveurs nostalgiques et gaies, vagues lentes sur du sable blond, nuages cotonneux, les images glissent sur le décor, sous les pas de l’actrice, se fondent dans l’air avec la discrétion et la tenace présence d’un souvenir.

 

« J’oublierai l’odeur de mon père, j’oublierai la chaleur de leurs corps. Je veillerai sur mon petit frère. Je me ferai des talismans avec des petites choses retrouvées dans les cartons du déménagement.
Je n’ai pas à rendre compte de ma vie à mes parents; je n’ai pas à me justifier pour ne pas venir déjeuner avec eux dimanche; je n’ai pas à m’occuper d’eux, trouver le temps, être patiente. Je n’ai pas peur de les perdre.

J’envoie à la morgue toute personne aimée qui a plus de dix minutes de retard.
Je ne passe pas mon permis pour ne pas être responsable de l’accident, puis je le passe pour ne pas être victime de l’accident.
Je fais plein de petites choses bizarres, pour rester en vie.
J’ai désobéi à ma mère, je suis devenue actrice. 
»

 

Ces « bijoux de pacotille » nous laisseront au cœur une mélodie entêtante et touchante, triste et douce comme le souvenir de la musique des bracelets d’une mère cliquetant à son poignet.

 

Marie-Hélène Guérin

 

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Les Bijoux de pacotille
à l’affiche du Théâtre du Rond-Point à partir du 7 mars
Texte de Céline Milliat Baumgartner
publié aux éditions Arléa
Mise en scène Pauline Bureau
Interprétation Céline Milliat Baumgartner
Vidéo Christophe Touche

Photos : Pierre Grosbois

Fasci(s)nant Arturo Ui

C’est la petite bête qui monte qui monte qui monte… Les doigts taquins se hissent irrésistiblement jusqu’au creux de notre cou où arrivent à leur paroxysme ces chatouilles tant attendues et redoutées… On se souvient de notre ambivalence d’enfant face aux chatouilles qui nous faisaient passer du plaisir au supplice. Cet Arturo est chatouilleur, horriblement détendant, redoutablement amusant, merveilleusement terrifiant.

Guili-guili-guili… Cette petite bête nous fait passer de l’humour au sarcasme, de l’adhésion au rejet, de la bêtise à l’intelligence, du grotesque à la poésie, de la joie au macabre… On est dans l’absurde et le rationnel, c’est une délicieuse imposture. On adhère, on s’englue, on se ment, on devient schizophrène, on adore – c’est le danger.

Brecht nous met en péril. On sombre sans l’avoir vu venir. La pièce dresse une analogie entre l’ascension d’Hitler et les gangs du Chicago des années 30 qui symbolisent le pouvoir du capitalisme naissant.

On oublie l’Histoire et notre brûlante actualité, pour se délecter comme un gamin devant Monsieur Loyal (Bakary Sangaré) le cousin du clown Krusty (irrésistible Serge Bagdassarian), l’acteur déchu et aviné (énorme Michel Vuillermoz), cette idiote de Dockdaisy (atomique Florence Viala) ces gangs de la pègre investis d’une mission de Blues Brothers (Eric Génovèse, Jérôme Pouly et Elliot Jenicot incarnent un terrifiant Joker tricéphale), un démoniaque Ernesto Roma (Thierry Hancisse), un hilarant duo « père & fils » (Bruno Raffaelli et Nicolas Lormeau) et ces hommes araignées dont la toile se referme sur nous. Le malaise s’installe… On ne voit plus la petite bête… mince… ne jamais perdre de vue le danger… on le savait pourtant…

La résistible ascension d'Arturo Ui, Bertolt Brecht, Katharina Talbach, Comédie-Française
@Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

“Si les petits gagnent de moins en moins, qui nous achètera notre chou-fleur ?”

Elle est où la petite bête? Ah ! Elle est là, timide, hésitante, désorientée… Pas si terrible en fait… Le voici, ce ridicule pantin capricieux et piètre orateur qui veut juste pouvoir se tenir debout et droit, qui veut simplement apprendre à marcher, à parler… Touchant de fragilité, si petit cet Arturo qu’on lui donnerait presque la main, qu’on lui remettrait sa mèche en ordre, qu’on lui cèderait la place. Gigantesque Laurent Stocker ! Ne point trop en dire, afin qu’à votre tour vous vous laissiez surprendre par la petite bête… Juste saluer son immense performance : il passe d’un état à l’autre avec la rapidité sidérante d’un personnage cartoonesque.

Il est pervers, ce théâtre qui nous fait oublier le mal et l’urgence.

Katharina Thalbach, épaulée par Ezio Toffolutti pour la scénographie et les costumes, porte à la perfection le parti pris du théâtre populaire recommandé par Brecht, terrain d’expression de son père à elle (Benno Besson). C’est du pur Shakespeare (Brecht y fait référence) dont nous oublions qu’au Globe il devait avant tout divertir un public inculte. C’est un jeu vif, efficace, fulgurant. Les acteurs sont magnifiques dans cet exercice.

La résistible ascension d'Arturo Ui, Bertolt Brecht, Katharina Talbach, Comédie-Française

“Si n’importe qui peut faire ce qu’il veut, et ce que sa folie lui dicte, si un monstre abominable peut débouler dans n’importe quel lieu public, une arme à la main, alors c’est la guerre de tous contre tous, et donc, le règne du chaos.”

Enfin le décor, le son, les effets, la musique, la lumière… Tout, absolument tout sert ce théâtre populaire ! Les références à la culture du peuple sont innombrables : Chaplin, Keaton, la BD (on se surprend à parcourir des planches de comics), le cirque, le pantomime, Pacman, les arts de la rue, les automates, le robot dont la voix s’enraye parce qu’il n’a plus de pile – ou serait-ce une allusion à l’obsolescence programmée à laquelle nous conduit la société de consommation ? C’est si délectable et divertissant qu’on en oublie l’ascension des mauvais et le filet qui nous emprisonne. La petite bête qui monte a tissé sa toile – de la dictature, de l’argent roi, de la mondialisation, de l’internet.

Le rideau ne s’était-il pourtant pas ouvert sur une vision hyper-réaliste d’Hitler, de Goering et d’Hindenburg ? Leurs trois visages plus vrais que nature étaient éclairants – signalisation du danger -… oups… On les avait oubliés ! On salue ici le travail de la géniale plasticienne Valérie Lesort-Hecq.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment avons-nous oublié le fascisme et ses armes de séduction pernicieuse ? Comment avons-nous pu fermer les yeux sur les laissés pour compte du capitalisme ? On s’est fait manipuler. On a même adoré ces jeux du cirque et leur abjecte cruauté hilarante. On est terrifié. On devrait fuir mais on y est terriblement attaché… irrésistible Arturo Ui.

– Géraldine Vasse –

La résistible ascension d'Arturo Ui

LA RESISTIBLE ASCENCION D’ARTURO UI
À l’affiche de la Comédie-Française du 27 février au 21 mai 2018
Une pièce de Bertolt Brecht
Mise en scène : Katharina Thalbach
Avec : Thierry Hancisse, Eric Génovèse, Bruno Raffaelli, Florence Viala, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Jérémy Lopez, Nâzim Boudjenah, Elliot Jenicot, Julien Frison
Et les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française : Matthieu Astre, Robin Goupil, Juliette Damy, Maïka Louakairim, Aude Rouanet, Alexandre Schorderet

La Cerisaie de Christian Benedetti, percutante

Pour moi, il y a Tchekhov, Shakespeare, Molière… et les autres. Et pour moi, en première place du trio, il y a Tchekhov. Alors forcément, je guette les multiples mises en scène de ses différentes pièces, et s’il m’arrive d’être déçue je ne manquerais pour rien au monde ces rendez-vous. Et forcément, parmi ces rendez-vous, je ne pouvais louper la rencontre d’exception avec la Cerisaie de Christian Benedetti. Car amoureux de Tchekhov, il l’est depuis fort longtemps ! À tel point qu’il s’est lancé, voilà plus de cinq ans, dans le projet de monter l’intégralité de l’œuvre. Après La Mouette, Oncle Vania et Les Trois Sœurs, voici donc “sa” Cerisaie. Ultime pièce d’Anton Tchekhov. Celle dont il sait qu’elle sera la dernière. Celle qui l’accompagne inexorablement vers la mort.

La Cerisaie, mise en scène Christian Benedetti au Studio-Theatre d'Alfortville@Roxane Kasperski

Comme le dit très justement Christian Benedetti, “il faut accepter de ne pas tout comprendre chez Tchekhov”. Cette œuvre inépuisable est souvent traduite par des mises en scène obscures, nébuleuses, voire inintelligibles… Rien de tout cela chez Benedetti ! Son spectacle est fluide, limpide. Il s’écoule à toute vitesse. Il nous embarque dès les premières secondes. A tel point qu’on a du mal à les quitter, ces Lioubov, Varia, Lopahkine, Gaïev et consorts. On ressort nostalgique. Car on a passé des moments de pur bonheur avec chacun d’eux. Outre le rythme effréné, la scénographie dépouillée, réduite à l’essentiel – celle-là même que Tchekhov revendiquait – la vraie réussite de ce spectacle tient à la direction d’acteurs. Christian Benedetti parvient à faire cohabiter leurs partitions respectives, à nous enticher de chacun des rôles, à guetter les instants de collision. La distribution est parfaite : il faudrait tous les citer.

La Cerisaie, mise en scène Christian Benedetti au Studio-Theatre d'Alfortville, coup de coeur pianopanier

Au final, on sort du spectacle en rêvant de ces “Nuits Tchekhov” que la Compagnie Benedetti nous offrira un jour. Tant il est vrai que ce dialogue privilégié entre les deux compères est délicieusement infini…

Poursuivant ce qui, un jour, fera date dans l’exploration de l’œuvre de Tchekhov, Christian Benedetti nous jette un sort :

1 – La pièce “aussi abstraite qu’une symphonie de Tchaïkovsky”, il sait nous la rendre accessible et perceptible.
2 – Trop souvent l’émotion n’est pas au rendez-vous ; ici on rit, on pleure, on est gai et mélancolique.
3 – Cette mise en scène libérée de tout artifice rejoint le propos de Tchekhov : “il faut effrayer le public, c’est tout, il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir une fois de plus”.

À ne louper sous aucun prétexte : une conversation avec le génie Tchekhov, orchestrée de main de maître par Christian Benedetti.

La Cerisaie – Du 5 au 24 mars 2018 (20h30 du lundi au samedi) au Théâtre Studio d’Alfortville
Adaptation du texte d’Anton Tchekhov : Brigitte Barilley, Laurent Huon, Christian Benedetti
Mise en scène : Christian Benedetti
Avec : Brigitte BARILLEY, Alix RIEMER, Hélène VIVIÈS, Philippe CRUBEZY, Christian BENEDETTI, Antoine AMBLARD, Philippe LEBAS (en alternance), Laurent HUON (en alternance) Lise QUET, Nicolas BUCHOUX, Hélène STADNICKI, Jean-Pierre MOULIN, Christophe CAROTENUTO, et la voix de Jenny BELLAY

“Venez… on s’arrête là !”

Ce n’est pas parce qu’il fait froid qu’il faudrait arrêter de sortir. Et “Nouveau(s) genre(s)” est un bon moyen de se divertir et de s’interroger.
” Nouveau(x) Genre(s) ” met en scène une suite de séances de psychanalyse, très courtes, à la manière de Lacan, d’une femme, Caroline de Diesbach, ordonnées par thèmes cristallisant les moments clefs : la mère, le père, le savoir, la féminité, le désir, la jouissance, le manque, très peu l’absence malgré la mort du compagnon de l’analysante pendant son analyse, la transmission avec son lot d’aristo depuis l’an 1000, le langage, etc.
À chaque bon mot ou expression éloquente ou signifiante de l’analysante, la psychanalyste, Isabelle Gomez, archétype de la psychanalyste avec sa posture rivée à son fauteuil, son collier primitif, son animal sur le dos et ses pantalons marron, l’interrompt par un ” on s’arrête là ” sur lequel l’analysante repart pour mieux s’interroger sur elle-même. Le second leitmotiv de la psychanalyste sera ” Venez ” dès qu’elle s’apprête à recevoir sa patiente. Entre ces deux expressions qui bornent les temps de séances, une parole fluide passe de l’analysante à la psychanalyste et inversement et les premiers pas d’une danse organisent l’espace.

Nouveaux Genres, de Caroline de Diesbach à la Manufacture des Abbesses

L’ensemble est ponctué de chants, de projections, la pièce s’ouvre sur la projection de concepts psychanalytiques en toutes lettres qui serait comme le voile qu’on enlève pour peu à peu mieux découvrir qui est Caroline, de danses symbolisant forcément la féminité, d’ombres et de lumières comme dans l’inconscient du sujet, de masques et de dénudements. Mais à travers le voyage en inconscient de Caroline, les spectateurs s’introspectent et trouvent des correspondances à leurs propres interrogations d’être. ” Qui suis-je ? ” est le fil conducteur qui parcoure la pièce de bout en bout et ” Pourquoi je suis comme ça ? “, jusqu’à nous mener à ” Qu’est-ce que j’ai ? “. Et la réponse est délivrée comme dans une enquête sur soi-même et sur le genre humain.

Nouveaux Genres, de Caroline de Diesbach à la Manufacture des Abbesses

On pourrait remettre en cause la pertinence de montrer ainsi son ” trou du cul ” qui n’intéresse que soi-même… Mais Caroline de Diesbach qui relate ici son analyse, a su en tirer la substantifique moelle pour nous amener sur le terrain de l’universel à travers sa classification thématique.
Une pièce originale, clairvoyante, qui nous renvoie à nous-même en nous amusant, car Caroline de Diesbach n’oublie pas qu’on est ici au théâtre et malgré l’angle sciences humaines que prend la pièce avec sa batterie de concepts, on assiste tout de même à une histoire qui parfois nous fait rire. Et si vous désirez poursuivre votre investigation, retrouvez le dimanche, après la pièce, des discussions avec des psychanalystes venus débattre avec le public.

Nouveau(x) Genre(s) – Jusqu’au 7 mars 2018 (Dimanche 20h, du lundi au mercredi 21h) à la Manufacture des Abbesses
Texte et mise en scène Caroline de Diesbach
Avec Caroline de Diesbach et Isabelle Gomez

Rien ne saurait manquer : psaume contemporain d’une génération Y

Une boule à facette, des fumigènes, des perruques blondes, un maître de cérémonie qui nous salue d’un “bonsoir” polyglotte : drôle de cabaret que celui-là ! Les perruques pendent comme du linge qui sèche, en guise de discours d’accueil le maître de cérémonie en collants nous lance d’un ton goguenard des interrogations existentielles, et deux comparses tout aussi intégralement collantés de noir poireautent dans un coin accoudés à une table agrémentée de micro…

C’est sur un mode ironique et distancié que la compagnie Avant l’aube, qui nous avait saisi au coeur avec Boys don’t cry, nous fait entrer dans leur exploration de cette génération Y à laquelle ils appartiennent, les “millenials”, les ados de l’an 2000.
 

@ Nicolas Pintea

C’est vif, pétillant et acidulé. Cette jeune compagnie sait parler de l’air du temps, avec le vocabulaire du théâtre d’aujourd’hui, fragmentaire, visuel, mêlé de vidéos et de compositions sonores, alternant scènes, litanies, adresses au spectateur sur un rythme 2.0, en saynètes brèves et disparates qui s’enchaînent comme on clique sur des vidéos suggérées par youtube, en bondissant d’interrogations existentielles en mèmes incontournables…
En gourmandes cerises sur le gâteau, clins d’oeil malicieux et toniques : une apparition pseudo-hologrammique de Thomas Pesquet en “homme du futur”, un frénétique discours de réception des oscars par une Marion Cotillard plus vraie que nature…
Vincent Calas, déjà remarqué dans Boys don’t cry, fredonne “Qu’on me donne l’envie”, et ces paroles n’ont pas l’air d’être si bêtes, on est touché par ce désir d’envie… Au détour d’une phrase il se métamorphose en Mélanie Laurent, on vous laissera apprécier le moment savoureux ! En leitmotiv : un Pop club presque d’un autre temps (dernière émission en 2005…), où s’affrontent en arguties nébuleuses autant qu’hilarantes un intello défaitiste d’arrière-garde persuadé qu’après lui le déluge et une plus jeune mais tout autant intello, qui tente de faire entendre la voix de ces congénères à coup de citation de philosophes pré-socratiques.
 

@ Nicolas Pintea

Les comédiens (Vincent Calas, Agathe Charnet – aussi autrice du texte – et Lillah Vial) sont tous trois parfaits de légèreté, de justesse, de spontanéité, et de gravité quand il le faut. Car, dans cette ambiance pop, surgissent aussi des éclats de ces joies folles de la jeunesse, des amitiés et des fêtes, et sourd parfois quelque chose de plus sombre. Une parenthèse récurrente, plus lyrique, plus introspective : les unes, l’autre, passe un coup de fil à leur mère, porte ouverte entre leur enfance et l’âge adulte, entre la génération d’avant et la leur, entre l’intimité et la société. Là, s’y dénudent les confessions, les nostalgies et les ambitions, les peurs et les rêves – pas si éloignés de ceux qui tenaillaient ceux qui avaient 20 ans lorsque eux sont nés, finalement. La compagnie Avant l’aube a envie de nous murmurer à l’oreille, par la voix samplée de Xavier Dolan, que, malgré tout, “tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n’abandonne jamais”… “Tout est possible à qui rêve, ose…” : beau programme que se donne et applique ce collectif !

“…je n’ai pas de french manucure, je n’ai pas de carte gold, pas d’enfants, pas d’exigence, je n’ai pas de contrat, je n’ai pas de fous-rires, je n’ai pas, je n’ai pas… mais ! j’ai de l’énergie, j’ai des désirs, j’ai une coloc sympa, j’ai du temps, j’ai facebook, j’ai deux licences, j’ai besoin de vacances, j’ai 27 ans…”

Rien ne saurait me manquer : autoportrait fiévreux et joueur, tendre et alerte, multiple et vivace d’une jeunesse d’aujourd’hui, fiévreuse et joueuse, multiple et vivace, et à l’appétit vorace…

Marie-Hélène Guérin

 

RIEN NE SAURAIT ME MANQUER (j’ai découvert Pierre Rabhi sur mon IPhone 7)
Un spectacle de la compagnie Avant l’aube
Au théâtre La Reine Blanche
Texte : Agathe Charnet
Mise en scène : Maya Ernest assistée de Julie Ohnimus
Création musicale : Augustin Charnet
Avec Vincent Calas, Agathe Charnet et Lillah Vial

Une vie sur mesure : une batterie, un prodige : la claque !

Nommé aux Molières 2016 pour la catégorie Seul-en-Scène, ce spectacle de et avec Cédric Chapuis qui le joua à guichet fermé en 2016, est aujourd’hui revisité par la fraîcheur d’un très jeune comédien et batteur : Axel Auriant-Blot.

Dès le départ on est bluffé. Dès les balbutiements obsessionnels et les signes de maladresse corporelle du jeune être fragile qui se confie devant nous, on reste suspendu au tempo que ses gestes de percussionniste imposent. On retient son souffle jusqu’au salut final tellement ce jeune homme donne tout. Il donne toute son énergie à son instrument, il donne tout à son personnage, Adrien Lepage, un lycéen un peu autiste, un peu surdoué, un peu attardé, sans beaucoup de chance de son côté… sauf pour la musique et la batterie.

Adrien se confie, raconte son enfance, ses parents, ses profs, sa passion pour la batterie – une passion à la mesure de sa souffrance que l’on découvre progressivement. On suit amicalement ce génie incompris jusqu’au plus profond de son âme, au point de chuter avec lui. Vous vous demandez si cette histoire de jeune musicien talentueux n’est pas un peu niaise et déjà vue ? Si l’on prend des références universelles, il y a bien un peu de la folie d’Amadeus mais ce Wolfie nous est contemporain et cela confère de la gravité au sujet. On se surprend aussi à y voir Whiplash bien entendu et le talent révélé d’un batteur surdoué !! Mais la magie de l’instrument sur scène donne une tout autre dimension au son et nos corps se meuvent au rythme de l’histoire d’Adrien. La mise en scène parvient à faire de l’instrument le personnage principal de l’histoire… monstre salvateur et dévorant. En lieu et place des caisses et des cymbales, on se surprend à voir les tentacules d’une pieuvre perverse narcissique.

 

L’habilité avec laquelle Cédric Chapuis nous amène à tutoyer la folie du génie sans qu’on le voit venir est troublante. On passe de la compassion à l’agacement, du rire aux larmes, de la stupeur au swing, de l’amitié à la terreur.

Face au tonnerre d’applaudissement et une standing ovation mérités, Axel Auriant-Blot lâche même des larmes… comme s’il revenait à la réalité et découvrait après nous son talent. C’est très touchant. A suivre donc… on aimerait beaucoup le revoir sur scène, affranchi de l’instrument… car cet énergumène de musicien est aussi une révélation théâtrale !

 

Un Poyo Rojo : un concentré d’énergie et de sensualité

Lorsqu’on s’installe dans la salle du Théâtre Antoine – ils sont déjà là, les bougres…- on ne sait pas trop ce qu’on vient voir. On se souvient d’avoir été frustré la saison précédente : la blessure d’un des deux artistes avait entrainé l’annulation du spectacle. Blessé comment, pourquoi ? De quoi s’agit-il au juste ? Match de boxe ? Combat de coq ? Lutte endiablée ? Mise “à mâle” ?
Un Poyo Rojo c’est tout cela à la fois. Mais c’est par dessus tout une danse de vie. Une ode à l’amour, à la passion, à la miraculeuse relation qu’entraine une si forte proximité. Car ces deux-là se connaissent par cœur, à tel point que leurs corps s’attirent tels des aimants.
Dès les premières minutes, une douceur brutale règne sur le plateau. Alfonso Barón et Luciano Rosso se défient du regard, se jaugent tels des animaux avant d’enchaîner les figures, d’entrer dans la danse qui les mènera au combat. Mi-comédiens mi-danseurs, ils font de chaque micro parcelle de leurs corps un simple prodige.

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© Paola Evelina

Les prémices de ce spectacle inclassable se déroulent dans un silence total. S’il n’était couvert par l’écho de leur souffle court, on entendrait battre leurs cœurs à l’unisson.
Et puis d’un coup, des sons de radio s’en mêlent, crachotés par une chaine portative délicieusement old-school. Dès lors, les pas de danse de nos deux compères seront calés sur la programmation retransmise en direct. Quelle est la part d’improvisation ? Trouvent-ils l’inspiration à force de faire défiler les stations, alternant flash info, tubes disco et standards de la chanson française ? Ou bien cherchent-ils, à force de zapper sur les ondes, le morceau qui s’accordera le mieux au déroulé du spectacle ? Peu importe, seul le résultat compte : ils parviennent ainsi à nous intégrer totalement dans l’immédiateté de leur pas de deux. Peu à peu l’alchimie qui les unit gagne du terrain : l’énergie communicative d’Alfonso et Luciano se loge en chacun de nous et cela fait un bien fou !

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Ils arrivent tout droit de Buenos Aires où ils jouent à guichet fermé depuis 2008, 3 raisons d’aller les découvrir au Théâtre Antoine :
1 – Ils dansent comme des dieux ; dieux du stade, dieux de l’arène, dieux de la scène.
2 – Mais il serait réducteur de les classer dans la catégorie “danse contemporaine” : ils nous offrent un succulent moment de théâtre qui fait la part belle à l’improvisation.
3 – La jolie surprise tient au troisième personnage : une radio vintage qui nous connecte aux joies du direct…

 

UN POYO ROJO – À partir du 7 février 2018 au Théâtre Antoine (mercredi au samedi, 19h)
Conception et Mise en scène : Hermes Gaido
Avec : Alfonso Barón et Luciano Rosso

Une chambre en Inde : le monde dans une chambre

Voir une pièce au Théâtre du Soleil est un voyage en soi, on quitte les oripeaux du quotidien pour pénétrer dans l’îlot du Théâtre du Soleil niché dans l’îlot de La Cartoucherie niché dans l’îlot du bois de Vincennes… Là, des odeurs, des sons, des couleurs autres accueillent les spectateurs. Des divinités indiennes, bigarrées et bienveillantes, surplombent le foyer du haut de larges bannières, le curry mijote dans les marmites, le tchaï aux arômes suaves réchauffe les palais. Le spectacle n’est pas commencé, mais quelque chose, une atmosphère du spectacle, a déjà pris forme.
 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © D.R.
 

Dans cette Chambre en Inde, sur l’immense et lumineux plateau du « Soleil » dévoilé dans toute son ampleur, c’est le monde qui s’engouffre. Le monde avec son goût du théâtre – de la représentation, du questionnement ; son goût de la guerre, son goût de l’oppression des femmes ; son besoin de joie, d’amitié et d’art ; son talent pour le partage et la fraternité…

Une troupe de théâtre part en Inde, perd son metteur en scène, perd ses repères, part en quête du Terukkuttu, d’idées, et du metteur en scène égaré, rencontre des femmes, des hommes, quelques singes, quelques verres de gin, des grains de folie épicés, des pas de danse martelés…

 

Vous avez déclaré être un grain de sable.
Pourriez-vous préciser quel est l’impact réel de ce grain de sable sur l’état du monde ?


Ariane Mnouchkine
a réuni une troupe sans faille, prête à se jeter avec fougue dans les plus invraisemblables péripéties burlesques comme à tenir au plus juste, au plus tendu, l’émotion des moments où la farce cède la place non pas au sérieux, mais à la gravité. Cette généreuse troupe fait corps autour de la formidable Hélène Cinque qui gambade, s’époumone, dépérit, hallucine.
Son personnage, Cornelia, se collette avec un sacré défi ! Le directeur de la troupe, Constantin Lear – un patronyme qui ne nomme pas les choses à moitié… -, resté dans la sidération après les attentats de Paris, disjoncte… Dans un accès de folie, il va escalader, nu comme au premier jour, la statue du Mahatma Gandhi – ce qui froisse évidemment les autorités locales… le voilà hors-circuit, laissant aux mains de Cornelia la troupe, et la mission de mener à bien la création du spectacle pour L’Alliance Française qui les accueille (et qui, ce qui a son importance, les finance).
Puisque subitement le moteur de la troupe fait défaut, les questions majeures ou mineures, qui sans doute flottent perpétuellement dans l’air du Théâtre du Soleil comme de toute troupe, s’imposent : pourquoi faire du théâtre ? pour quoi ? comment faire du théâtre, où, jusqu’où ? avec qui, sous quelle forme ? à quel prix ? de quoi parle-t-on, à qui ? peut-on rire de ce qui nous fait enrager ? de ce qui nous fait pleurer ? qu’est-ce qui rentre dans le théâtre et qu’est-ce qui en sort ? et qu’est-ce que les institutions viennent faire là-dedans ?
 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent
 

Si tous les théâtres du monde étaient détruits,
à qui manqueraient-ils ?

Cornelia et ses acteurs, dans une urgence concrète autant qu’existentielle, rêvent, tâtonnent, tentent, dégagent des priorités, des combats… Parler du monde et des hommes qui le font – et le défont : c’est l’heure d’un théâtre vigoureusement politique, un théâtre qui prend part. Sans discours, sans didactisme, chacun va « au front », monte à « son » créneau contre ceux qui détruisent – la nature, les femmes, les peuples, la pensée, la liberté…

Les saynètes montées par la troupe pour essayer de créer ce fichu spectacle se succèdent, basculant d’un instant à l’autre de la dinguerie la plus débridée au silence le plus poignant…

Ici, une bande de djihadistes peu dégourdis va mal finir ; là, le comité des droits de l’homme d’Arabie Saoudite découvre qu’ils sont classés 131e en ce qui concerne les droits des femmes, sur 136, soit mieux que le Yemen et la Syrie, mais moins bien que l’Iran, ce qui les vexe un peu. Ils prennent conseil auprès de la nation la mieux classée, l’Islande… Le dialogue sera… disons… malaisé ! On s’étrangle, on s’esclaffe, les zygomatiques fourbus : Cornélia, soutenue moralement par William Shakespeare qui l’enjoint à « moquer les vilains » et épaulée par sa vaillante troupe, a décidé d’ébranler les méchants à grands coups d’éclats de rire dans leur face.
Mais maintenant, sur un coin de table, quelqu’un attache avec soin une ceinture d’explosifs sur un petit mannequin, pendant qu’une poupée à taille d’enfant reste debout au centre du plateau, les cheveux agités par les passages des comédiens qui la frôlent à vive allure : ce léger, minuscule mouvement, ce vent dans les cheveux de la poupée-enfant donne la troublante illusion de la vie, et la sensation violente de sa fragilité, et les gorges se nouent.

 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent

Le docteur Tchekov, accompagné par trois sœurs délicates comme des oiseaux, va passer, en fugace effraction. Il apportera à une Cornélia épuisée par le spectacle qu’elle doit monter, mais plus encore par le monde qu’elle veut montrer, un moment de douceur et de légèreté, comme plein d’une consolation ; elle (ou son autrice…) avoue à Tchekov qu’il a compté beaucoup pour elle, même si elle ne l’a jamais joué ; avec tendresse, tandis que les trois sœurs rangent la chambre en désordre, aèrent, font entrer la lumière, il lui promet des retrouvailles, peut-être, un jour…
 

Ceux qui disent que le théâtre n’est pas indispensable,
n’en déplaise au Mahatma Gandhi, on les zigouille !

 

Le spectacle a été élaboré suite à un voyage en Inde de la troupe du Soleil pour aller en quête du Terukkuttu : spectacle dans le spectacle et cadeau magnifique de la troupe aux spectateurs, cette sorte d’opéra issu des traditions populaires tamoules surgit dans les rêves de Cornelia et sur scène à plusieurs reprises, déployé avec une générosité et une vitalité réjouissantes. Percussions, danseurs, chanteurs, costumes fastueux saturent le plateau de couleurs vives et de sonorités hypnotisantes.

C’est la voix de Chaplin qui, avec les mots du Dictateur, fera faire silence à toute cette folie, remplissant l’espace d’humanité chaleureuse.
« Les êtres humains sont comme ça, nous aimons la joie des autres, nous ne voulons haïr personne »… Heureusement, les dictateurs meurent, comme tout un chacun…

Ariane Mnouchkine encore une fois a fait de son théâtre du Soleil un lieu à part et pourtant qui sait intensément relier à tous les ailleurs, tous les ici, les hier et les aujourd’hui. Dans sa « Chambre en Inde », spectacle profus, multiple, militant et généreux, il y a des bougainvilliers aux fenêtres et de l’espoir au cœur.
On la quitte comme il se doit d’un théâtre : vivifiés.

 

Une chambre en Inde - création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine - photo © Michèle Laurent

 

UNE CHAMBRE EN INDE
À l’affiche du Théâtre du Soleil, création en novembre 2016 à La Cartoucherie, reprise à partir du 24 février 2018
Une création collective du Théâtre du Soleil
dirigée par Ariane Mnouchkine
Musique de Jean-Jacques Lemêtre
en harmonie avec Hélène Cixous
avec la participation exceptionnelle de Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran

photos © Michèle Laurent (à l’exception de la photo du hall, perso)