Soyez-vous même, les autres sont déjà pris

Tout commence par une sorte d’incantation psalmodiée par une étrange bonne femme, toute de noir vêtue. Une sorte d’Olive de Popeye qui aurait soudainement perdu la vue. Bien que totalement aveugle, cette directrice d’une importante entreprise de javel reçoit des candidats en entretien de recrutement. Très vite, on est dans l’ambiance, car cette dirigeante n’est pas à cours d’arguments lorsqu’il s’agit de vanter les mérites de sa société : « Il n’y a pas de vrai bonheur sans javel », « En plus d’être efficace, la javel est morale »… On a  l’impression de se trouver face à un gourou plus qu’à un chef d’entreprise. Et il ne s’agit que de l’intermède. Car à côté de Madame la Directrice, une candidate est en scène, prête à tout (vraiment à tout) pour décrocher le job de ses rêves (« la javel c’est fait pour moi »).

Soyez vous-même, Côme de Bellescize, Compagnie Théâtre du Fracas, Eleonore Joncquez, Fannie Outeiro, Théâtre de Belleville©Pauline Le Goff

« Il faut que vous vous dépossédiez de votre carapace. Vous me dressez un portrait tellement triste et tellement convenu. Je m’ennuie, je m’ennuie ! »

Jusqu’où est-on prêt à aller, à se compromettre, à n’être précisément plus du tout soi-même pour être retenu, sélectionné, choisi, recruté, embauché ? La jeune postulante ira très loin, trop loin, jusqu’à un dénouement qu’on ne dévoilera pas mais qui pourrait (devrait) faire frémir plus d’un recruteur…
La mise en scène de Côme de Bellescize, bien plus épurée que celle de ses précédents spectacles (Amédée, Eugénie…) laisse le champ libre à l’interprétation remarquable des deux comédiennes. Avec tout le talent qu’on lui connait, Eléonore Joncquez campe cette directrice bien plus cabossée par la vie qu’elle n’ose l’avouer (« je me suis lavé les yeux à la javel par amour »). Face à elle, Fannie Outeiro dégage la même dose folle d’énergie, la même puissante audace.

Soyez vous-même, Côme de Bellescize, Compagnie Théâtre du Fracas, Eleonore Joncquez, Fannie Outeiro, Théâtre de Belleville

« Danser nue et seule devant une aveugle, c’est quelque chose, non… »

Certaines scènes tellement réussies assurent à elles seules la promotion du spectacle. Eléonore Joncquez swinguant sur un air chantonné par Fannie Outeiro. Fannie Outeiro acceptant de se dévêtir et d’improviser, dans un élan de pudeur, « une danse de la chaise ». Fannie se lançant dans une scène de séduction et amenant Eléonore au paroxysme de l’excitation.
Elles nous font rire, et nous touchent au plus profond, parce qu’elles osent tout. Elles se dévoilent, semblent n’avoir aucune limite dans leur jeu. Pas de doute, ces deux-là sont elles-mêmes et c’est tellement réjouissant !

Soyez vous meme, Come de Bellescize Avignon 2018

SOYEZ VOUS-MÊME
Á l’affiche du Grenier à Sel – Ardenome  – du 6 au 28 juillet, 18h05
Texte et mise en scène : Côme de Bellescize
Avec Eléonore Jonquez et Fannie Outeiro

Europe Connexion : sous casque avec Alexandra Badea

Plus qu’à une sortie théâtre « classique », c’est à une expérience singulière et inédite que nous convie Matthieu Roy avec son spectacle Europe Connexion. Singulière parce que le texte d’Alexandra Badea, dans la lignée de ses précédentes pièces, traite de thèmes trop peu souvent abordés sur scène : mondialisation, aliénation au travail, effets pervers du capitalisme…
Expérience originale liée au dispositif quadrifrontal qui nous situe à une place inhabituelle pour un spectateur. Originale aussi parce que le port du casque crée une distance vis-à-vis des comédiens, en même temps qu’il nous plonge au cœur de leurs (ou plutôt ses…) dialogues intérieurs. Tout le paradoxe est là…

Le spectacle créé à Taipei en octobre 2016 fait intervenir une équipe franco-taïwanaise. Ils sont quatre (plus un) sur un plateau représentant la suite luxueuse et froide d’un hôtel international. Deux femmes et deux hommes. Deux chinois et deux français. Quatre interprètes pour une même voix. Quatre voix pour un même anti-héros de la mondialisation.

Europe Connexion, Alexandra Badea, Matthieu Roy, Théâtre Ouvert, Compagnie du Veilleur, Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng, critique Pianopanier
©Chien-Che Tang 

« Tu veux conduire le monde par procuration. Tu aimes le cerveau pervers de la machine qui tourne. »

Ce lobbyiste qui aurait pu « utiliser son intelligence pour une cause plus noble » court après le pouvoir bien plus qu’après l’argent. Une course effrénée dont l’issue est forcément fatale. La mise en scène ultra rythmée de Matthieu Roy associée au style d’écriture saccadé et incisif d’Alexandra Badea illustre parfaitement cette course maudite. Les dix séquences s’enchainent au gré des pérégrinations de ce brillant attaché parlementaire européen, entre ascension professionnelle et inévitable burn-out.

1h10 d’une course éperdue, frénétique, désespérée. Puis noir. On ôte son casque, un peu sonné. Et l’on se remémore soudain ces paroles d’Alexandra Badea : « J’ai du mal à comprendre d’où les gens tirent la force de se réveiller tous les jours pour subir l’appareil bureaucratique, les rapports de domination, ainsi que la pression du temps ». Car ce qui vient de se dérouler sous nos yeux et dans nos oreilles est hélas aussi proche de la réalité que de la fiction…

Europe Connexion, Alexandra Badea, Matthieu Roy, Théâtre Ouvert, Compagnie du Veilleur, Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng, critique Pianopanier

EUROPE CONNEXION
Á l’affiche du Théâtre Ouvert  – du 13 janvier au 4 février (mardi et mercredi 19h, jeudi vendredi samedi 20h)
Une pièce d’Alexandra Badea
Mise en scène Matthieu Roy (Cie du Veilleur)
Avec : Brice Carrois, Johanna Silberstein, Wei-Lien Wang, Shih-Chun Wang et Chih-Wei Tseng

« Moi, Caravage » par Lui, Cesare Capitani

C’est l’histoire du peintre Michelangelo Merisi, dit Caravage (d’où vient ce nom ? réponse dans le spectacle, parmi de nombreuses autres anecdotes passionnantes). L’histoire de sa vie, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Comme elle fut passionnante et survoltée cette vie ! Personnage incroyablement romanesque, Caravage était un rebelle, une sorte d’écorché vif, un homme fougueux, toujours passionné, parfois violent, jamais paisible. Sa vie trépidante fut jalonnée d’aventures amoureuses avec des femmes, des hommes, des prostituées, des voyous…qui souvent lui servirent de modèles. L’existence du Caravage prit fin brusquement, dans des conditions qui demeurent obscures, à l’image de ses toiles qui marquèrent un tournant dans la peinture du XVIIè siècle.

Moi, Caravage, une pièce de et avec Cesare Capitani, d'après le roman de Dominique Fernandez mise en scène Stanislas Grassian critique coup de coeur Pianopanier ©B.Cruveiller©B.Cruveiller 

« Je ne veux pas de silence dans mes tableaux : je veux du bruit ! »

Car c’est aussi et surtout de peinture dont nous parle Cesare Capitani dans son spectacle. Au fil de l’épopée qu’il nous relate, les célèbres tableaux se reconstituent dans notre esprit. De « Corbeille de fruits » à « David et Goliath » en passant par « Méduse », les œuvres défilent sous nos yeux grâce à une scénographie qui reconstitue subtilement le clair-obscur du Caravage.
Mis en lumière tantôt par de simples bougies, tantôt par le jeu des projecteurs, les visages de Cesare Capitani et de sa partenaire de scène se détachent avec précision, finesse, réalisme.

Moi, Caravage, une pièce de et avec Cesare Capitani, d'après le roman de Dominique Fernandez mise en scène Stanislas Grassian critique coup de coeur Pianopanier ©B.Cruveiller

« De mon existence, j’ai fait un précipice…« 

Laetitia Favart (en alternance avec Marion Leroy) chante a capella des morceaux de Monteverdi et d’autres compositeurs italiens de la Renaissance, donnant un relief supplémentaire au spectacle. On comprend le succès remporté par celui-ci. Depuis 2010, plus de 430 représentations ont permis de ressusciter autant de fois l’immense artiste, le « peintre maudit ». Et c’est assurément de la virtuosité, non plus devant la toile, mais sur les planches qui nous cueille dès les premières minutes. La virtuosité d’un comédien franco-italien aussi bouillonnant, passionné, exalté, véhément, débordant, volcanique que l’était son modèle. Cesare Capitani ne peut laisser indifférent : à peine sorti de salle, le premier réflexe, le premier désir est de « se téléporter » immédiatement devant une toile du Caravage…

MOI CARAVAGE 
Á l’affiche de Lucernaire  – du 11 janvier au 12 mars (18h30 du mardi au samedi, dimanche 16h)
Une pièce de Cesare Capitani, d’après le roman de Dominique Fernandez « La Course à l’abîme »
Mise en scène Stanislas Grassian
Avec : Cesare Capitani et Laetitia Favart ou Manon Leroy (en alternance)
Spectacle en italien les mardis

Une Eclipse Totale pour un Julien Alluguette solaire

En 1871, Rimbaud (Julien Alluguette), jeune homme de 17 ans, arrive de Charleville et rencontre, à Paris, Verlaine (Didier Long), et son épouse Mathilde (Jeanne Ruff). Une attraction artistique autant que sexuelle s’opère immédiatement entre les deux hommes. Nous allons assister à un combat passionné qui durera deux années pleines.
La scène du Poche Montparnasse offre un décor magique pour l’expression de cet amour interdit. Face à un Rimbaud, animal, provoquant, rustre et raffiné se dresse un Verlaine, bourgeois, indécis et violent vis-à-vis de son épouse et de son enfant.
Ce qui émeut au plus haut point est l’interprétation offerte par les deux amants : le registre de la suggestion a été préféré à celui du voyeurisme. Mathilde, beauté intemporelle, incarne –en peu de mots mais avec une vraie posture- la délicatesse, la droiture et une forme d’ordre social.

La mise en scène proposée par Didier Long est d’un esthétisme pur. Seules deux banquettes noires, symétriques se font face et permettent un voyage agité, dans le temps et l’espace : Londres, Bruxelles… Nous accompagnons les deux hommes dans tous les paradis artificiels (alcool, absinthe) jusqu’à leur dernière étreinte, et à la mort de chacun d’eux, à 5 ans d’intervalle.

Au-delà du récit biographique, cette pièce enseigne la puissance de la passion comme acte créateur et destructeur, Rimbaud voulant « tout expérimenter dans sa chair afin de devenir lucide ».
À la sortie de la pièce, et comme dans l’inconscient collectif, ces deux poètes restent liés par un destin commun où la mort ne sépare pas totalement ce qui a été créé.

Magali Rossello

Rimbaud Verlaine, Eclipse totale
Á l’affiche du Théâtre de Poche Montparnasse jusqu’au 6 mai 2017 (mardi au samedi 21h)
Un texte de Christopher Hampton
Adaptation et mise en scène : Didier Long
Avec : Julien Alluguette, Jeanne Ruff, Didier Long

Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke

« Quand un prince va parler, on doit faire silence … »

De 1903 à 1908, Rainer Maria Rilke (Michael Lonsdale) entretient une correspondance avec un étudiant Franz Xaver Kappas (Pierre Fesquet), suite à une première missive dans laquelle le jeune homme confie douter de sa vocation d’écriture.
Les deux hommes ne se rencontreront jamais mais échangeront une dizaine de lettres traitant des grands thèmes existentiels.
Dans l’écrin du théâtre de Poche Montparnasse, Pierre Fesquet met en scène une forme de cabinet de réflexion : il y convoque chaque spectateur face à la mort, l’amour ou la solitude.
Nous assistons à une trinité poétique, musicale et spirituelle entre le personnage central, un Rilke christique -du fait de l’incarnation de Michael Lonsdale-, un Kappas vigoureux et un violoncelliste céleste : Fabrice Bihan (en alternance avec Emmanuelle Bertrand).
L’harmonie qui se dégage de ce spectacle est liée à la profondeur des textes et au talent, tout en humilité, des trois interprètes. Michael Lonsdale nous transmet autant d’émotions par ses mots que par ses silences et regards ; les enseignements de vie de Rilke nous sont révélés avec la douceur et la profondeur de celui qui a probablement beaucoup voyagé et aimé passionnément.

« Soyez patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre coeur. Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère ».

La voix enveloppante de Pierre Fesquet guide l’enfant endormi au plus profond de nous et nous accompagne dans un voyage intime. Il dévoile les connaissances que Rilke a découvertes par lui-même et qu’il a à cœur de transmettre à son jeune correspondant. La mise en scène retenue est une caresse délicate qui dessine les âmes et les corps des trois personnages dans toute leur authenticité.
Les échanges de mots sont ponctués par les morceaux interprétés par Fabrice Bihan, lunaire et lumineux. Il nous réveille avec Bach, Henze et Amoyel. Le cri du violoncelle -n’est-il pas l’instrument le plus proche de la voix humaine ?- nous connecte à notre nature profonde.
Il existe des auteurs et des interprètes qui vous transforment ; c’est le cas de cette pièce initiatique qui apporte, au croyant comme à l’athée, sérénité et rayonnement. Alors réservez un lundi soir et courez au Théâtre de Poche Montparnasse.

Magali Rossello

LETTRES A UN JEUNE POETE
Á l’affiche du Théâtre de Poche-Montparnasse jusqu’au 10 avril 2017 (lundi 19h)
Texte de Rainer Maria Rilke
Mise en scène : Pierre Fesquet
Avec : Michael Lonsdale, Pierre Fesquet
Violoncelle : Emmanuelle Bertrand ou Fabrice Bihan (en alternance)

Letter to a man, quand un monstre sacré interprète un autre monstre sacré

« I like lunatics. I like lunatics because I know how to talk to them. »
« J’aime les fous. J’aime les fous parce que je sais leur parler. »

Des extraits du journal de Nijinsky nous parviennent en voix-off et par bribes, en anglais, en français et en russe. Le danseur hors pair du début du siècle dernier l’avait écrit en six semaines avant de se faire interner en asile psychiatrique. C’est seul en scène que Mikhail Baryshnikov interprète cette grande personnalité. Non pas en tant que personne, mais comme un personnage, comme une idée de la danse, de la folie, de la vie artistique, de l’artiste. À la fois acteur et danseur, Baryshnikov fait le lien entre les extraits de ce journal et la mise en scène acidulée, implacable et radicale de Robert Wilson.

Tout est calibré, rythmé, millimétré. La cadence de la musique et les jeux de lumières sont nets et les mouvements précis. On est ébloui par les sons, les images, les émotions qui s’en dégagent. On ne cherchera pas de naturalisme. Le visage peint en blanc de Mikhail Baryshnikov nous plonge à la fois dans l’univers clownesque et dans celui du cinéma muet. Toutes ses expressions en sont agrandies.

Letter To A Man, un spectacle de Robert Wilson avec Mikhail Baryshnikov inspiré de Diary of Vaslav Nijinski, critique Pianopanier au théâtre de la Ville© Lucy Jansch 

Malgré une certaine froideur dans cette mise en scène si incroyable et calculée, on est ému et impressionné de voir à quelques mètres de soi ce grand grand grand monsieur de la danse. On voit celui qui fait onze pirouettes dans le film « Soleil de nuit », et dont l’histoire est finalement proche de celle du danseur qu’il interprète : quitter l’Union Soviétique pour danser aux Etats-Unis. Cet artiste respire la liberté et la grandeur de cœur dans ce qu’il accomplit sur scène. On assiste à une véritable leçon de plateau : tous ses gestes sont majestueux, incarnés, passionnés.

C’est puissant, c’est magique.
Le spectacle affiche complet jusqu’au 21 janvier à l’espace Pierre Cardin, mais avec un peu de patience, il est possible d’obtenir des places de dernière minute : cela vaut largement le coup, croyez-moi !

LETTER TO A MAN
Á l’affiche du Théâtre de la Ville  – du 15 décembre 2016 au 21 janvier 2017 (20h30 du mardi au samedi)
Mise en scène, décors & conception lumières : Robert Wilson
Avec : Mikhail Baryshnikov

Vu du Pont Odeon Théâtre de l'Europe Ateliers Berthier Charles Berling mise en scène Ivo van Hove reprise 2017 critique Pianopanier

Je suis venue, j’ai vu du pont, j’ai été convaincue…

« On voudrait parfois crier gare et dire sans ménagement à un homme de façon précise ce que lui réserve l’avenir. »
L’avocat Altieri – l’excellent Alain Fromager – fait figure de Chœur, de Cassandre.
Il s’apprête à nous exposer le destin d’Eddie Carbone, un docker new-yorkais qui travaille dur pour élever Catherine, la nièce de sa femme Béatrice. Un destin qui va prendre la forme d’un véritable drame antique. Ivo van Hove avait d’ailleurs déclaré s’être attaqué à la pièce d’Arthur Miller comme à une tragédie grecque.

Très vite, on se sent happé par l’intensité des rapports unissant les six personnages. Chacun d’eux défend des enjeux considérables. L’apparent dénuement de la scénographie nous recentre sur l’essentiel : les différents combats qui se livrent sous nos yeux. Combat d’un homme fou d’adoration pour celle qu’il ne lui est justement pas permis d’aimer. Combat d’une femme pour son mari qu’elle voit s’éloigner, se détruire et se perdre. Combat de deux immigrés italiens qui luttent contre la pauvreté et la mise à l’écart.

Vu du Pont Odeon Théâtre de l'Europe Ateliers Berthier Charles Berling mise en scène Ivo van Hove reprise 2017 critique Pianopanier© Thierry Depagne

Pour incarner ces combattants, ces guerriers, ces lutteurs aux pieds nus, Ivo van Hove a rassemblé une troupe d’exception. Charles Berling, troublant de désespoir, de sincérité, de colère rentrée, de passion jalouse, apparaît au sommet de son art. Face à lui, deux comédiennes se le disputent : une incroyable Caroline Proust – trop rare sur les scènes de théâtre – et la jeune et prometteuse Pauline Cheviller. Nicolas Avinée, le plus jeune des frères, impose une remarquable et saisissante figure de héros. Chacun d’eux prend place dans l’arène façon ring de boxe proposée par Ivo van Hove. Une arène qui se déploie au coeur même des spectateurs, grâce à un dispositif trifrontal extrêmement approprié.

La scène finale est aussi belle que bouleversante, elle referme la page ouverte par Alfieri au tout début du spectacle. On comprend d’où vient cette pluie mystérieuse. On la voit après l’avoir entendue. On sort de là un peu sonné, comme si l’on avait pris place sur ce fameux ring, et le combat orchestré par l’un des plus grands metteurs en scène nous restera longtemps en mémoire…

VU DU PONT
A l’affiche de l‘Odéon Théâtre de  l’Europe  – du 4 janvier au 4 février aux Ateliers Berthier (20h)
Une pièce d’Arthur Miller
Mise en scène Ivo van Hove
Avec : Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust

C’est noël tant pis… de Pierre Notte tant mieux !

« Pense un peu à ta mère, c’est son dernier noël – ça lui fait tellement plaisir qu’on soit tous là chez elle pour lui fêter son dernier noël ».

Dans cette famille quelque peu cabossée – mais n’importe quelle famille ne l’est-elle pas un minimum ?- il y a d’abord le père qui n’a jamais rien décidé de sa vie et qui n’appelle pas sa femme autrement que « maman ». Ensuite, il y a la mère, la fameuse « maman » du père, devenue méchante à force d’être triste, qui comble un vide intérieur en se bourrant de sucreries. Il y a aussi Nathan, l’ainé des fils, « celui qui prend toute la place de fils modèle unique flanqué d’un petit frère ». Et puis il y a Tonio, le petit frère en question qui se sent mal aimé (« je voudrais savoir s’il y a quelqu’un ici pour qui je suis autre chose qu’à peu près rien »). Enfin, il y a Geneviève, la femme de Tonio, la pièce rapportée « qui en a sa claque de prendre des claques ».

C'est noël tant pis, Pierre Notte, Théâtre du Rond-Point, avec Bernard Alane, Brice Hillairet, Sylvie Laguna, Chloé Oliviers, Renaud Triffault, Romain Apelbaum, critique Pianopanier
© Claire Fretel

Tout ce petit monde se retrouve le soir de noël pour le traditionnel et hélas incontournable repas de famille, chez la grand-mère plus réellement vaillante. Un sapin auquel il manque ses boules, des cadeaux qu’il faut désempaqueter, une dinde pas encore décongelée, une galette des rois en guise de bûche… tout semble déjà mal embarqué lorsqu’on découvre la grand-mère gisant nue sous la table.
Grâce à la scénographie ingénieuse, le sapin qui s’était transformé en table de salle à manger devient lit d’hôpital, et c’est dans cette chambre, autour d’une aïeule mourante, qu’aura lieu la veillée de la Saint-Sylvestre.

cest-noel-tant-pis-2©Giovanni Cittadini Cesi

De  chambre d’hôpital en alcôve mortuaire, de tentative de suicide en règlements de comptes et autres lavages de linge sale, de reproches en insultes et de bousculades en jérémiades, la soirée perd en rituel et gagne en dramaturgie. C’est le grand déballage : on se dit tout, en criant, hurlant, pleurant et même en chantant…car il y a toujours des chansons dans l’univers de Pierre Notte.

« Pour finir l’amour l’emporte sur tout, surtout quand les suicides ratent et que les enfants acceptent de bien vouloir suivre l’ordre normal des choses et de ne pas mourir avant leurs parents ».

S’il y a des ritournelles dans les spectacles de Pierre Notte, il y a surtout des textes plein de finesse, de subtilité, d’humour et de verve. Un texte porté ici par cinq excellents comédiens qui s’emparent des névroses de leurs personnages, provoquant souvent le rire, mais le rire de Beaumarchais. Continuons de rire grâce à des artistes comme Pierre Notte : ses créations sont de véritables cadeaux…de noël.

 


C’EST NOEL TANT PIS
Du 29 novembre au 30 décembre 2016, 21h au Théâtre du Rond-Point
Texte, mise en scène et chansons : Pierre Notte
Avec : Bernard Alane, Brice Hillairet, Sylvie Laguna, Chloé Oliviers, Renaud Triffault, en alternance avec Romain Apelbaum

Dark Circus : chapiteau sur écran blanc

« Venez nombreux, devenez malheureux ! »

C’est ainsi que nous sommes invités à venir assister à une représentation du Dark Circus. D’un coup, la voix du Monsieur Loyal – celui-là même que l’on retrouvera sur la piste – nous fait remonter le temps. À coup de mégaphone, cette voix nous ramène en enfance, plus précisément à nos vacances d’enfants, et encore plus précisément à cet instant où la caravane passait. Annonçant clowns, trapézistes, lions et autres personnalités surprises, cette voix était synonyme de bonheur à venir.

Dark Circus, Compagnie STEREOPTIC, Romain Germond, Jean-Baptiste Maillet, d'Avignon 2016, Monfort Théâtre
© Christophe Raynaud de Lage

Alors pourquoi ce message ? Qu’a-t-il de particulier ce cirque ? Qu’a-t-il de dark ce circus ? Cet « anti-cirque » ? Aussi noir que nos souvenirs de cirque d’enfance sont colorés, il laisse s’écraser au sol les acrobates et dévorer les dompteurs. Les numéros s’enchainent au rythme des catastrophes. Il semble que pas un artiste ne sorte indemne de cette funeste piste aux étoiles. Jusqu’à ce que jaillisse du chapeau d’un jongleur une touche de couleur. Rouge sur noir, rouge sang, rouge du nez rouge du clown, rouge salvateur qui chassera la tristesse et nous remettra sur la véritable route de l’enfance.

 

Dark Circus, Compagnie STEREOPTIC, Romain Germond, Jean-Baptiste Maillet, d'Avignon 2016, Monfort Théâtre
© JM Besenval

Romain Germond et Jean-Baptiste Maillet les ont gardés, leurs yeux d’enfants. Grâce à ces yeux-là, avec trois fois rien -du carton, des fusains, des feutres, du papier-, ils donnent vie à l’univers de Pef. On a parfois du mal à croire qu’ils ne sont que deux pour créer autant de féérie : les esquisses succèdent aux dessins animés qui laissent eux-même place à des marionnettes. Une profusion d’images qui n’a rien à envier aux compositions sonores du spectacle. Multi-instrumentiste, Jean-Baptiste Maillet ajoute de la magie à la magie, allant même jusqu’à métamorphoser sa guitare en dompteur aux allures de gitan.

Nous ne sommes plus au théâtre mais au cirque ; chaque numéro qui se termine, aussi sombre soit-il, nous fait taper des mains pour réclamer le suivant. Merci STEREOPTIK de nous rappeler que nous sommes à jamais des enfants.


DARK CIRCUS
Du 29 novembre au 17 décembre 2016, 20h au Monfort Théâtre
Création et interprétation : Romain Germond et Jean-Baptiste Maillet de la Compagnie STEREOPTIK
D’après une histoire originale de PEF
Ce spectacle sera accueilli dans le cadre du PULP Festival à la Ferme du Buisson du 21 au 23 avril 2017

M’man, ou les muets cris du cœur

Au centre du large plateau du Théâtre du Petit-Saint Martin, peut-être une caisse de transport(s), pas vraiment des murs, plutôt des cloisons… – une cube aux parois largement ouvertes, grandes baies face au public et côté jardin; quelque chose comme une boîte de Pétri dans laquelle on observerait ces étranges bactéries qui composent une cellule familiale…

La pièce s’étire sur une dizaine d’année, de dîners d’anniversaire en cornet de glace à la plage, cinq conversations comme autant de condensés de vie, entre Gaby, jeune homme mal grandi, trentenaire encore célibataire, toujours sans emploi, toujours au domicile familial, et sa « M’man », Brunella, mère fantasque et impitoyable, femme (« – Toi aussi tu es une femme, m’man – Ah oui, depuis quand ? ») inquiète et passionnée, quittée il y a bien longtemps par le père.

Fabrice Melquiot, auteur apprécié des scènes françaises et européennes, sait parler d’aujourd’hui. Il est né à Modane, ville savoyarde frontière de l’Italie. Il y campe « M’man », comédie douce-amère, portrait d’une famille d’entre-deux, ni aisée, ni déclassée, dans cet espace d’entre-deux, petite ville sans grand charme nichée au creux de la magnifique Vanoise, où l’on peut oublier que l’on est français « Depuis l’annexion de la Savoie ! ça fait 150 ans m’man ! », où l’on va encore, de génération en génération, faire le marché à Bardonecchia, de l’autre côté de la frontière… On est au XXIe siècle puisqu’on paye (trop cher) le panettone en euro, mais un XXIe siècle d’entre-deux aussi, avec un petit air désuet, où le téléphone fixe est mural, à fil et beige, où l’on écoute des cassettes sur un walkman…

Le décor a du charme, une bribe d’appartement, une cuisine, un coin canapé, un endroit simple et chaleureux. Pour figurer le temps qui passe, l’idée est jolie de faire tourner ce décor sur lui-même, en une littérale volte des saisons ; on pourra cependant sans doute trouver la manipulation envahissante, donnant beaucoup de poids, de présence, à ce bout de maison, le surchargeant d’une signification peut-être un peu volontariste.

« Gaby, tu arrêtes de te promener dans ma cuisine
comme si c’était le centre-ville ! »

Ce soir, on fête l’anniversaire de Gaby. Il a mis le couvert, préparé le souper, fait un gâteau, un peu de ménage, 30 ans ça se fête ! Brunella, sa « m’man », bichonne un passé qu’elle aimerait oublier… « fallait pas nettoyer les photographies ; les photographies doivent se couvrir de poussières, les lèvres des photographiés bleuirent, les visages devenir gris, c’est normal ».

Ils se taquinent, se chamaillent, se confient, se réconcilient, parlent beaucoup, mais pas suffisamment, au fond : elle, à lui : « tu as mal au ventre parce que tu y ranges des phrases à l’intérieur, au lieu de déranger les gens avec ».

Cristiana Reali, mère-Médée magistrale et si humaine

Yeux trop maquillés, leggings et chemise à carreaux (c’est le metteur en scène qui a choisi les très pertinents costumes), blondeur approximative, Cristiana Reali rencontre ici un rôle qui permet à son talent et son humanité de se déployer bellement. Elle compose avec une précision remarquable et surtout une grande générosité cette Brunella, Médée rancunière, dévorante comme il se doit, et chaleureuse, débordante de tendresse… « Tu me fais penser à un vieux baromètre déréglé qui passe du beau temps au mauvais en un instant » s’en amuse et s’en fatigue son rejeton… Mère à 17 ans d’un fils trop grand, presque jumelle de Sara Forestier, dans La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, de ces mères dont l’adolescence semble si près. Brunella/Gaby, une génération au-dessus, mais finalement quelle différence – sinon que son fils est déjà un adulte – mais un adulte-enfant, lui aussi décalé, les deux âges en lui, que l’on sent en lutte l’un contre l’autre, chacun mécontent, l’enfant buté toujours captivé et captif des rets maternels, pas prêt encore à couper le cordon, l’adulte engoncé, bridé, qui aimerait ouvrir ses ailes mais ne s’y résout pas.

Robin Causse, jeune comédien à la silhouette longiligne, donne à Gaby de sa fraîcheur, sans doute même de ses maladresses, et une gestuelle retenue qui raconte beaucoup de ce personnage emprunté, entravé par l’amour débordant de sa mère et par ses propres tabous. Ce fils couvé trouvera une virilité inattendue en costard de velours bleu, voix de velours et œillades assorties, lors d’une échappée – aussi au sens strict : un des rares moments hors de la boîte/maison -, un karaoké où se mêlent malice et émotion, où l’on passe du sourire à une curieuse et nostalgique tendresse.

Vacillements de l’âme

Vie restreinte, enclose entre ces quatre murs, enserrée par les nœuds relationnels de la mère et son fils, mais aussi contrainte par l’horizon fermé de cette ville en bout de pays, Modane, ville à la frontière, à la lisière : pas une ville-carrefour traversée de mille courants, plutôt une ville-couloir que ceux qui viennent de plus loin traversent sans émoi. « Tu aurais pu passer le concours de la SNCF. Vivre à Modane et ne pas passer le concours, c’est suspect ».
Ville assez grande pour qu’on n’ait pas besoin d’ailleurs « Ici on a les montagnes », mais trop petite pour y rêver : quand Gaby tombera amoureux ce sera d’une jeune femme de l’autre bout du continent, de loin.

Dans des brumes d’alcool, un secret sera dévoilé, l’ombre qui hante Gabriel a enfin un nom, le décor s’est petit à petit dénudé, le récit aussi, ce qui devait être tu (ou ce qui devait être dit ?) a été dit. On flanche avec eux, est-ce qu’ils seront plus seuls, ou moins, maintenant que le secret a surgi, est-ce qu’ils sauront mieux s’aimer, mieux s’entendre. On hésite ; ce qui est sûr, c’est que Brunella et Gaby nous semblent moins adolescents, subitement – on ne sait pas encore si c’est une bonne nouvelle. Le cœur un peu serré, on le leur souhaite. Deux beaux comédiens, pleins de douceur, dirigés avec justesse et sensibilité par Charles Templon, ont donné vie à deux personnages à l’humanité fragile, personnages qui semblent de peu, de vies modestes, mais dont les vacillements de l’âme ne sont pas moins troublants et touchants que ceux de la flamme qui hésite entre s’éteindre ou se raviver de plus belle.

Marie-Hélène Guérin

 

M’MAN
À l’affiche du Théâtre du Petit Saint-Martin jusqu’au 31 décembre
Une pièce de Fabrice Melquiot
Mise en scène Charles Templon
Avec Cristiana Reali, Robin Causse