Parlons d’autre chose, choral de la jeunesse

9 chaises en ligne, 8 jeunes filles qui semblent sages, mocassins, jupettes, un clavier d’ordinateur à leurs pieds, 1 jeune homme en bout de ligne qui leur tourne le dos.
Chacun va se présenter, on fait connaissance avec la classe de terminale L du lycée Saint-Sulpice, le ton est grave, les visages sont fermés, la jeunesse ne s’avance pas le sourire aux lèvres.
Une communauté bien huilée, avec ses secrets et ses règles strictes. Un « repère» qui leur permet de s’extraire d’une société qui les asphyxie.
Jusqu’au jour où…
Lors d’un de leurs rendez-vous clandestins, tout dérape. La violence jusqu’ici contenue se défoule jusqu’à l’insupportable.
Début d’un naufrage pour cette jeunesse… ou possible résilience?

Un spectacle actuel, pertinent et plein d’humour qui questionne en profondeur
les horizons possibles d’une génération nourrie à grandes cuillerées de crise.
Léonore Confino

La mise en scène de Catherine Schaub propose un dispositif simple et franc, tout le monde à vue tout le temps, en action ou en attente, en groupe, en individu, ou en groupe-individu, petit chœur antique d’aujourd’hui. On parle beaucoup, on s’adresse au spectateur, on l’apostrophe directement ou on l’oublie pour se plonger dans le jeu, on chante, on danse. Beaucoup de musiques traversent le spectacle, variées comme celles du quotidien, sons pop dance Lady Gaga, standards plus rares, Wild is the wind, Lillies of the valley
 
Parlons d'autre chose - photo 01

Décérébrés ? maladivement connectés ? incapables d’engagement politique ?
ou familial ? limités dans leur vocabulaire ? matérialistes ? Mais pas seulement.
Alors s’il vous plaît, parlons d’autre chose.

Léonore Confino dresse un portrait de génération nourri des questions adolescentes.
Les peurs grandes et petites, j’ai peur de déplaire à mes parents, peur du cancer du sein, peur de boire de l’eau avec une tartiflette, peur du vide… “Mais on ne peut pas avoir peur du vide, il y a toujours quelque chose pour le remplir : la mort de Michaël Jackson, la mort de Jean-Paul II, les sms illimités, la carte de ciné illimité…” Pour oublier tout ce qu’on sait, on a trouvé une solution miracle, on fait la fête. Et ça nous coûte cher en alcool.

On n’est pas en colère, faut du temps pour la colère.

Les amours, la jalousie, la peur de l’amour, plutôt baiser sans aimer, ça évite de souffrir, ça évite de se faire embobiner par la neurochimie “l’amour c’est mieux dans les livres, l’amour c’est mieux chez les vieux”, fredonne-t-on en chœur…
Et le corps ? qu’en faire, comment l’aimer, l’accepter, le transformer, peut-on se plier à l’injonction de perfection sans se détester, peut-on résister à l’injonction, veut-on résister… ?; et la liberté ? la soif de liberté, celle qu’on peut admirer chez la “chanteuse à succès international” : “Lady Gaga, elle est libre. La chanteuse à succès international, elle danse. Et elle danse comme si un rappeur l’obligeait à s’éclater dans son clip, sauf que le rappeur, il est éjecté, il a plus besoin d’être là”; et l’amitié ? “Nous, c’est vachement important pour nous”.

Parlons d'autres choses - photo

Autogénération de la jeunesse

Et les hommes ? Comment faire avec eux, avec l’image qu’on a de l’ancestrale phallocratie qui a soumis nos mères ? Leur faire payer, leur pardonner, continuer ? Chacune cherche, ensemble elles vont repousser les limites, découvrir le pouvoir des dangereuses amazones qu’elles peuvent devenir, l’apprivoiser peut-être, avec la complicité un peu rudoyée de l’ami Tom…

La lutte est âpre mais la (ré)conciliation possible : au bout de ce parcours initiatique cette jeunesse clame – comme toutes les jeunesses de tous temps ? – son envie de “réinventer tout, le couple, l’éducation, le désir”. Et affirme, enfin solaire, que “ce qui est sûr, c’est qu’on est bien vivant, et en mouvement”.

Les questions posées sont sans doute celles qui se posent depuis que l’adolescence existe, mais elles sont offertes sans impudeur et sans tabou. Et elles sont portées par une belle justesse d’observation, servies par une troupe aux personnalités riches, à l’énergie fraîche et intense, et cette jeunesse “bien vivant(e), en mouvement”, c’est très beau à voir.

Parlons d’autre chose
Actuellement à l’affiche du théâtre Tristan Bernard (jusqu’au 22 décembre)
Un texte de Léonore Confino
Mise en scène : Catherine Schaub
Avec Aliénor Barré, Solène Cornu, Marion de Courville, Faustine Daigremont, Thomas Denis, Marguerite Hayter, Elise Louesdon, Camille Pellegrinuzzi, Léa Pheulpin
Un spectacle du Collectif Birdland

 

Mes tissages

Un monde de questions et de réponses : celui des demandeurs d’asile en face des officiers de la république. Un monde de sphinx et d’énigmes. D’errances et de douleurs, dites, racontées, redites, traduites, transcrites, déformées, raturées, tapées, transmises, répétées. Un palimpseste humain.

Qui parle à qui ? Qui est le noir ? Qui est le blanc ? Où est la salle ? Où est la scène ? Qui sont les gentils ? les méchants ? La vérité… qui la dit ? Qui la détient ? Qui la veut ? Ces demandeurs d’asile ont échappé à leurs enfers… Mais pour quel paradis ? Toutes ces binarités semblent bien absconses, réductrices, ridicules. D’un manichéisme grossier. La réalité est bien plus complexe et ce spectacle nous la donne à voir, intimement, subtilement, avec délicatesse et précision.

 © Christophe Raynaud de Lage

Moi, spectatrice, je me regarde tomber dans les pièges de la norme. Découvrir après coup que le spectateur était acteur, la noire ébahie était en fait une russe, que la blanche glaciale est devenue réfugiée tremblante, que le noir éperdu est européen.

Trois acteurs. Dont deux femmes. Dont deux noirs. Qui joue quoi ? Les repères sont perdus, le jeu des acteurs ne se laisse pas enfermer dans une case, une esthétique, et les comédiens glissent de la salle à la scène, d’un personnage à l’autre, d’une ethnie à l’autre. Les paroles sont dites, redites, traduites, répétées. Les langues chantent. La musique de l’albanais nous enveloppe, les traductions deviennent échos, les regards se font miroirs… Les pudeurs s’exposent sous la lourde lampe torche de l’administration. Trois comédiens et une intimité pour dire le déshabillage tremblant des âmes sous les regards blasés des gardes de l’Europe, satisfaits, sûrs de leur fait, agissant au nom de la richesse et de l’ordre.

Rien n’est appuyé. Les choses sont dites. Ce théâtre fait sens. Il est politique. Ancré dans le monde. Dans notre (in)humanité d’aujourd’hui. Le théâtre d’Aiat Fayez et de Matthieu Roy ne brouille pas les pistes, il tisse et métisse les êtres, au creux des âmes, au cœur des costumes, des personnages. Et le public même est pris dans les mailles de ce textile précieux, de langues, de cœurs et de vies.

Métissons.

Agnès  T.

Spectacle vu à la Scène Thélème 
Texte : Aiat Fayez
Commande d’écriture et mise en scène : Matthieu Roy
Avec Hélène Chevallier, Gustave Akakpo et Aurore Déon

Dates de tournée ici

 

Maelström, un grand cri muet

Une jeune femme brune semble attendre, dans un abribus. Elle est menue, athlétique, elle a la voix sourde. Directement au creux de nos oreilles.
Les spectateurs sont munis de casques audio. Vera, l’ado qui soliloque au coin d’une rue aveugle à sa présence, est sourde. Si elle n’a pas ses implants cochléaires en marche, y’a rien qui passe. Écoutilles fermées, elle dedans les autres dehors. Quand elle parle, ça sort mal, de guingois. Nous, c’est sa voix intérieure qu’on entend, flot continu, directement de l’intérieur d’elle à l’intérieur de nous.

C’est le monologue d’une ado emplie de chagrin, de rancoeur; emphatique, grandiloquente, absolue comme on peut l’être à 15 ans, quand une peine de coeur peut sembler terrible comme un avion qui percute une tour; en colère contre un siècle dont l’école lui apprend qu’il a vu naître en 1933 des lois qui ont décidé que les gens “comme elle” n’avaient pas le droit de procréer; furieuse, rêveuse, vorace de vie comme on peut l’être à 15 ans.
Maelström - une pièce de Fabrice Melquiot - avec Marion Lambert - photo Thomas Guené Photo © Thomas Guené

3 bonnes raisons de se laisser emporter par ce Maelström (ou 4) :

1 – Pour la rencontre avec une comédienne, Marion Lambert, bouillonnante, feu follet, dirigée avec finesse. Une expressivité très vive, très mobile, parfaitement maîtrisée, sans l’ombre d’une approximation. Un engagement sans faille du corps, du timbre, du regard et du moindre souffle.

2 – Pour l’intelligence et la richesse du dispositif. La scénographie est très actuelle, des “boîtes” vitrées, coulissant sur des rails – avec la modernité d’assumer la manipulation à vue. Boîtes de verre : boîtes de Pétri, prisons, vitrines… mais aussi lieux ouverts, d’où l’on voit l’extérieur, d’où l’on peut sortir. Le travail sur la matière sonore est d’une grande cohérence par rapport au propos. La voix de la comédienne se niche droit dans les oreilles du public, se fiche droit dans son cœur. Les bruits de la ville circulent, se gonflent, refluent, créent un véritable espace sonore.

3 – Pour le texte, elliptique, en spirale, qui suit les rebonds et vagabondages de la pensée intime de Vera.

4 – Pour un sourire qui disparaît aussi vite qu’il été apparu, lumineux et immense comme un soleil, fugace et obstiné comme un battement d’aile de papillon dans une tempête.

Marie-Hélène Guérin

 

MAELSTRÖM
De Fabrice Melquiot
Mise en scène : Pascale Daniel-Lacombe
Avec Marion Lambert (en alternance avec Anne-Clotilde Rampon)

Guettez les dates de tournée, d’octobre 2018 à avril 2019 : vous les retrouverez sur le site de la compagnie : https://theatredurivage.com/creations/maelstrom

ILLUSIONS : il était une fois l’amour. Ou pas.

Une fois n’est pas coutume, nous commencerons cette chronique festivalière par un conseil exclusivement réservé aux lecteurs de PIANO PANIER.
Il faut en effet essayer d’être au tout début de la file d’attente d’ILLUSIONS, pour pouvoir être les premiers à pénétrer dans la salle 2 du 11 Gilgamesh et bénéficier d’un privilège particulier. Nous n’en dirons pas plus. Conseil d’ami. Faites-nous confiance. Dès que le noir se fait, quatre comédiens prennent place au cœur du plateau. Deux femmes, deux hommes. Nous ne connaîtrons jamais leurs noms. Ne saurons rien d’eux. Mais nous serons invités, par leur parole, à écouter une histoire. Ou plutôt, des histoires. Tout d’abord celle de Sandra et de Dennis, un couple lié par cinquante-deux ans d’amour sans nuages. Au crépuscule de sa vie, sur son lit de mort, Dennis prend la main de Sandra et, avant de partir, tient à lui livrer la plus belle déclaration d’amour qui soit.

Illusions Ivan Viripaev, mise en scène Olivier Maurin, Cie Ostinato, 11 Gilgamesh © Jeanne Garraud

On imagine la scène. C’est la première femme, incarnée par Clémentine Allain, qui nous la narre dans les moindres détails, au cours d’un long monologue où l’émotion peu à peu grandit et la submerge. Les spectateurs que nous sommes accueillent cette histoire dans un très grand silence, suspendus aux lèvres et aux yeux de la narratrice, qui prend bien soin de nous envelopper collectivement, par un jeu de regards pénétrants, dans sa belle histoire. Quand celle-ci se termine, on « entend » le silence. Toute la salle est manifestement cueillie par ce que nous venons d’entendre.
C’est alors que la deuxième femme prend la parole. Elle est interprétée par Fanny Chiressi, dans un registre moins empathique mais plus direct. Elle va nous raconter, à son tour, l’histoire d’une autre déclaration. Celle d’un autre couple de personnes âgées, Robert et Margaret. Et cette histoire va très vite apporter un éclairage radicalement différent sur celle de Dennis et Sandra.

Illusions Ivan Viripaev, mise en scène Olivier Maurin, Cie Ostinato, 11 Gilgamesh © Julie Allard-Schaefer

Il ne faut bien entendu pas révéler ce que nous apprendrons. Après la deuxième femme, ce sont ensuite les deux hommes, interprétés par Mickaël Pinelli et Arthur Fourcade qui prendront tour à tour la parole et lèveront un nouveau voile sur l’histoire croisée des deux couples Dennis-Sandra et Robert-Margaret.
C’est pourtant, en filigranes, une très belle histoire que l’on écoute avec émotion : il s’agit bel et bien d’ausculter ce qu’est l’amour entre deux personnes, de comprendre son origine, sa raison d’être. Mais au fur et à mesure que la pièce avance, comme autant de focales que l’on appliquerait sur un objectif, notre vision devient de moins en moins précise… alors même que les quatre personnages s’emploient paradoxalement à nous livrer des anecdotes très précises, des détails plus nombreux, et à utiliser des périphrases qui ne laisseraient planer aucun doute sur l’authenticité de leur parole.

 

Illusions Ivan Viripaev, mise en scène Olivier Maurin, Cie Ostinato, 11 Gilgamesh

 «Et maintenant, je veux vous raconter une soirée »

C’est tout le sel de cette pièce écrite par l’auteur russe contemporain Ivan Viripaev : par la grâce d’une écriture absolument virtuose, il met en place progressivement un savant jeu d’illusions, un savoureux système de poupées gigognes, où rien ne s’est vraisemblablement passé comme on nous l’a raconté. Le style est direct et s’emploie à nous convaincre sans aucune hésitation que les quatre personnages devant nous ont été les témoins de première main de ce qu’ils nous racontent. Ou peut-être l’ont-ils complètement inventé : et si la fonction du langage était le personnage principal de cette pièce décidément fascinante ? « Tout est vrai, puisque je vous le raconte » semblent nous dire en permanence les quatre personnages devant nous. Mais rien n’est moins sûr.

Illusions Ivan Viripaev, mise en scène Olivier Maurin, Cie Ostinato, 11 Gilgamesh

Il faut ici rendre grâce à la mise en scène d’Olivier Maurin, qui, par sa direction d’acteurs d’orfèvre, crée une intimité rare entre ses personnages et son public. L’utilisation d’un dispositif bifrontal, (et même un peu plus…), très original, nous place au cœur de cette narration collective.
Clémentine Allain, Fanny Chiressi, Mickaël Pinelli et Arthur Fourcade sont réellement formidables. A la fois habités par les histoires qu’ils racontent, et stimulés par le jeu qu’ils nous jouent, ils passent sans cesse de chaque côté du miroir avec une jubilation communicative. Leur jeu sans texte, leurs regards croisés, ou portés vers nous, sont particulièrement précis et efficaces.
« La fleur de l’illusion produit le fruit de la réalité », disait Paul Claudel. Nous sortons d’ILLUSIONS avec beaucoup de doutes sur la véracité des histoires qu’on nous a contées, mais avec une certitude, bien réelle : celle d’avoir assisté à une démonstration de théâtre de haute volée.

Stéphane Aznar

Illusions Ivan Viripaev, mise en scène Olivier Maurin, Cie Ostinato, 11 Gilgamesh

ILLUSIONS
Un spectacle texte d’Ivan Viripaev
Mise en scène : Olivier Maurin
Avec Clémentine Allain, Fanny Chiressi, Arthur Fourcade, Mickaël Pinelli
Avignon Off 2018 : au 11 Gilgamesh du 6 au 27 juillet à 17h05

 

Le Voyage de Miriam Frisch

De longues tablées de bois clair attendent les spectateurs, à leurs bouts deux estrades, sur les côtés deux écrans. On prend place, un petit verre à la main, coude à coude avec son compagnon peut-être, ou un inconnu. Quatre jeunes gens entament des silencieux rituels, lavage des mains, allumage des bougies… Des bouteilles d’eau, de vin, passent de main en main… Autour de ces tables de banquet va pouvoir se déployer l’histoire du spectacle.
Linda Blanchet a composé ce récit à partir l’ histoire de Miriam Coretta Frisch, jeune Allemande qui a décidé de partir en kibboutz pendant 7 semaines, l’année de ses 25 ans, en 2012. Du témoignage de cette expérience, enrichi par un travail collectif de la troupe sur les questions d’identité, de transmisson, elle a fait naître une forme hybride – théâtre documentaire autant que monologue polyphonique -, où se côtoient fragments de réalité et fantaisie, faux reportage et vraies confidences, entretien à la webcam et séances diapos, touchants moments de chants et cuisine paternelle…
Et si le “kibboutz” signifie la “collectivité”, Miriam dans sa quête de sens et de communauté sera collégiale : ils seront quatre à offrir leur voix, leur corps, leurs souvenirs, à Miriam, la jeune femme en quête d’identité : elle sera brune, blonde, garçon ou fille, elle changera de taille, de couleur de peau, d’accent !

Qu’est-ce qui fait courir Miriam Frisch ?

“Je voulais voir ce qui se cache derrière l’idée du collectif, comment les gens s’organisent ensemble”… mais aussi “je me demandais qu’est-ce qui était possible en dehors du capitalisme”… mais surtout “j’avais une sorte de culpabilité abstraite” : un besoin – pour celle qui est de la génération d’après la génération d’après – de prouver qu’être un Allemand ce n’est pas forcément être “un monstre”, de passer outre le passé, sans l’oublier. Miriam, jeune femme allemande, non juive, pérégrinant en ce début de XXIe siècle de kibboutz en kibboutz, porte ces questions de son temps. Les rêves personnels, les envie d’utopie se frottent au lourd poids de l’Histoire, et de l’histoire familiale.

4 bonnes raisons de prendre part au voyage de Miriam Frisch :

1 – Les comédiens, tour à tour dans la narration ou l’action, ont tous les quatre de la pertinence, de la bienveillance et de la sincérité. Quatuor harmonieux et vivace, ils sont aussi justes dans la légèreté fantasque que dans la gravité.
2 – Il est bon parfois de laisser de côté les réponses pour offrir de l’espace et du temps aux interrogations. Ici, on leur accorde la place d’honneur – aux “pourquoi”, aux “comment”, aux “que faire avec hier”, aux “pourquoi faudrait-il forcément faire avec hier”, “comment faire pour demain”… chacun fera son propre voyage en compagnie de Miriam Frisch pour débusquer celles qui résonnent en lui, celles qui creuseront un sillon qui fera une place à une réponse, peut-être, un jour.
3 – L’intelligence du dispositif, qui s’affranchit des frontières entre réalité et fiction à chaque rouage : dans l’écriture, dans la mise en scène, dans le registre de jeu, dans le rapport “scène-public”.
4 – Un de ces cadeaux que fait parfois le théâtre au spectateur : l’occasion d’un partage.

Marie-Hélène Guérin

 

Le Voyage de Miriam Frisch, Compagnie Hanna R Photo © Gaëlle Simon

LE VOYAGE DE MIRIAM FRISCH
Un spectacle écrit et mis en scène par Linda Blanchet
Avec Calypso Baquey, Angélique Zaini, William Edimo, Cyril Texier ou Maxime Coggio
Avignon Off 2018 : à La Manufacture du 6 au 26 juillet à 17h55

Chili 1973 : Rock around the Stadium

Le foot et le rock ont une emprise et un retentissement mondial sans équivalent. Les dictatures aussi ! En mettant en parallèle le déclin de l’esprit du rock, la montée des dictatures en Amérique du Sud et la consécration du roi football, la compagnie Escabelle propose un spectacle coup de poing, une pièce de théâtre musical non fictionnel que ne renierait pas Elise Lucet.

Chili 1973 : rock around the stadium

Le 11 septembre 1973, coup d’état au chili. Le stade de Santiago se transforme en camp de concentration où plus de 12 000 opposants y seront torturés, violés, assassinés -il est vrai qu’un stade de foot, pour ça, c’est idéal !… Le tube planétaire Angie des Rolling Stones, sorti la même année, y sera diffusé à fond par le pouvoir militaire pour couvrir les cris des torturés. Le cynisme du pouvoir est poussé à son paroxysme au moment des phases de qualification pour la coupe du monde 1974… mais que vont-ils bien pouvoir imaginer pour jouer à domicile dans “le stade de la mort” ?

Chili 1973 : rock around the stadium

Trois raisons de prendre son billet pour les tribunes de CHILI 1973: ROCK AROUND THE STADIUM

1 – Un dirigeant de la FIFA vous confiera qu’un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour pouvoir organiser une coupe du monde dans de bonnes conditions. Et ce n’est pas faux !
2 – Un spectacle percutant, efficace, redoutablement ciselé, qui confère tout son sens au théâtre, en remplissant parfaitement sa fonction d’éveilleur des consciences.
3 – En revivant des évènements oubliés ou juste ignorés, ce spectacle est une succession de révélations toutes plus hallucinantes les unes que les autres, sur les liens terribles entre rock, foot et dictatures… ou comment le foot a été tué par Pinochet. Guitare et batterie live sur scène vous accompagneront devant le peloton d’exécution !

-Jean-Philippe Renaud-

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=wCp9aKqYH3Q]

CHILI 1973 : ROCK AROUND THE STADIUM
Ecrite et mise en scène : Hugues Reinert
Interprétation : Hugues Reinert , Kevin Le Quellec
Lumière / vidéo : Karim M’Sir
A la CASERNE DES POMPIERS du 7 au 23 juillet 2018, 19h15

Frères humains

Il y a des spectacles qu’on aimerait ralentir tellement on y prend du plaisir. On regrette qu’ils passent si vite.
Bien sûr on pourrait revenir les voir mais on sait que ce ne sera pas la même chose. Comme les bons livres, on envie ceux qui ne les ont pas encore lus. On voudrait pouvoir retrouver la virginité.
Comme un enfant ébloui à la fête foraine, de tant de lumières, de tant de bruits, on tourne la tête dans tous les sens, on ouvre le cœur à tous les vents, prêts à être surpris par une autre émotion.
On suffoque presque de tant de grâce. En douceur.
Déjà en le voyant, on voudrait le garder en entier en nous. Pouvoir s’y replonger.
On y repense comme à une rencontre amoureuse. Une soirée, une nuit d’amour.
Tel moment. Tel geste. Tel frisson. Tel regard.

Pas lu le programme. Juste une envie. Une intuition. On arrive à la Patinoire de la Manufacture.
De quoi ça cause?
Une fratrie. Nombreuse. Perdues au milieu, deux soeurs. Une absente, une présente.
Un chant. Délicat. Friable. Des chants.
Pas de micros. Ouf.

Une jeunesse s’approprie le théâtre, le fait avancer. Sans révolte. En douceur et en précision. Sur le fil de la justesse. Sans excès. Ou si plutôt : avec une telle justesse dans les excès qu’on l’y accompagne sans effort.
On pourrait citer sans doute des inspirateurs, des parrains de théâtre, conscients ou inconscients, mais ces fantômes sont déjà loin, digérés, intégrés. Ce théâtre-là est ici, maintenant; il est jeune, il regarde devant.

Un Homme Qui Fume c'est plus sain Collectif Bajour Festival Avignon La Manufacture coup de coeur Pianopanier

Dans ce spectacle le théâtre tremble, vit, progresse.
Avec intelligence, sans affectation, sans outrance, sans posture.
Il travaille le vrai, la matière humaine, la fouille sans la résoudre, sans la dissoudre. L’écorche et l’émeut.
Des pépites.
Je les garde.
Je ne raconte pas.

Allez-y.

Agnès T.

Un Homme Qui Fume c'est plus sain Collectif Bajour Festival Avignon La Manufacture coup de coeur Pianopanier

 

UN HOMME QUI FUME C’EST PLUS SAIN
Manufacture du 6 au 26 juillet, 11h30
Création collective de BAJOUR
Mise en scène Leslie Bernard

L’étoffe des rêves

« We are such stuff as dreams are made on, and our little life is rounded with a sleep. » – William Shakespeare.

A Pantin, au 49 de la rue des Sept Arpents, à quelques pas du métro Hoche, il y a une porte magique. Une porte qui ouvre sur le rêve, sur l’imaginaire, un lieu qui vous emporte loin de Paris, loin de votre vie, loin de tout.
Peut-être plus près de vous-même.

Entre les supérettes exotiques improbables et les réparateurs de téléphone portable, il y a une brèche. Il ne faut pas la manquer, il faut s’y enfoncer. Sans précaution. C’est la porte du Théâtre. Un théâtre pauvre et riche à millions, riche de ses folies et de ses costumes imprégnés de la sueur des comédiens, aux doublures teintes de maquillage, auréolés de sel, mais aussi brillants de vieil or, bruissants du poids des étoffes sur les parquets de chêne, un théâtre riche de son humanité, de ses humanités, de l’infini de l’humain, de ses pluriels.

Dans cette brèche, Shakespeare s’engouffre avec vous.

La Tempête.
Des êtres humains s’agitent sur le sable, s’ébrouent derrière l’immense voile écru. On entrevoit des miracles, des mirages. Shakespeare accompagne la folie des hommes, la dépèce, la fait tournoyer avec brio dans son moulin de flammes verbales, parfois tempérées d’amour, ou attisées de troubles et de colères.
Des clochettes retentissent, les bâtons de pluie font trembler l’air, les tambours immobilisent le silence, les flammes teintent l’espace, s’éteignent dans le sable. L’homme s’y vautre, s’y enterre, s’y noie, et en ressort. La tempête du théâtre transforme les hommes, les fait voir à eux-mêmes dans un miroir joyeusement déformant, leurs bassesses, leurs miraculeuses beautés, leurs désirs, des plus purs aux plus vils, leurs colères profondes et légères, l’ignominie de leurs vices comme la candeur de leurs espoirs.

 © Nourdine Mefsel

Une plaque de métal tremble et nos coeurs s’agitent, le navire est là, derrière un voile de brume, peuplé de mille silhouettes. La machine du théâtre se met en branle, dans la lueur des projecteurs et des bougies. Du sable, des bambous, des canisses, l’élégante silhouette d’un tronc de bois flotté, des voiles qui se hissent, se tordent, qui recèlent en leurs noeuds des princes, des songes, des mystères, des comédiens qui livrent leurs corps et leurs âmes pour emplir l’instant d’émerveillement.

Comme les naufragés du navire shakespearien, nous sommes des enfants, éblouis par un banquet de fruits miraculeux présenté dans une conque botticellienne, attirés par l’apparat des atours de velours galonnés d’or suspendus hors de portée, estomaqués par le surgissement de la beauté.

Des hommes enchevêtrés, empêtrés les uns dans les autres, débrouillant comme il le peuvent, l’écheveau de la vie. Joie du ridicule. Rires. Rires.

Et la musique de la beauté qui flotte, apparaît, disparaît, nous caresse, et nous réveille en sursaut.

Nous sommes les jouets dociles de cette marée de théâtre, et nous échouons sur le sable à la fin de la représentation, l’esprit bruissant de toutes les images qui nous ont transportées.

Et nous voilà, sur le bitume luisant de pluie, à nous diriger vers le métro. Était-ce un rêve?

– Agnès T. –

« La Tempête »
De William Shakespeare
Au Théâtre des Loges – Pantin

Mise en scène de Michel Mourtérot
au Théâtre des Loges, 49 rue des Sept Arpents 93500 Pantin M° Hoche
Jusqu’au 1er juillet 2018 le vendredi et samedi à 20h30, le dimanche à 16h30.
Tarif Plein: 18 Euros, Réduits, 12 et 6 euros.
Réservations: 01 48 46 54 73 ou 06 15 23 80 28

Les Sans Cou(p)… de Maître !

Pas de doute, “Les Sans Cou” ont l’art et la manière de raconter des histoires. Leur incroyable énergie, leur inventivité, leur humour potache, leur façon de détourner le plateau, leur plaisir à être ensemble, tellement palpable et communicatif : autant de raisons qui nous font suivre fidèlement chacun de leurs projets. Et, cependant, cette fois-ci, c’est plutôt dubitatif que l’on s’est rendu au Théâtre de la Tempête pour découvrir leur adaptation du Maître et Marguerite. Car s’attaquer au chef d’oeuvre de Boulgakov relevait d’une gageure plutôt monumentale. D’autant que le pari avait été relevé avec brio par Simon Mc Burney dans la Cour d’Honneur d’Avignon, pour l’ouverture du Festival  2012.

En effet, l’intrigue du roman, qui se divise en trois actions entremêlées, est à la fois riche et complexe. “Pour être tout à fait sincère, il me semble presque utopique de faire une pièce de théâtre de l’histoire du Maître et Marguerite“, déclarait lui-même Igor Mendjisky avant de s’atteler à la tâche.

“ Comment pouvez-vous diriger quoi que ce soit, vous ne savez même pas ce que vous ferez ce soir !“

Pari réussi : cette version du Maître et Marguerite est d’une audace, d’une vitalité, d’une gaîté qui nous embarquent dès les premiers instants. Le dispositif trifrontal nous immerge immédiatement dans les rebondissements de cette incroyable saga. Tout débute par les mésaventures de personnages de la Russie stalinienne dans les années 1930 et par  l’arrivée impromptue du Diable -prénommé Woland- à Moscou, accompagné d’acolytes hauts en couleur et d’un chat singulièrement doué de parole. Cette petite troupe croisera le directeur d’une revue littéraire Mikhaïl Berlioz, le poète Ivan Bezdomny, Jésus-Christ, Ponce Pilate… et bien entendu “le Maître” – lui aussi poète, et amoureux fou de Marguerite…

Que l’on ait lu ou non le roman, le propos qui ressort du spectacle est limpide, et c’est la première réussite qu’il faut saluer. Les péripéties s’enchaînent sans que l’on soit jamais submergé, jamais perdu, jamais gagné par l’ennui. Le dispositif scénique, toujours ingénieux, nous conduit en quelques transformations d’un asile de fous à un restaurant moscovite, d’un jardin de Jérusalem à une salle de bal, des coulisses d’un théâtre au Mont du Calvaire.

“Qui aurait envie d’avoir quelqu’un de sain chez les fous ?” 

Autre trouvaille et réussite du spectacle : l’enchevêtrement des langues venues d’ailleurs. Tous les comédiens explorent le grec ancien et le russe avec une étonnante facilité, donnant ainsi aux différents tableaux un relief encore plus puissant. Des comédiens qu’il faudrait citer intégralement ; certains rôles sont interprétés en alternance, notamment celui du Maître, tenu le soir de la représentation par un excellent Marc Arnaud.

Si vous n’avez plus le temps de courir au Théâtre de la Tempête pour applaudir cette impeccable adaptation (jusqu’au 10 juin), notez dans vos tablettes que le spectacle se jouera au Festival Off d’Avignon, au 11 Gilgamesh. L’occasion inespérée de voir (entre autres pépites) un chat énigmatique interpréter une version chaude et sensuelle de l’un des plus beaux tubes de Lou Reed…

-Sabine Aznar-

À l’affiche du 11 Gilgamesh Avignon du 6 au 29 juillet 2018 à 19h40
Adaptation et mise en scène : Igor Mendjisky
Avec Marc Arnaud, en alternance avec Adrien Melin, Romain Cottard, Pierre Hiessler, Igor Mendjisky, Pauline Murris, Alexandre Soulié, Esther Van den Driessche, en alternance avec Marion Déjardin, Yuriy Zavalnyouk

Wade in the water : en apnée

Un décor tout simple, adossé à deux pans de mur : une esquisse de chambre d’un côté, grand lit, table de chevet; une cuisine de l’autre, évier, poste de radio, meubles de bois clair, une fenêtre. Autour, l’obscurité d’une cage de théâtre pendrillonnée de noir, obscurité dense et douce propice à la naissance des rêves.
Dans les jolis gestes du quotidien d’un couple mixte, en quelques scènes muettes, toute une intimité se dessine, s’y écrivent la tendresse des deux amoureux, l’épreuve à venir, la présence attentive de l’ami présent et chaleureux.

On suit le délicat parcours d’un homme confronté à l’expérience du deuil de soi. Une lumière palpite, un verre reste suspendu en l’air car les mains du malade n’ont plus la force de le retenir, un autre éclate sous l’impact d’un cri muet; un homme peut devenir une ombre, se dissoudre, s’effacer peu à peu; deux amis peuvent ne plus se mouvoir dans le même temps, chacun au rythme de ses propres tourments; une femme aimée peut faire s’envoler de joie un homme aimé. Presque avec une simplicité innocente, enfantine, on voit se matérialiser des états psychiques. Déni, colère, marchandage, dépression, acceptation : les 5 stades théorisés par la psychiatre d’Elisabeth Kübler-Ross dans les recherches sur le deuil prennent forme dans les boucles, suspens, flottements, répétitions obsessionnelles, fragments et brisures du temps qui rythment le spectacle. Devant l’étrangeté et la beauté, incrédulité et logique s’estompent, et s’ouvre la possibilité d’accueillir l’inouï.

Les notes d’Ibrahim Maalouf sculptent l’espace, percussions hypnotisantes, trompettes déchirantes, entremêlant chants traditionnels puissants (Like a motherless child, ou l’éponyme Wade in the water, poignant chant d’esclave) et compositions électroniques captivantes. C’est Aragorn Boulanger qui a conçu les chorégraphies du spectacle. A lui, dont le personnage accomplit le solitaire et âpre chemin vers l’acceptation de sa mort proche, la partition la plus obscure et la plus mystérieuse, à lui le le plus impossible. A ses côtés : Marco Bataille-Testu et Ingrid Estarque, dans les rôles de l’ami et la compagne. Deux belles présences, sobres et intenses. Tous les trois sont à la fois aériens et ancrés, pudiques et vibrants. Dans ce spectacle aux teintes sombres, les liens entre eux apportent aussi parfois les douces ou franches couleurs d’un dialogue amical, d’une danse partagée, éclats de joie. La vie n’est pas d’un bloc, et même la douleur a ses respirations : Wade in the water s’irise de toutes ces complexités, ne cherchant pas à échapper au noir mais le parant de mille reflets riches et sensibles.

Ici la magie de Clément Debailleul et Raphaël Navarro (fondateurs de la compagnie 14:20, et concepteurs de ce spectacle) accomplit la grande illusion, qui fait disparaître la magie elle-même, invente un autre espace-temps, un espace où la relativité du temps prend corps. Et ce spectacle muet, nourri d’artifices et d’invention, palpite de mots, d’émotions, de réalité et de vie.

Ce spectacle n’est plus à l’affiche à Paris, mais à guetter en tournée.
On peut aussi suivre les autres créations de la compagnie 14:20, aller découvrir leur collaboration avec la Comédie-Française pour un Faust magique ou les autres spectacles du festival “Magie nouvelle” au Rond-Point : Le Paradoxe de Georges (Yann Frisch), Les Limbes … jusque fin mai !

Marie-Hélène Guérin

 

WADE IN THE WATER
Avec Marco Bataille-Testu, Aragorn Boulanger, Ingrid Estarque
Conception et mise en scène : Clément Debailleul, Raphaël Navarro
Dramaturgie : Valentine Losseau
Chorégraphie : Aragorn Boulanger
Lumière : Elsa Revol
Scénographie : Céline Diez
Ecriture : Aragorn Boulanger, Clément Debailleul, Valentine Losseau, Raphaël Navarro, Elsa Revol
Musique originale : Ibrahim Maalouf

Photos : Giovanni Cittadinicesi

Wade In The Water from Cie 14:20 on Vimeo.