Abeilles : récolter le miel doux-amer des familles

« Ma mère, dit le père, elle savait pas lire, elle savait garder les chèvres et parler à ses enfants.
Moi j’aurais été un pont entre les deux, et je suis tombé dans le gouffre »

Un jour d’anniversaire.
Au bord d’une falaise, un père, un grand fils, partagent un sandwich, se cherchent, cherchent les mots pour aller l’un vers l’autre. Le père est né « ailleurs », un ailleurs indéfini mais à portée d’imagination. Le fils est né ici. Autre génération – le territoire est autre, l’époque autre, les valeurs autres. Entre le père et le fils, le pont est fragile, des mots ne viennent pas, alors les poings se serrent, quelques coups partent. A la maison, la fille, 15 ans, attend son frère, il a promis ce portable dont elle rêve. Il ne viendra pas. Son absence sera si dense qu’elle se fera présence et hantera la pièce.

Gilles Granouillet pose la question des langages, des valeurs, de ce qui reste en commun et ce qui échappe. Le regard est sans complaisance mais bienveillant, scrutant avec tendresse les infimes tremblements des êtres. L’écriture est très directe, simple, pour coller au plus près de ses personnages, de leur intimité. Mots de tous les jours. Dialogues faits de silences et de malentendus. Tension de la distance entre ce qu’on voudrait dire, ce qu’on dit, ce qui est entendu.

 

Abeilles - photo Xavier Cantat

 

« Que tu le veuilles ou non, le monde a commencé bien avant toi »
dit la mère à la fille

La mise en scène et la scénographie sont bien de leur temps, discrètement figuratives; pas de frontières entre le bord de mer et la maison, pas de frontières non plus entre le rêveur et le rêvé. Une table, un pouf, un lustre, quelques tapis qui furent beaux, dessinent à eux seuls ce foyer modeste où la famille a grandi, où l’on a bâti ses souvenirs, ses liens et ses silences.

Le père, belle gueule de kabyle usée plus vite qu’à son tour, la dignité mise à mal par la dureté de la vie mais chevillée au corps, l’affection qui brille au coin des yeux mais qui reste nouée dans la gorge parce qu’on ne lui a pas appris. La mère, sourire solaire, cœur généreux, épaules fatiguées mais âme solide. Un père et une mère infiniment touchants, portés par le talent et la densité d’humanité d’Eric Petitjean et Nanou Garcia.
Paul- Frédéric Manolis et Carole Maurice donnent leurs traits au frère et à la sœur, avec un investissement encore un peu appliqué mais une belle sincérité. Elle, avec un juste équilibre entre l’enfant et la jeune adulte, joyeuse et têtue, donne une grâce boudeuse à l’adolescente; lui, en grand frère qui ouvre ses ailes en quête d’émancipation, offre au spectacle, en étonnant cadeau, toutes paroles épuisées, un moment d’une liberté réjouissante.

Au bord de la falaise, le père raconte à son fils qu’il y venait dans sa jeunesse voler le miel des abeilles, pour le vendre cher et nourrir sa famille. C’était dangereux. Raconter cet exploit miniature et risqué, c’est pour le père tenter de distiller un antidote au chômage d’aujourd’hui, à ce quotidien contraint, celui qui fait dire au fils « mon père, sa vie l’a rendu minuscule ». Une tentative de re-grandir. Les abeilles : ce qu’une génération invente pour faire naître la fierté dans le regard de l’autre.

Un spectacle riche de travail, d’intelligence, de cœur, qui ne manquera pas de gagner en intensité et en ampleur au fil des représentations.
 
Abeilles - photo Xavier Cantat
 

ABEILLES
Au Théâtre de Belleville jusqu’au 27 novembre 2018
De Gilles Granouillet
Mise en scène Magali Léris
Avec Nanou Garcia, Eric Petitjean, Paul-Frédéric Manolis, Carole Maurice

Jester Show : danser les deux pieds au bord du gouffre

Bientôt, ou maintenant.
La société, hébétée par la télévision, les loisirs et la consommation à outrance, ne songe plus qu’à se distraire. A Ennet House, centre de désintoxication, se croisent et s’entremêlent des personnages à la dérive…
Laurent Laffargue, dans le foisonnement du roman fleuve de David Foster Wallace, L’Infinie Comédie, dont Jester Show est la première adaptation théâtrale, s’est attaché au sujet de l’addiction.
 

« Le bruit d’un cerveau qui part en vrille »

 

C’est le grand cirque des toxicos, la valse des dopés, le barnum des excuses bidon, des manœuvres souterraines.
Les illusions perdues n’attendrissent personne, qui peut se permettre ce luxe ? La bande de blessés de la vie, la tribu d’éclopés est présentée comme à la foire. Une foire d’aujourd’hui : le plateau de télé, le show de télé-réalité, le grand déballage d’une humanité bradée. Sous les paillettes et les flonflons pop, un défilé des freaks à l’ancienne. Romantisme noir ? ahah, mais pourquoi donc ? Ratatata, roulements de tambours, voyez le bel Alfred, ou Bob, ou Stan, voyez notre cocaïnomane sans fournisseurs, admirez notre athlète de la fumette, notre avocat alcoolo au bout du rouleau, ne manquez pas notre sportif compétiteur dans l’âme, sur le podium dans l’invention de petits cocktails soporifico-stimulo-ludico-disloco-je te mets la tête à l’envers et le rythme cardiaque à 10000.
La galerie de personnages est sans pitié. Ça déboule au pas de charge, sous la houlette magistrale de la pétillante Pat. Deborah Joslin campe cette meneuse de revue avec une vivacité réjouissante. Baby doll sur-fauxcillisée, Doc’ roses au pied, fausses larmes de rimmel, la comédienne offre à sa MC-thérapeute un jeu très physique tout autant que rigoureux : comme une humanoïde sous acide dont les circuits grillés commenceraient à laisser transparaître quelque humanité.
 

C’est Antoine Basler qui joue la ronde des tox’ en désintox’. Les portraits sont acides, d’une crudité quasi documentaire; l’incarnation de Basler, puissante, maîtrisée, fait que ces pantins désarticulés prennent vie. Sa grande et solide carcasse se métamorphose, voix, regards : il donne corps à tous avec précision et justesse.
Et puis un miracle de théâtre survient. Un monologue que Laurent Laffargue rapproche de celui de Molly Bloom, à la fin de l’Ulysse de James Joyce. Un soliloque sombre, éperdu. Poor Tony l’héroïnomane sans héroïne est loin, loin dans les lointains de la drogue, loin aussi de la communauté des hommes, replié dans ses creux et ses failles. Qu’est-ce qu’il reste de l’humanité dans un homme quand il est si loin, où se niche-t-elle ? Antoine Basler, acteur en transe, chamanique, habité, livre une performance rare, de celles qui laissent hagards acteur et spectateurs dans un même serrement de cœur.

– Marie-Hélène Guérin –

 

JESTER SHOW
D’après L’Infinie comédie de David Foster Wallace
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Kerline, traduction des notes Charles Recoursé,
publié aux Editions de l’Olivier pour l’édition en langue française
Adaptation, mise en scène, scénographie et costumes Laurent Laffargue
Avec Antoine Basler, Déborah Joslin

La Guerre des salamandres, ou les batraciens prophétiques

Titre énigmatique et propos sans ambiguïté

Karel Čapek, né en 1890, mort en 1938, homme de lettre, dramaturge, essayiste, journaliste, romancier, a laissé en 1920 à l’usage des hommes un mot devenu bien quotidien : il a popularisé le néologisme « robot », création de son frère Josef, dans sa pièce R.U.R. – à la création de la pièce en France, Antonin Artaud interprétait l’un des robots-humanoïdes…
Karel Čapek est un observateur éclairé de son époque, un des ces observateurs si avisés que de leur lointain présent ils voient le nôtre.

Dans « La Guerre des salamandres », un Auteur se prend à imaginer ce qui naîtrait de la rencontre entre les hommes et une nouvelle peuplade, suffisamment différente des humains pour qu’on puisse les considérer comme des animaux, mais suffisamment proche pour qu’on puisse communiquer, échanger des biens et des savoirs. On pense aussi à la pièce – plus tardive (1963) -, « Zoo ou l’assassin philanthrope », de Vercors. Ou comment l’homme s’ingénie à justifier l’esclavage et l’asservissement par la catégorisation des espèces, voire des « races ».

Un marin rêveur découvre une tribu sous-marine, des bipèdes un peu batraciens mais pas mal humains, aux mains agiles, à l’esprit curieux, aux facultés d’adaptations étonnantes. Ils se nourrissent d’huîtres, et troquent volontiers les perles contre des coutelas pour se protéger de leur unique ennemi, les requins voraces. Le capitaine au long cours imagine une relation fructueuse, qui remplirait ses poches et celles de son armateur de perles fines et apporterait les outils nécessaires aux salamandres. Jusque là, comme on dit avant que ça ne se gâte méchamment, « tout va bien ». Comptons sur l’avidité des hommes pour faire de toute ressource un commerce, de tout commerce un marché (de dupes).

La Guerre des salamandres © JC Bardot

L’avidité des hommes… Robin Renucci interrogeait déjà ce sujet avec « L’Avaleur » . Comme alors, ni le texte ni l’angle d’attaque choisis ne cèdent au didactisme. Auteur comme metteur en scène : moralistes, pas moralisateurs ! Trop fins, et trop hommes de théâtre.

La fable s’offre un bel écrin. Ambiance steampunk, mélange d’artisanats et de technologies « rétrofuturistes », raffinement et bricolage. Il y a des moyens, il en est fait un usage économe, judicieux, plein de malice. Un espace unique figure tous les lieux et tous les temps, la majestueuse table marquetée est aussi bien le dallage d’un salon chic que le comptoir d’un bistrot portuaire. On se sert des changements à vue de perruques, de costumes ou d’un bruitage en direct pour s’amuser du jeu du théâtre : le sujet est grave mais le ton est vif, allègre.
A l’unisson du texte, la mise en scène est rythmée et regorge de fantaisie. Des réclames « d’époque » inventées pour l’occasion font sourire (jaune). Les costumes années 30 aux tons chauds et doux habillent d’élégance une troupe de comédiens alertes. Tous les sept sont précis et justes dans tous leurs rôles. Avec limpidité, fluidité, une certaine gaieté même – en attendant des jours pires -, ils nous font oublier qu’ils ne sont pas vingt, trente, tout un petit monde – médias, capitalistes, voisins, scientifiques, employés, braves gens et vils profiteurs – qui court à sa perte.

La Guerre des salamandres © JC Bardot

Tout un petit monde qui court à sa perte… la fable est écologique et humaniste, un grondement alarmiste d’une lucidité saisissante. Reflet étrangement précis de notre aujourd’hui, dans un miroir pourtant tendu depuis le début d’un siècle déjà fini. On vérifiera par deux fois la date d’écriture du texte, avant de réprimer un frisson d’inquiétude devant ses prophéties glaçantes. Le futur de Čapek est notre présent. Pourtant c’est un signal mais non une défaite. Les glaces fondent, les mers montent mais des hommes savent encore chanter ensemble. L’humour est grinçant, mais la vitalité tenace.
Un spectacle d’une acuité, d’une probité et d’une intelligence remarquables. Salutaire. Stimulant.

« Et ensuite ?
Ensuite ? Tout est possible. »

– Marie-Hélène Guérin –

 

La Guerre des salamandres © Raynaud de Lage

LA GUERRE DES SALAMANDRES
D’après Karel Čapek – Mise en scène Robin Renucci
Avec Judith d’Aleazzo, Solenn Goix*, Julien Leonelli*, Sylvain Méallet*, Gilbert Epron et Henri Payet (en alternance), Julien Renon, Chani Sabaty*
* comédiens permanents des Tréteaux de France
Adaptation Evelyne Loew à partir de la traduction de Claudia Ancelot (1925-1997) parue aux éditions La Baconnière
Scénographie Samuel Poncet
Objets / Accessoires animés Gilbert Epron
Lumières Julie-Lola Lanteri-Cravet
Images Philippe Montémont et Samuel Poncet
Costumes et perruques Jean-Bernard Scotto assisté de Cécilia Delestre et Judith Scotto
Bruitage Judith Guittier

A la Maison des Métallos jusqu’au 28 octobre 2018
Retrouvez les dates de tournée sur le site des Tréteaux de France

La résilience, un sport de combat

Comment dire la perte d’un enfant? Comment la déposer sur une scène? Comment raconter une vie de treize jours? Comment témoigner de treize nuits d’un père et d’une mère dévastés, hantés par l’angoisse et la terreur? Comment dire le dernier souffle d’un nouveau-né qu’on n’a pas même eu le temps de ramener chez soi, chez lui? Comment annoncer à deux petites filles qu’à peine arrivé leur frère a déjà disparu? Comment dire les malformations congénitales, les sondes, les couveuses, les tuyaux, les opérations? Comment décrire les médecins, les infirmières, les professeurs – toutes ces blouses blanches annonciatrices du deuil?

Tu seras un homme Papa, Gaël Leiblang, Thibault Amorfini, Festival Avignon, Ninon Théâtre, Pianopanier@Véronique Fel 

« Ce sont les alarmes, qui rappellent que dans telle chambre, la vie est souvent plus fragile qu’il n’y parait« .

Sans doute faut-il avoir vécu un tel drame, une telle blessure pour connaître la réponse à toutes ces questions. Pour avoir le courage de mettre en scène cette terrible tragédie de vie. Acte de résilience s’il en est, Gaël Leiblang porte en scène son histoire, sa perte, sa déchirure. Et à la question : « comment ? » il répond : « par le prisme du sport« . Car le sport, il connait. Le sport, pour cet auteur-réalisateur, ancien journaliste sportif, c’est une marotte, une passion, un métier. Au quotidien, en mode passion, gêne familial, histoire générationnelle, Gaël Leiblang décline le sport à tous les temps et toutes les personnes.

Tu seras un homme Papa, Gaël Leiblang, Thibault Amorfini, Festival Avignon, Ninon Théâtre, Pianopanier

« Il n’y a qu’une seule décision à prendre, c’est de poursuivre ou non les soins thérapeutiques« .

Course effrénée contre la montre, contre la mort. Combat de boxe contre une armada de pédiatres. Escalade périlleuse vers une issue fatale. Duo de canoë-kayak avec une épouse (et mère) embarquée dans la même galère… Derrière chaque discipline olympique émerge un instant, une heure, une journée de la trop courte vie de Roman. Et chacun de ces coups de poing, coups de pied, coups de tête, chacun de ces sprints, tours de stade, échappées athlétiques nous offre une respiration salutaire, à nous, spectateurs hagards aux yeux forcément humides. Grâce à son père, Roman nage tous les jours sur la scène du Ninon Théâtre : c’est tellement beau à voir…

TU SERAS UN HOMME PAPA
À l’affiche du Lucernaire du 24 octobre au 8 décembre 2018
Texte et interprétation : Gaël Leiblang
Mise en scène : Thibaut Amorfini

Laïka, ou la puissance des petits

Le 3 novembre 1957 du cosmodrome de Baïkonour partait le vaisseau spatial Spoutnik II,
à son bord une petite chienne, Laïka.
Si c’est vrai que Dieu est dans le ciel, ce jour-là l’être vivant le plus proche de Dieu était un chien, un petit chien des rues.

Après un « Discours à la nation » (en 2013) vif, grinçant, tordant autant qu’implacable qui donnait la parole aux puissants, aux meneurs du capitalisme, le duo Ascanio Celestini (texte et mise en scène) / David Murgia (interprétation) cette fois accordent l’avant de la scène aux modestes, aux discrets, aux presque marginaux, à des qui pèsent pas bien lourd dans l’économie.

Du narrateur, David Murgia, qui l’incarne, dit qu’Ascanio Celestini le pensait comme « un Christ revenu maintes fois sur terre, non pas pour changer les choses, mais pour observer le monde », un christ, un « pauvre hère », un innocent aux mains pleines de bonne volonté, un peut-être pas, un peut-être plus productif, mais un au coeur et aux yeux grand ouverts.
 

 
Puisque dans ce bar où il comptait prendre un café matinal, les mots (« prodige ! ») se sont transformés au moment d’être dits, le voilà devant un p’tit verre de rouge, et puisque ces messieurs du bar – l’humeur joviale – semblent enclins à la causette et peu au fait de ce que se passe de l’autre côté de la porte du troquet, le voilà parti à leur raconter à quoi ressemble la vie, dehors.

Un cercle de lumière, bordé de lampes de chevet allumées, au fond un grand rideau rouge : nous voilà devant le petit théâtre du monde moderne, pas celui des « grands de ce monde » qui le mène, mais celui des petits qui le font tourner, plus ou moins rond.

Dans le cercle, David Murgia, une présence alerte de feu follet, le jeu sincère, d’une justesse sans emphase, vivace et légère. Il est le narrateur et les narrés, les êtres qui peuplent son coin de rue, la p’tite vieille dans sa solitude, les manutentionnaires grévistes, la prostituée, le clochard qui fait la manche, la brave dame… Dévoilé derrière le rideau, trônant sur un monticule de caisses vides, Maurice Blanchy, l’accordéoniste, c’est Pierre, le colocataire de notre hérault, le copain, un silencieux qui a la voix de Yolande Moreau – on peut y entendre un involontaire et souriant écho à son rôle récent dans « I feel good » de Kervern et Delépine.
Ils sont vêtus de costumes très quotidiens, manteau, tee-shirt. Noir et rouge : mine de rien, des couleurs dont on fait des drapeaux.
 

 
Sur des accords un peu gitans, un peu napolitains, « Laïka » nous parle d’aujourd’hui – sans théoriser -, du voisinage, du travail, des prolétaires – ce qui n’est pas un gros mot, de la précarité, de la solidarité. Un coin de rue qui raconte une ville, une société, un rapport au monde.
De spirales en leitmotiv, le monologue se fait scansion, mélopée, la fresque réaliste et politique se fait poétique, fantaisiste, onirique – et le rêve n’y fait pas perdre de force à la réalité.

C’est beau et tendre, et gai et triste, comme le souvenir d’une grand-mère encore jeune, qui chante « O bella ciao » à ses petits-enfants, l’œil pétillant, avec de la malice et de la fierté. Un spectacle tout simple, et profond, touchant et généreux : des notes qui persisteront longtemps.

– Marie-Hélène Guérin –

 

Laïka
au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 10 novembre 2018

Texte et mise en scène : Ascanio Celestini
Avec David Murgia
Accompagné à l’accordéon par Maurice Blanchy
Composition musicale : Gianluca Casadei
Avec la voix de Yolande Moreau
Traduction : Patrick Bebi
Photos © Giovanni Cittadin Cesi

Come on baby light my fire…

Un homme, seul, dans le (grand) froid et la neige du Klondike, tente de rejoindre son campement. Il n’est accompagné que de son chien, ce qui n’est pas très raisonnable, paraît-il, quand il fait moins de 50 degrés au-dessous de zéro. Sa survie va dépendre de sa capacité à « construire un feu », seul remède pour éviter la mort de froid, surtout quand on a la désagréable idée d’avoir marché imprudemment sur une rivière gelée, et de s’être immergé jusqu’aux genoux dans l’eau glacée…

De cet argument, simplissime, Jack London a tiré une courte nouvelle d’une efficacité minérale et qui, dit-on, était le livre de chevet de… Lénine.

Il était curieux, dès lors, d’imaginer comment faire du théâtre de cette quarantaine de pages, et surtout, de voir ce que le théâtre pouvait bien apporter de plus au style de l’auteur de l’Appel de la Forêt et de Croc-Blanc si simple, si direct, si précis, et si évocateur.

Construire un feu Studio-Théâtre Comédie-Française Marc Lainé@Vincent Pontet coll.Comedie-Française 

C’était sans compter le remarquable savoir-faire de Marc Lainé, qui est l’un de nos metteurs en scène actuels les plus inventifs, et qui a su développer, depuis plusieurs spectacles, une expertise particulière dans l’utilisation de la vidéo.

Mais ici, elle n’est pas illustrative, comme souvent, dans de nombreux spectacles contemporains qui ont succombé à cette mode. Elle n’est pas là non plus pour surligner à gros trait un état émotionnel que des comédiens auraient, peut-être, du mal à transmettre. La vidéo est ici utilisée pour donner une nouvelle dimension au récit. Nous sommes littéralement transportés dans les steppes enneigées du Klondike, nous sommes immergés dans le froid glacial de cette nature hostile, nous haletons à la suite de l’homme et de son chien dans leur quête pour survivre.

«En réalité, il ne faisait pas seulement plus froid que moins cinquante ; il faisait plus froid que moins soixante, que moins soixante-dix. Il faisait soixante-quinze degrés au-dessous de zéro.»

Marc Lainé avait déjà brillamment utilisé ce procédé dans le remarquable « Vanishing Point » (déjà, le grand nord Canadien…) et le récent et terrifiant « Hunter ». Il s’adapte ici au plateau exigu du Studio-Théâtre de la Comédie-Française, et transforme, paradoxalement, cette intimité en grand spectacle.

Il y a, devant nous, un trio de comédiens aguerris. Nâzim Boudjenah, en mouffles et doudoune du grand nord (il faisait 25 degrés à Paris ce jour-là…) est criant de vérité. Dans un rôle quasi muet, il sait nous faire partager simplement sa détermination, sa souffrance, son épreuve.

Autour de lui, pas un, mais deux narrateurs se succèdent pour nous raconter cette histoire, en suivant très fidèlement les mots de London, remarquablement traduits par Christine Le Bœuf.

Car c’est ici l’autre brillante idée de cette adaptation théâtrale : Marc Lainé a scindé le rôle du narrateur en deux. Pierre Louis-Calixte est le narrateur principal. Il a su trouver un style pour nous captiver dès les premières secondes, par une gestuelle très travaillée, et une parole qui porte. A ses côtés, Alexandre Pavloff est le deuxième narrateur de ce spectacle. Nous n’en dirons pas plus, mais il incarne un autre point de vue, plus « animal », plus shamanique. Il est aussi saisissant dans ce rôle réellement de composition…

On sort de ce spectacle d’une heure dix transi de froid, assez étourdi et fasciné par ce conte implacable scellant l’inexorable défaite de l’homme face à la nature.

« Construire un Feu » est aussi une très belle leçon de construction de théâtre à partir d’un matériau brut. C’est une vraie réussite de ce début de saison au Français, et il reste peu de jours pour aller le voir et grelotter au Studio-Théâtre.

 – Stéphane Aznar –

Construire un feu Studio-Théâtre Comédie-Française Marc Lainé

CONSTRUIRE UN FEU  – de Jack London
Au Studio-Théâtre de la Comédie-Française
Traduction Christine Le Boeuf
Mise en scène Marc Lainé
Avec Nâzim Boudjenah, Pierre Louis-Calixte et Alexandre Pavloff
Jusqu’au 21 octobre 2018

Parlons d’autre chose, choral de la jeunesse

9 chaises en ligne, 8 jeunes filles qui semblent sages, mocassins, jupettes, un clavier d’ordinateur à leurs pieds, 1 jeune homme en bout de ligne qui leur tourne le dos.
Chacun va se présenter, on fait connaissance avec la classe de terminale L du lycée Saint-Sulpice, le ton est grave, les visages sont fermés, la jeunesse ne s’avance pas le sourire aux lèvres.
Une communauté bien huilée, avec ses secrets et ses règles strictes. Un « repère» qui leur permet de s’extraire d’une société qui les asphyxie.
Jusqu’au jour où…
Lors d’un de leurs rendez-vous clandestins, tout dérape. La violence jusqu’ici contenue se défoule jusqu’à l’insupportable.
Début d’un naufrage pour cette jeunesse… ou possible résilience?

« Un spectacle actuel, pertinent et plein d’humour qui questionne en profondeur
les horizons possibles d’une génération nourrie à grandes cuillerées de crise.
 » Léonore Confino

La mise en scène de Catherine Schaub propose un dispositif simple et franc, tout le monde à vue tout le temps, en action ou en attente, en groupe, en individu, ou en groupe-individu, petit chœur antique d’aujourd’hui. On parle beaucoup, on s’adresse au spectateur, on l’apostrophe directement ou on l’oublie pour se plonger dans le jeu, on chante, on danse. Beaucoup de musiques traversent le spectacle, variées comme celles du quotidien, sons pop dance Lady Gaga, standards plus rares, Wild is the wind, Lillies of the valley
 
Parlons d'autre chose - photo 01

« Décérébrés ? maladivement connectés ? incapables d’engagement politique ?
ou familial ? limités dans leur vocabulaire ? matérialistes ? Mais pas seulement.
Alors s’il vous plaît, parlons d’autre chose.
 »

Léonore Confino dresse un portrait de génération nourri des questions adolescentes.
Les peurs grandes et petites, j’ai peur de déplaire à mes parents, peur du cancer du sein, peur de boire de l’eau avec une tartiflette, peur du vide… « Mais on ne peut pas avoir peur du vide, il y a toujours quelque chose pour le remplir : la mort de Michaël Jackson, la mort de Jean-Paul II, les sms illimités, la carte de ciné illimité… » Pour oublier tout ce qu’on sait, on a trouvé une solution miracle, on fait la fête. Et ça nous coûte cher en alcool.

« On n’est pas en colère, faut du temps pour la colère. »

Les amours, la jalousie, la peur de l’amour, plutôt baiser sans aimer, ça évite de souffrir, ça évite de se faire embobiner par la neurochimie « l’amour c’est mieux dans les livres, l’amour c’est mieux chez les vieux », fredonne-t-on en chœur…
Et le corps ? qu’en faire, comment l’aimer, l’accepter, le transformer, peut-on se plier à l’injonction de perfection sans se détester, peut-on résister à l’injonction, veut-on résister… ?; et la liberté ? la soif de liberté, celle qu’on peut admirer chez la « chanteuse à succès international » : « Lady Gaga, elle est libre. La chanteuse à succès international, elle danse. Et elle danse comme si un rappeur l’obligeait à s’éclater dans son clip, sauf que le rappeur, il est éjecté, il a plus besoin d’être là »; et l’amitié ? « Nous, c’est vachement important pour nous ».

Parlons d'autres choses - photo

Autogénération de la jeunesse

Et les hommes ? Comment faire avec eux, avec l’image qu’on a de l’ancestrale phallocratie qui a soumis nos mères ? Leur faire payer, leur pardonner, continuer ? Chacune cherche, ensemble elles vont repousser les limites, découvrir le pouvoir des dangereuses amazones qu’elles peuvent devenir, l’apprivoiser peut-être, avec la complicité un peu rudoyée de l’ami Tom…

La lutte est âpre mais la (ré)conciliation possible : au bout de ce parcours initiatique cette jeunesse clame – comme toutes les jeunesses de tous temps ? – son envie de « réinventer tout, le couple, l’éducation, le désir ». Et affirme, enfin solaire, que « ce qui est sûr, c’est qu’on est bien vivant, et en mouvement ».

Les questions posées sont sans doute celles qui se posent depuis que l’adolescence existe, mais elles sont offertes sans impudeur et sans tabou. Et elles sont portées par une belle justesse d’observation, servies par une troupe aux personnalités riches, à l’énergie fraîche et intense, et cette jeunesse « bien vivant(e), en mouvement », c’est très beau à voir.

Parlons d’autre chose
Actuellement à l’affiche du théâtre Tristan Bernard (jusqu’au 22 décembre)
Un texte de Léonore Confino
Mise en scène : Catherine Schaub
Avec Aliénor Barré, Solène Cornu, Marion de Courville, Faustine Daigremont, Thomas Denis, Marguerite Hayter, Elise Louesdon, Camille Pellegrinuzzi, Léa Pheulpin
Un spectacle du Collectif Birdland

 

Mes tissages

Un monde de questions et de réponses : celui des demandeurs d’asile en face des officiers de la république. Un monde de sphinx et d’énigmes. D’errances et de douleurs, dites, racontées, redites, traduites, transcrites, déformées, raturées, tapées, transmises, répétées. Un palimpseste humain.

Qui parle à qui ? Qui est le noir ? Qui est le blanc ? Où est la salle ? Où est la scène ? Qui sont les gentils ? les méchants ? La vérité… qui la dit ? Qui la détient ? Qui la veut ? Ces demandeurs d’asile ont échappé à leurs enfers… Mais pour quel paradis ? Toutes ces binarités semblent bien absconses, réductrices, ridicules. D’un manichéisme grossier. La réalité est bien plus complexe et ce spectacle nous la donne à voir, intimement, subtilement, avec délicatesse et précision.

 © Christophe Raynaud de Lage

Moi, spectatrice, je me regarde tomber dans les pièges de la norme. Découvrir après coup que le spectateur était acteur, la noire ébahie était en fait une russe, que la blanche glaciale est devenue réfugiée tremblante, que le noir éperdu est européen.

Trois acteurs. Dont deux femmes. Dont deux noirs. Qui joue quoi ? Les repères sont perdus, le jeu des acteurs ne se laisse pas enfermer dans une case, une esthétique, et les comédiens glissent de la salle à la scène, d’un personnage à l’autre, d’une ethnie à l’autre. Les paroles sont dites, redites, traduites, répétées. Les langues chantent. La musique de l’albanais nous enveloppe, les traductions deviennent échos, les regards se font miroirs… Les pudeurs s’exposent sous la lourde lampe torche de l’administration. Trois comédiens et une intimité pour dire le déshabillage tremblant des âmes sous les regards blasés des gardes de l’Europe, satisfaits, sûrs de leur fait, agissant au nom de la richesse et de l’ordre.

Rien n’est appuyé. Les choses sont dites. Ce théâtre fait sens. Il est politique. Ancré dans le monde. Dans notre (in)humanité d’aujourd’hui. Le théâtre d’Aiat Fayez et de Matthieu Roy ne brouille pas les pistes, il tisse et métisse les êtres, au creux des âmes, au cœur des costumes, des personnages. Et le public même est pris dans les mailles de ce textile précieux, de langues, de cœurs et de vies.

Métissons.

Agnès  T.

Spectacle vu à la Scène Thélème 
Texte : Aiat Fayez
Commande d’écriture et mise en scène : Matthieu Roy
Avec Hélène Chevallier, Gustave Akakpo et Aurore Déon

Dates de tournée ici

 

Jeunesse : Ça barde à la sainte-Barbe

Jeunesse est un spectacle formidable, métaphorique, transcendant, porté par la nouvelle ciselée sans aucune psychologie, si ce n’est l’idéalisme, du grand Joseph Conrad, par la narration tout en nuances du comédien conteur, Frédéric Gustaedt, et par les entrechats des jeunes chats barbus, qui dansent et sautent sur les mâts du bateau, sur lequel le spectateur est charrié.

Ce spectacle magnifique vous fera gîter et rouler, tant l’atmosphère vous place d’abord à l’arrière puis au cœur de la scène, devenue le pont de La Judée, le premier bateau sur lequel Marlow sera Second lors d’une traversée plusieurs fois avortée, vingt ans avant de nous la raconter, jusqu’aux effluves fleuris et sucrés de l’Orient. Le ton est sans appel dès que Marlow (comme Marlowe et Shakespeare ?) franchit le ponton, un recueil de Shakespeare en main, croisant les lettres de La Judée peintes sur la coque, la devise « Do or die ». Et c’est bien ce qui va se passer pendant toute cette traversée. Agir ou mourir…

La traduction et l’adaptation de « Jeunesse », par Guillaume Clayssen, mêle une superposition de vocabulaire actuel, contemporain, bienvenu, comme le mot « fringue » qui donne un coup de jeunesse à ce récit, à une conjugaison un peu surannée au passé simple et à l’imparfait.
Ce qui est formidable avec Joseph Conrad, c’est que le récit avance au rythme de l’action, de l’écope, du pompage, du gite, du roulage, du tangage, des mers lisses ou blanches d’écumes, de l’invasion des rats à bord, sans complaisances, sans considérations psychologiques, sans commentaires, on est littéralement embarqué pour cette traversée infernale qui sera la première de Marlow et la dernière de La Judée.
Le jeu et la narration de Frédéric Gustaedt sont tout bonnement époustouflants de nuances, de vérité intérieure, de variations, d’amusements, de susurrations et d’esclandres. On entend l’esprit cocasse de Joseph Conrad, qui s’arrêtent sur des moments épiques, burlesques, inattendus, comme le dernier gueuleton des marins à bord de La Judée, tandis que celle-ci brûle anéantie par l’incendie de sa cargaison. Pendant ce temps, Marlow, avec ses deux aides, attend, dans la chaloupe brinquebalée, que le capitaine inconsolable daigne quitter son navire et que les marins en aient fini avec leur gueuleton sous les flammes.

Le dispositif scénique est à la fois simple et compliqué, enfin que l’on juge simple par sa sobriété, son épure. Il est fait des mâts de La Judée, sur lesquels les acteurs circassiens, Raphaël Milland et Johan Caussin, parfois accompagnés de Samuel Mazzotti (son), également sur scène avec son matériel, évoluent acrobates comme des félins graciles, souples et agiles, dans une chorégraphie soutenue par une musique planante, chamanique ou électrisante, à l’évocation du meilleur du rock’n’roll des années soixante-dix. La création musicale participe aussi de l’ambiance et nous plonge à la fois dans la beauté, la dureté et la folie de la mer.
La création lumière, sortie tout droit d’un récit nuiteux d’un port insalubre, joue en rase-motte sans gélatines et tire du sol les ombres et les presque morts de La Judée.

Un spectacle où le face-à-face entre la parole et le corps nous saisit et nous donne envie de lire ou relire Joseph Conrad. Qu’auront voulu nous dire Joseph Conrad et Guillaume Clayssen, qui, c’est sûr, se sont compris ? Qu’on ne voit bien la vie qu’à travers les yeux de la jeunesse ? Qu’être marin est un métier de solidarité comme le sont les métiers du spectacle ?
Le Théâtre L’Echangeur, à Bagnolet, est très facile d’accès, tout prêt du métro Galliéni ou du bus 102, arrêt Charles de Gaulle. Sur place, vous pourrez dîner et boire un verre.
On espère que L’Echangeur prolongera la programmation de ce spectacle sans pareil.

 

JEUNESSE – adaptation de la nouvelle de Joseph Conrad
Au Théâtre de L’Echangeur, Bagnolet
Traduction et mise en scène Guillaume Clayssen
Avec Frédéric Gustaedt (Marlow alias Conrad), Julien Crepin (le capitaine, créateur lumière), Raphaël Milland (premier chat acrobate, équipage sur scène), Johan Caussin (second chat acrobate, équipage sur scène), Samuel Mazzotti (créateur son, équipage sur scène)
Jusqu’au 6 octobre 2018

Photo Victor Clayssen

Les Crapauds fous aux Béliers

« Une Grenouille vit un Bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n’était pas grosse en tout comme un œuf » ….

Ah non non, pardon, ce n’est pas ça. Si la grenouille de La Fontaine était bien folle et inconsciente de vouloir se faire aussi grosse qu’un boeuf, il n’en va pas de même des crapauds fous. Euh… des crapauds… fous ?

Le crapaud fou, eh bien, c’est ce batracien un peu perdu qui ne suit pas ses semblables lors de la migration reproductive. Il s’en va s’égarer, pour bien souvent ne jamais revenir à sa mare d’origine, ne trouvant pas de conjoint, il meurt… Mais quand tous ses congénères, dans leur migration de masse, se heurtent à un obstacle et périssent, la survie de l’espèce ne tient finalement qu’à ces quelques crapauds fous qui réussissent – crapin, crapan- à trouver de nouveaux chemins vers de nouvelles mares.

Les Crapauds fous, théâtre des Béliers parisiens, critique Pianopanier

Pologne 1940, Mélodie Mourey nous raconte l’histoire vraie de deux jeunes crapauds fous, les médecins polonais Eugene Lazowski et Stanisław Matulewicz qui décident d’injecter le vaccin contre le typhus aux habitants juifs du village de Rozwadów. La plan est de les rendre ainsi inapprochables des nazis et de leur éviter la déportation.
New York 1990, la petite fille d’Eugène va à la rencontre de Stanislaw pour qu’il lui raconte ce qu’il s’est précisément passé pendant la guerre.

La pièce jongle entre passé-présent au travers d’une foultitude de personnages hauts en couleur, le rythme et les rebondissements ne manquent pas, malgré le jeu parfois inégal des acteurs. Au final, on est emporté dans le tourbillon de cette épopée, et heureux de découvrir une petite histoire qui a façonné la grande et marqué les esprits.

Moralité : audace et fantaisie pour une folie salvatrice. Soyons fous !

Au Théâtre des Béliers parisiens jusqu’au 4 novembre 2018
Texte et mise en scène Mélodie Mourey
Avec (en alternance) : Benjamin Arba, Merryl Beaudonnet, Charlotte Bigeard, Constance Carrelet, Hélie Chomiac, Gaël Cottat, Rémi Couturier, Charlie Fargialla, Tadrina Hocking, Frédéric Imberty, Damien Jouillerot, Blaise Le Boulanger, Claire-Lise Lecerf, Christian Pelissier